Gérard Klein : préfaces et postfaces
Gérard Klein : le Temps n'a pas d'odeur
Livre de poche nº 7269, novembre 2004
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On me demande parfois pourquoi je n'ai publié à ce jour que huit romans. Une question aussi profonde mérite une réponse appropriée. Je pourrais répondre que huit est un nombre admirable, la puissance trois de deux. Mais la vérité est ailleurs. J'inclinerai même à croire qu'elle est plurielle et à tout le moins double.
Selon une première réponse, c'est le temps qui m'a souvent manqué. Selon une deuxième qui ne contredit pas forcément la précédente, j'ai peut-être préféré au roman d'autres formes littéraires qui ne lui sont pas nécessairement inférieures.
Tous mes romans actuellement publiés l'ont été entre 1958 et 1971. Un survol de cette production éclairera peut-être les choses. On me pardonnera de remonter à la préhistoire et parfois de trébucher sur les dates. C'est le privilège de l'âge.
J'ai dû ébaucher mon premier roman, le Gambit des étoiles en 1955. En tout cas, il était achevé en 1956 ou au plus tard début 1957. Dès 1954, j'avais fait la connaissance de Maurice Renault, le fondateur et directeur des éditions Opta qui publièrent d'abord la revue policière Mystère magazine puis lui adjoignirent en 1953 Fiction, édition française de la revue américaine the Magazine of fantasy and science fiction. Opta était au départ une agence de publicité mais certaines rencontres lors de sa captivité en Allemagne pendant la Seconde Guerre Mondiale plus une inclination personnelle conduisirent Maurice Renault à développer parallèlement une activité d'agent littéraire puis d'éditeur. Renault ne représentait alors que des écrivains anglo-saxons, pour la plupart américains. Mais ne doutant de rien à dix-sept ans, je lui demandais d'être mon agent. Il accepta avec amusement et s'occupa de mes deux premiers livres, un roman, le Gambit des étoiles et un recueil de nouvelles, les Perles du temps. Il s'employa aussi à faire paraître en Italie quelques romans écrits en collaboration que je crois préférable de restituer à l'oubli. Je dois beaucoup à Maurice Renault, et en particulier, outre les conseils et l'appui qu'il me prodigua, de m'avoir branché sur Alain Dorémieux. Celui-ci n'était encore que le secrétaire de rédaction épisodique de Fiction mais il devait en devenir rapidement le rédacteur en chef et l'un des hommes les plus influents en France dans les domaines du Fantastique et de la Science-Fiction. Car Fiction se partageait entre Fantastique et Science-Fiction, et aussi entre traductions et littérature autochtone.
J'avais fait dans les pages de Fiction une autre découverte, celle d'une publicité minuscule pour une librairie spécialisée, la Balance, sise 2, rue des Beaux-Arts dans le sixième arrondissement de Paris. De ma banlieue lointaine, je montais des expéditions et c'est ainsi que je fis, à dix-sept ans, presque en un tournemain, la connaissance de Michel Pilotin, alias Stephen Spriel (créateur de la collection "le Rayon fantastique", côté Gallimard), de Jacques Bergier, de Pierre Versins, de Francis Carsac, de Jacques Sternberg, de Philippe Curval et bien entendu de Valérie Schmidt qui régentait la librairie et tenait salon dans son arrière-boutique. On y croisait à l'occasion Boris Vian, Pierre Kast, le tout jeune Michel Butor et bien d'autres personnages devenus célèbres ou inconnus. On peut dire que j'avais eu de la chance ou au moins que j'avais su planter les graines de la chance.
Dédié à Jacques Bergier (pour qui j'ai conservé une sincère admiration et une vraie tendresse même si l'aventure du Matin des magiciens, ouvrage un peu oublié de nos jours, devait nous éloigner), confié à Michel Pilotin, le manuscrit du Gambit finit par arriver, par les soins de Maurice Renault, entre les mains de Georges H. Gallet (directeur du "Rayon fantastique", côté Hachette). Et c'est là que les choses s'emballèrent et devinrent carrément cocasses.
Afin de faire mousser sa collection, Gallet avait imaginé de créer un Prix Jules Verne et de réunir un jury ad hoc pour couronner chaque année un roman inédit qui paraîtrait par la plus surprenante des coïncidences dans "le Rayon fantastique". Il se trouva qu'en 1957, mon manuscrit circula entre les membres du jury et retint l'attention de la plupart d'entre eux, dont la jeune et belle journaliste France Roche.
Georges Gallet de son côté, qui croyait aux choses bien administrées, avait décerné de son propre chef le prix tout frais à un certain Serge Martel, pseudonyme de deux journalistes lillois, pour son roman l'Adieu aux astres. Il pensait réunir le jury pour lui faire spontanément avaliser son choix mais il se heurta à une fronde. Certains membres du jury se montrèrent scandalisés de se sentir ainsi manipulés, d'autres furent sensibles à la jeunesse du challenger, et peut-être à son brin de plume et à la fraîcheur de son inspiration. Toujours est-il que s'il était trop tard pour m'attribuer le premier Prix Jules Verne qui parut en 1958, l'Adieu aux astres étant déjà imprimé, avec sa bande, il fut décidé que je bénéficierai exactement des mêmes conditions que le détenteur du titre, contrat, montant du prix, bande et, honneur suprême, déjeuner chez Lasserre en compagnie du jury au grand complet et du vainqueur double qui se trouvait dans la position inconfortable du primé obligatoire.
Je présume que la leçon porta car les titulaires ultérieurs du Prix Jules Verne ne furent pas des moindres : en 1959, Daniel Drode pour le roman le plus expérimental jamais publié dans toute l'histoire de la Science-Fiction française, Surface de la planète ; en 1960, Albert Higon qui devait plus tard redevenir Michel Jeury ; en 1961, Jérôme Sériel, aujourd'hui plus connu des collectionneurs d'OVNIs sous son nom, Jacques Vallée ; en 1962, Philippe Curval ; et en 1963, Vladimir Volkoff qui devait faire une étincelante carrière littéraire en s'écartant un peu du sentier de ses débuts.
En ce qui me concerne, je fis coup double. Car Robert Kanters, directeur (un peu à son corps défendant) de la collection concurrente "Présence du futur" [1] dont les véritables fondateurs avaient été Michel Pilotin et Jacques Bergier, sans doute quelque peu chauffé par Maurice Renault, accepta dans la foulée mon premier recueil de nouvelles les Perles du temps, qui parut également en 1958.
Sans que je le comprenne tout à fait, le Gambit des étoiles devint, toutes proportions gardées, une sorte de livre-culte. Je demeure surpris du nombre de lecteurs rencontrés dans des conventions ou autres lieux publics qui, m'apportant un exemplaire dépenaillé orné de la fameuse illustration de Jean-Claude Forest, me demandent de le signer avec un tremblement dans la voix. Mon ami Manchu (le célèbre peintre et illustrateur) me dit un jour que ce roman demeurait pour lui « un souvenir grandiose ».
Sans la moindre sollicitation de ma part, il fut souvent réédité, chez Marabout, puis aux Nouvelles Éditions Oswald et encore au Livre de Poche Jeunesse. À cette dernière occasion, je fis remarquer à l'éditrice que la route des étoiles était ouverte dans ce roman par le recours à une drogue, le zotl, (en référence aux Portes de la perception d'Aldous Huxley) et que cela pouvait être diversement interprété par les Autorités. Impavide, elle négligea mon scrupule.
Je promets toutefois de m'occuper personnellement de la prochaine et sans doute ultime réédition.
Un tel démarrage pouvait laisser augurer d'une longue carrière de romancier. Toutefois je me heurtais à quelques difficultés. Malgré un usage immodéré de divers dilatateurs temporels, je ne réussis jamais à loger plus de quarante-huit heures dans une journée ordinaire. Je poursuivais à l'époque des études assez sérieuses que je parvenais en général à rattraper, à l'Institut d'Études Politiques de 1954 à 1957. Je fis l'année suivante une année complémentaire, sorte de M.B.A., en même temps que je cumulais les deux années préparatoires de l'Institut de psychologie pour passer en 1959 les deux diplômes de psychologie appliquée et de psychologie sociale (j'ai obtenu le premier mais je n'ai jamais affronté une partie des épreuves du second, par pure paresse, bien que ce fût là pourtant que j'étais le meilleur). À Sciences Po, je rédigeai aussi une sorte de mémoire consacré à la Science-Fiction sous le titre l'Utopie moderne qui me valut une bonne note et rattrapa mon insuffisance en comptabilité.
Histoire d'acquérir une expérience professionnelle, j'effectuais en 1960 un stage à la banque Rothschild, aujourd'hui disparue. Je fus également stagiaire à la S.E.M.A. fondée par Jacques Lesourne que je devais retrouver bien plus tard, et je faillis être embauché définitivement par l'une et l'autre de ces entreprises qui ne savent pas à quoi elles ont échappé. À ces activités ordinaires, je dois ajouter une collaboration assidue aux pages de la revue Fiction à partir de 1956 en tant que critique, essayiste et auteur de nouvelles, sans négliger des collaborations épisodiques à d'autres périodiques, parfois assez inattendus.
Mais mon ambition première demeurait de parvenir à un jour à vivre de ma plume. Ce n'étaient évidemment pas les piges de Fiction qui y subviendraient. Les portes des deux plus prestigieuses collections de l'époque m'étaient ouvertes mais je pouvais difficilement y faire passer plus d'un manuscrit par an. Et je ne voulais leur proposer que des textes dûment mûris, ce qui devait ralentir la cadence. La rencontre en 1958 de Kurt Steiner qui prétend parfois s'appeler André Ruellan me jeta sur une autre voie. Il œuvrait pour le Fleuve Noir, dans les collections "Angoisse" et "Anticipation" et m'introduisit auprès d'Armand de Caro et de François Richard, respectivement directeur général et directeur littéraire de cette digne maison.
J'entrepris aussitôt un manuscrit sur la terraformation de Mars qui s'intitula d'abord Mars la verte (je puis le prouver, j'ai la pelure du premier manuscrit), puis devint Chirurgiens d'une planète, le titre à mon avis le plus médiocre que j'aie jamais inventé (le texte profondément révisé fut bien longtemps après réédité par Jacques Sadoul chez J'ai lu sous le titre le Rêve des forêts). Ce premier manuscrit débordait le format du Fleuve. Avec l'aide et le conseil de François Richard, j'entrepris une première réduction puis, épuisé, abandonnai le reste à ses ciseaux. Quand j'ai comparé pour la réédition J'ai lu le texte originel à celui qu'avait dégraissé Richard, j'ai découvert ce dont je me doutais un peu, qu'il l'avait considérablement amélioré. La littérature ressemble beaucoup à la sculpture : c'est ce qu'on ôte qui donne forme.
Le deuxième problème que je rencontrais au Fleuve Noir était que de Caro ne s'intéressait pas à des livres isolés mais voulait disposer d'une production régulière. Du coup, je me mis, sans doute dès 1959, à un deuxième volume de ce que je voyais comme une saga familiale, celles des Argyre, et ce fut les Voiliers du soleil. Je fus donc, sans conteste possible, le premier auteur à utiliser dans une fiction le concept de voile solaire même si je n'ai pas inventé l'idée [2] . Cordwainer Smith est généralement crédité de cette introduction mais la nouvelle où il fit usage des voiles solaires ne fut publiée en anglais qu'en 1960 et bien plus tard en France. Pierre Boulle décrit une voile solaire au tout début de la Planète des singes (1963). Quant à Arthur C. Clarke, il lui fallut attendre 1964. (J'accorde l'ex æquo à Smith mais pas à Boulle ni à Clarke.)
Chirurgiens parut en 1960, dès que le Fleuve accepta les Voiliers qui sortirent en février 1961. Mais ma production commença à faiblir. Il faut dire que j'écrivis aussi cette année-là quelques textes de vulgarisation dont un livre consacré aux tests en psychologie. Et fin 1960, je fus rejoint par l'Histoire sous la forme d'une incorporation dans l'armée, rapidement suivie d'un envoi sans frais en Algérie où je passais à peu près deux ans durant la guerre jusqu'à mon retour en novembre 1962.
Il en résulte quelque incertitude dans les dates d'écriture des romans suivants. J'écrivis très probablement le Temps n'a pas d'odeur et partiellement le Long voyage en 1960, puis sans doute les Tueurs de temps [3] avec quelque difficulté durant mon séjour en Algérie. Le Fleuve Noir refusa le Temps n'a pas d'odeur, le trouvant trop intellectuel et littéraire, ce qui me conduisit à le réécrire à l'intention de Denoël qui le publia au début 1963. Et comme le Fleuve ne publiait un roman que lorsqu'il disposait du suivant, le Long voyage ne parût qu'en 1964, poussé par les Tueurs de temps qui sortirent à leur tour en 1965, tout cela ne faisant guère mes affaires.
Le cas du Temps désodorisé illustre un peu l'état de mes relations avec mes éditeurs de l'époque. Mon intention était de réserver le dessus du panier de ma production, signé de mon nom, à "Présence du futur", "le Rayon fantastique" ayant lentement décliné durant mon absence avant de s'éteindre tout à fait en 1963. Et de confier au Fleuve noir une production plus standardisée.
Toutefois, mon intention, en collaborant avec le Fleuve Noir, n'était pas uniquement alimentaire. Il y avait aussi un défi technique, se montrer capable de publier partout : j'avais commencé par la revue Galaxie en octobre 1955, ce qui avait eu le mérite d'accélérer la parution de mes premiers textes dans Fiction en janvier 1956, continué dans Satellite, investi comme on a vu "le Rayon fantastique" et "Présence du futur". Le Fleuve Noir devait être mon Rubicon.
Mais cet impérialisme recouvrait un souci pédagogique comme l'a noté Jacques Goimard dans un article de Fiction : nous daubions assez souvent dans les pages de cette revue les parutions de la collection "Anticipation" pour nous demander s'il n'était pas possible de réformer cette institution. Au demeurant, quelques auteurs comme Jean-Gaston Vandel, Vargo Statten dans ses bons jours et bien évidemment Stefan Wul et Kurt Steiner donnaient l'exemple. Mon intention était donc d'écrire aussi de la bonne Science-Fiction “populaire” ce que faisaient de leur côté à peu près à la même époque John Brunner en Grande-Bretagne et Robert Silverberg aux États-Unis, qui n'avaient que quelques années de plus que moi.
À cet égard, le pseudonyme de Gilles d'Argyre est transparent. Le prénom sauvegardait mon initiale. La plaine d'Argyre figure dans l'hémisphère sud de la planète Mars (et je compte bien en revendiquer la propriété dès que les Terriens auront débarqué sur la planète rouge). Et le mot arguros signifie en grec d'argent ou argenté, ce qui soulignait l'un de mes objectifs. La particule qui n'était que d'appartenance et phonétique ajoutait néanmoins de la distinction à l'ensemble. Enfin, par une sorte de mise en abyme, ce nom d'auteur renvoyait à l'histoire d'une famille martienne, les d'Argyre, que la succession des volumes avait pour ambition de narrer. Les créatures se confondaient avec le créateur. Le nom d'Argyre subsiste même dans le Temps n'a pas d'odeur à travers le patronyme abrégé d'un des protagonistes, Shan d'Arg. Et peut-être le nom du héros des Tueurs de temps [4] , Varun Shangrin, en est-il une lointaine déformation.
À peine rentré d'Algérie, en novembre 1962, pressé par le besoin, j'écrivis en vingt-trois jours, corrections comprises, le Sceptre du hasard [5] pour le Fleuve Noir. Mais comme il ne fut suivi d'aucun autre manuscrit pour cette maison, il dut attendre juin 1968 pour être publié. Vous savez enfin pourquoi ce printemps-là a conservé un certain renom dans l'histoire.
Dès 1962, je n'avais du reste plus guère envie de travailler pour le Fleuve : la solde était trop mince, le gabarit étroit, l'exigence de régularité contraignante et du coup les publications trop éloignées. En revanche, j'avais l'intention de revenir vers Denoël qui allait publier le Temps n'a pas d'odeur début 1963. Mais Robert Kanters me refusa un recueil de nouvelles, sans raison bien précise car le précédent avait plutôt bien marché. Un rien dépité, je le proposai à Éric Losfeld qui le publia incontinent au Terrain vague sous le titre un Chant de pierre. Considérablement enrichi, il fut réédité par Christian Bourgois dans "10/18" sous le titre Histoires comme si… [6]
La rupture avec Denoël fut toutefois consommée en 1968. A l'occasion de la parution du Sceptre du hasard, Jacques Goimard révéla dans un article rutilant de Fiction avec mon accord que Gilles d'Argyre et Gérard Klein ne faisaient qu'un. Kanters en prit ombrage et me demanda des explications car j'avais signé avec Denoël un contrat qui accordait à cette maison un droit de préférence pour sept titres, rien de moins. J'eus la naïveté de lui adresser et de publier, comme il me le demandait, un démenti que je croyais de pure forme. Il téléphona au Fleuve Noir, hurla au mensonge et le tout se solda par un échange de lettres d'avocats. J'en ai conservé une aversion solide pour les droits de préférence que je m'efforce de faire supprimer non seulement des contrats qui me concernent mais de ceux que je fais signer pour d'autres auteurs. Mon intention n'avait du reste jamais été de gruger les Éditions Denoël (qui au demeurant avaient fait signer à un mineur irresponsable un contrat ridicule sur bien des points), mais d'œuvrer sous deux marques dans des styles et des traditions différents. Et sous des noms différents.
Mais cinq ans plus tôt, en 1963, j'avais vingt-cinq ans et compris que vivre décemment de ma plume était impossible. Il fallait passer à des choses plus graves. Et pratiquement renoncer à écrire des romans. Je ne me doutais pas à quel point.
Fin 1962, Claude Tchou me contacta par l'intermédiaire de Jacques Sternberg et me demanda si j'étais intéressé par une collaboration au Guide de la France Mystérieuse. L'ouvrage avait été initié par Jean-Paul Clébert et René Alleau que j'avais rencontrés tous les deux à la Balance, mais ils s'étaient montrés incapables d'organiser l'énorme travail de documentation nécessaire. J'acceptais. Après tout, c'était une occasion de faire de plus près l'expérience de l'édition. Quelques mois plus tard, Jacques Goimard qui avait intégré une société d'économie mixte, la SEDES, filiale de la Caisse des dépôts me suggéra de l'imiter. Ma candidature fut agréée en mai 1963 après que le fondateur et directeur général de la Société d'économie pour le développement économique et social, René Mercier, eut lu mon mémoire sur l'Utopie moderne. Il en déduisit que je possédais une qualité rare chez les économistes, l'art d'écrire clairement.
À partir de là, mon emploi du temps commença sérieusement à se saturer. À ma sortie de la SEDES, vers dix-huit heures, je filais chez Tchou où je travaillais trois ou quatre heures sur le Guide. Mais quelques mois plus tard, les choses s'aggravèrent. Jean-Pierre Mocky qui avait lu quelques-unes de mes nouvelles me proposa de travailler avec lui sur une adaptation du roman de Jean Ray, la Cité de l'indicible peur. Comment refuser ? Si bien que pendant six ou huit mois au moins, peut-être une année, j'adoptais un rythme carrément démentiel. J'arrivais à la SEDES vers dix heures du matin, travaillais jusqu'à dix-huit heures à peu près sans interruption, allais ensuite rédiger ou ordonner le Guide jusque vers dix heures du soir puis passais chez Mocky remettre ça pendant deux ou trois heures sans négliger les week-ends que je lui consacrais pour l'essentiel. Il en résulta une amitié et une estime réciproque qui devait porter ses fruits en 1969 lorsque Mocky me présenta à Robert Laffont. On connaît la suite. Ainsi se gravissent les barreaux de l'échelle du destin.
Bien entendu, cela ne me laissait pas beaucoup de temps pour écrire, en particulier un roman, ni du reste pour vivre ; mes compagnes épisodiques me prenaient à juste titre pour un fou furieux. Je mis néanmoins en chantier en 1963 ou 1964 les Seigneurs de la guerre. Il me fallut sept ans pour conclure ce roman après avoir dû vingt fois le délaisser. Mon ami John Brunner me dit beaucoup plus tard que s'il s'interrompait plus de quelques jours dans l'écriture d'un roman, il devait l'abandonner car il ne parvenait pas à retrouver le fil de l'inspiration. C'est une phrase que j'ai souvent méditée mais que j'ignorais fort heureusement durant la gestation difficile des Seigneurs… En tout cas, lorsque j'eus achevé sa rédaction, je me jurai de ne plus jamais refaire ça. Au moins dans ces conditions. En effet, mon activité à la SEDES, souvent passionnante, impliquait des pics de travail, des missions en province ou à l'étranger, rien en tout cas qui favorisât la continuité et la concentration.
Et bien que j'aie cessé à partir de 1964 de collaborer avec Claude Tchou, puis avec Jean-Pierre Mocky, je continuais d'accepter des défis stimulants mais chronophages : j'ai ainsi écrit beaucoup de pièces radiophoniques, genre qui a aujourd'hui pratiquement disparu, et des articles à la pelle. Ce qui ne m'empêchait pas de courir les maisons d'édition dans l'espoir de les convaincre de créer la collection de Science-Fiction dont je rêvais. Non pas que j'aie eu tellement envie de la diriger mais parce que les débouchés pour les auteurs français se raréfiaient chaque année au fil des années 1960. Et lorsque Robert Laffont me donna carte blanche, il me fut difficile de refuser. Je poursuivis donc mes tâches d'économiste en leur superposant une responsabilité nouvelle, celle d'éditeur à partir de 1969, avec la collection "Ailleurs et demain". Et je découvris les joies austères de la révision de traductions.
Or cette année-là, je dus aussi créer, en ma qualité d'économiste, ce qui fut incontestablement mon best-seller secret, le plan d'épargne-logement. Plus exactement, le livret ou compte d'épargne-logement créé en 1965 se trouvant en très mauvaise posture, je fus chargé d'étudier une formule complémentaire et mieux assise qui sauverait la mise. En six mois, avec l'aide d'une bonne équipe, je définis à peu près exactement le système qui fut institué par un décret du 24 décembre 1969 et qui subsiste pour l'essentiel de nos jours bien qu'il ait perdu à mon sens toute utilité. Je rédigeai aussi cette année-là un de mes chefs-d'œuvre injustement méconnu, l'Épargne des ménages [8] , qui parut l'année suivante aux P.U.F. Et je gagnais une année de liberté, une année sabbatique ; entendons-nous, une année sans solde, en 1970.
J'avais bien l'intention de me remettre à écrire et surtout de souffler un peu. J'en profitais pour achever les Seigneurs de la guerre : Goimard qui avait été un des premiers lecteurs du manuscrit me fit remarquer avec raison que la fin n'était pas au point. Je la refis. J'écrivis quelques nouvelles qui devaient rejoindre la Loi du talion [9] . Je travaillai aussi beaucoup à la Grande anthologie de la Science-Fiction que Jacques Goimard avait convaincu le Livre de Poche de lancer et à laquelle nous œuvrions avec Demètre Ioakimidis. Elle ne devait commencer à paraître qu'en 1974 et l'on sait quel succès elle connut. Je démarrai aussi un nouveau roman, Numera. J'avais l'espoir secret de ne pas retourner à la Caisse des dépôts mais j'étais un économiste trop averti pour me bercer d'illusions. Et je fus bien obligé, fin 1970, de regagner le bercail où, je dois dire, on m'attendait et où on se montra toujours compréhensif à l'endroit de mes petites idiosyncrasies.
J'avais évidemment parlé à Robert Laffont de mon roman et je lui avais proposé de le publier ailleurs que dans ma propre collection. Il me dit qu'il ne voyait pas pourquoi. Je dois ajouter qu'ayant dès 1969 battu le ban et l'arrière-ban des auteurs français et n'ayant pas reçu l'ombre d'un manuscrit, je me disais aussi qu'il fallait amorcer la pompe et donner l'exemple.
Mais l'affaire ne fut pas si simple. Robert Laffont à qui j'avais remis le manuscrit en 1970, me fit venir dans son bureau pigeonnier de la Place Saint-Sulpice, l'air très ennuyé, me dit qu'il ne comprenait rien à mon histoire et que ce n'était pas ainsi qu'il concevait la Science-Fiction. J'étais sans doute moins embarrassé que lui car je ne doutais pas de pouvoir caser ailleurs sans grand mal les Seigneurs de la Guerre, par exemple chez Opta. Mais redescendant l'escalier, tout de même un peu dépité, je fus intercepté par Jacques Peuchmaurd, l'influent directeur d'édition de la maison, qui m'écouta, s'empara du manuscrit et remonta les étages. Le roman parut quelques mois plus tard avec un succès certain [10] , fut repris par un club, puis en poche où il fit un tabac, traduit en anglais et en une douzaine d'autres idiomes. Et surtout il amorça la fameuse pompe.
Les Seigneurs de la guerre est sans aucun doute un roman à secrets, comme on dit d'une boîte. Lorsque John Brunner le traduisit excellemment quelques années plus tard, il me fit une réflexion un peu acerbe sur les bornes de la vraisemblance qu'il ne fallait pas dépasser plus d'une fois ou deux dans une œuvre de Science-Fiction sous peine de franchir les limites de l'incrédulité. Je pense qu'il n'avait pas perçu la dimension ironique, quant aux tropes de la littérature en question, qui imprègne tout le roman dès son fameux incipit : « Le monstre pleurait comme un petit enfant. » Dans mon intention, il pouvait (et même devait) se lire selon une double grille, comme un roman d'aventures spatiales et temporelles et comme une critique (certains diraient aujourd'hui déconstruction) au demeurant admirative de figures célèbres : le lecteur averti n'aura aucun mal à y retrouver des références à Van Vogt, Farmer, Simak et autres maîtres de la Science-Fiction dont j'étais nourri.
Je crains d'avoir lassé le lecteur en lui infligeant une liste (partielle) des activités qui freinèrent mon ardeur romancière. Je ferai donc de ce qui reste une histoire courte. Après 1971, je fus de plus en plus écrasé de travail. Puis, entre 1973 et 1977 au moins, je traversai la pire période de mon existence. La proximité du bonheur, lorsqu'elle se découvre illusoire, mène à une perte en ruaba. L'encre y tombe en cendres. Je connus pour la première fois la panne de l'écrivain, rédhibitoire et prolongée. Numera fut abandonné après quelque cent soixante pages. Jusqu'à une date récente, je n'avais jamais eu le courage de les relire. J'ai fini par le faire. C''était plutôt bien parti. Mais c'est parti hélas. Et ce n'est que très longtemps après que je me lançais sur un nouveau chantier dont je ne dirais rien ici. Il vous est permis d'espérer. En 1976, Robert Laffont me proposa de le rejoindre et je pus prendre mes distances d'avec l'économie mais je découvris que le travail sur les œuvres des autres entame l'enthousiasme avec lequel on affronte les siennes. Puis en 1986, Frédéric Ditis me demanda de ressusciter la série "Science-Fiction" du Livre de Poche. Rude et noble tâche.
Et nous voilà presque au terme de notre histoire et moi avec deux charges de nouveau, comme un Gémeau qui tient pour absurde l'idée que les mouvements des astres auraient la moindre influence sur nos insignifiances cosmiques. (La suite au prochain numéro.)
Toutefois je n'ai jamais cessé d'écrire. Ne serait-ce, par tombereaux entiers, que de la littérature grise, celle des rapports socio-économiques. Et si j'ai écrit moins de romans que certains estiment que j'aurais dû, c'est que j'ai consacré beaucoup d'efforts et de temps à des textes plus brefs de deux sortes, nouvelles d'une part et essais d'autre part sous la forme d'articles, préfaces et autres notes en marge de mes lectures, peut-être en raison du moindre investissement dans la durée qu'elles représentent, peut-être pour des raisons plus profondes qui m'échappent à moi-même.
J'ai toujours préféré la manière courte. Et je pense qu'elle n'est en rien inférieure. Allan Edgar Poe n'a jamais achevé de roman. Andersen a laissé son nom à ses Contes. Les nouvelles de Franz Kafka m'ont toujours paru supérieures à ses romans, et son Journal contient des récits ultra-brefs qui sont des joyaux. Jorge Luis Borges est fameux pour une poignée de Fiction.
Je pense après beaucoup que le roman supporte quelques ratés mais que la nouvelle n'en tolère aucun. Dans un roman, l'auteur se donne l'illusion de constituer tout un univers. Mais dans la nouvelle, l'auteur est contraint en toute subtilité de transférer au lecteur la responsabilité de constituer cette illusion. Du coup, il doit tabler sur la culture, éventuellement spécialisée, de son lecteur. La nouvelle joue sur des harmoniques, le roman, qui de nos jours tend trop souvent à l'obésité, de la grosse caisse. La nouvelle vole, le roman échappe rarement dans sa totalité à l'exercice fastidieux, et pas seulement pour son auteur. Les koans zen qui partagent la brièveté des haïkus ouvrent une meurtrière dans l'opacité du réel. Tandis que le réseau de concepts des pavés philosophiques emprisonne leur auteur et parfois leur lecteur.
À mon point de vue, la brièveté de la nouvelle n'en fait aucunement une déclinaison abrégée du roman mais la constitue en un genre spécifique. Une bonne nouvelle est un monde en soi qui peut se tenir dans le creux de l'attention tandis qu'un roman se perd forcément dans les brumes du déjà lu et de l'encore à lire.
Je déplore la désaffection du public à l'endroit des nouvelles, relativement récente dans les domaines de la Science-Fiction et du Fantastique. Jusqu'au milieu des années 1980, la nouvelle continuait de bénéficier dans ces espèces littéraires d'un intérêt soutenu, grâce sans doute à des revues comme Fiction et Galaxie. L'énorme succès de la Grande anthologie en témoigne de même que celui de l'anthologie consacrée au Fantastique que réunirent Roland Stragliatti et Jacques Goimard.
Je pense, avec quelques autres, sans pouvoir le développer ici, que la Science-Fiction jouit d'un rapport privilégié avec la nouvelle et que c'est grâce à la Science-Fiction que ce genre a survécu et dans une certaine mesure prospéré.
En littérature générale, à de rarissimes exceptions près [11] , les recueils de nouvelles étaient ignorés du public et redoutés des éditeurs. Mais depuis une vingtaine d'années, le sort de la nouvelle de Science-Fiction n'est guère devenu plus enviable. Alors qu'aux premières années d'"Ailleurs et demain", les ventes d'un recueil de nouvelles et d'un roman d'un même auteur étaient à peu près identiques, l'écart se fit de plus en plus net et parfois décourageant. Cela semble être moins le cas dans le monde anglo-saxon.
Il est toutefois permis d'espérer en France même puisque le texte bref semble avoir regagné la faveur du public de littérature générale, et que dans notre champ des revues nouvelles, Galaxies et Bifrost, reconquièrent les lecteurs et encouragent les auteurs.
L'écriture d'une nouvelle demande une sorte d'état de grâce qui ne se force guère. L'idée et surtout la musique d'une nouvelle doivent être saisies quand elle frappe à la porte. Mais même écartée par l'urgence d'autres tâches, il arrive qu'elle frappe encore et encore et force son entrée dans les mots. Aussi n'ai-je jamais cessé d'écrire des nouvelles bien qu'à un rythme ralenti. J'ai dû en écrire au total entre soixante et quatre-vingt, presque toutes publiées et dont la plupart ont été réunies dans trois recueils, les Perles du temps, Histoires comme si… et la Loi du talion. Un quatrième est en voie de condensation. Mes nouvelles sont certainement littérairement plus élaborées que mes romans. Et elles ont échappé à la traversée du Fleuve.
Une autre voie de l'écriture qui, par je ne sais quel miracle, résiste davantage à la panne de l'écrivain au moins en ce qui me concerne, est celle de l'essai. Elle doit probablement ce privilège à l'usage qu'elle fait de la mémoire et de la logique et à sa moindre sollicitation des ressorts inconscients du désir qui fécondent l'imagination. Il arrive, devant une fiction en gestation, que l'inconscient, cette bouche d'ombre, dise : je ne veux pas, je ne marcherai plus tant que tu ne m'auras pas donné ce que je réclame. Et il ne sert à rien de lui dire que c'est impossible, ou qu'il faut patienter un peu. Il montre un peu moins d'intransigeance face au commentaire.
Au fond, toute littérature, même la plus humble, procède du dialogue avec ce qui l'a précédé, avec l'accident, avec l'inconnu, ou pour être plus précis encore ou plus ambigu, relève de l'entretien au double sens de ce qui entretient, maintient en vie, et de ce qui s'échange entre êtres de langage. Mais cette relation est plus franche, plus manifeste, dans le commentaire que dans la fiction.
Bref, j'ai écrit beaucoup de commentaires. Et cela ne s'est jamais tari. Dans des revues d'abord, et surtout dans Fiction, puis depuis des années sous une forme inattendue qui m'a été suggérée pour une raison extra-littéraire par Dominique Goust, celle de préfaces à la plupart des ouvrages que j'édite au Livre de Poche, dont celui-ci.
Je me suis octroyé, je dois le dire, la plus grande liberté dans ces textes qui n'ont parfois qu'un rapport ténu avec les livres qu'ils sont supposés introduire. En quelque sorte, avec ces préfaces, je me suis fabriqué mon propre média. Je les tiens donc pour un genre littéraire à part entière. Peut-être seront-elles réunies un jour [12] . Mais Borges, encore lui, m'a déjà pris un titre avec son Livre des préfaces.
Quel que soit le genre abordé, nouvelles, romans et commentaires, je le suis efforcé de ne jamais faire deux fois la même chose. Ce qui, paraît-il, est de mauvaise stratégie pour un écrivain. Côté roman, le Gambit des étoiles est un texte quelque peu halluciné. Le Rêve des forêts, à prétention réaliste, soutient sans vergogne un projet de terraformation [13] . Les Voiliers du soleil est un space opera sentimental. Le Long voyage est à la fois un manifeste anti-raciste et une chevauchée interstellaire. Le Temps n'a pas d'odeur qui, l'ironie textuelle en moins, préfigure à plus d'un titre les Seigneurs de la guerre, représente une incursion du côté de l'utopie et se trouve marqué comme le Sceptre du hasard, roman carrément politique, par mon expérience algérienne. Les Tueurs de temps est un time opera un peu conventionnel à mon goût. Quant aux Seigneurs de la guerre, il visait à être comme j'ai dit un roman de Science-Fiction et un roman sur la Science-Fiction au moins de l'époque.
Rétrospectivement, je discerne cependant aujourd'hui, malgré cette aspiration plus ou moins satisfaite à la diversité, une thématique commune à la plupart de ces livres : ce sont, assez bizarrement, des romans de l'errance. Les personnages centraux du Gambit, du cycle d'Argyre et en particulier du Sceptre, ceux du Temps et des Seigneurs de la guerre, sont des déracinés, jetés par plaisanterie ou par erreur dans des labyrinthes qui promettent de les engloutir. Dans le Long voyage, c'est une planète entière qui joue les vagabonds interstellaires.
Mes trois romans préférés restent en tout cas le Gambit des étoiles, le Sceptre du hasard et les Seigneurs de la guerre. En attendant le prochain qui me permettra d'atteindre à la puissance deux de trois.
Et pendant que j'y suis, mes quatre nouvelles préférées sont présentement "le Cavalier au centipède", "Avis aux directeurs de jardins zoologiques", "Sous les cendres" et "Mémoire vive, mémoire morte". Il y est aussi, d'une manière ou d'une autre, beaucoup question d'errance. Allez savoir pourquoi.
Tout conte fait, je crains de m'être un peu dispersé.
Notes
[1] Qui devait son titre, dette jamais reconnue, à une exposition montée par Valérie Schmidt dans sa librairie, la première exposition sans doute jamais consacrée en France à la Science-Fiction.
[2] L'idée de la pression exercée par la lumière [14] et de la propulsion photonique remonte au tout début du vingtième siècle, voire à Kepler. Le terme de "voilier solaire" a été introduit par l'ingénieur américain Garwin dans un article scientifique publié en 1958.
[3] Le caractère ironique du titre n'échappera pas à quiconque a l'expérience de l'armée, fut-ce en temps de guerre.
[4] Le Livre de Poche nº 7254
[5] Le Livre de Poche nº 7246
[6] Le Livre de Poche nº 7097
[8] En collaboration avec Louis Fortran.
[9] Le Livre de Poche nº 7149
[10] Il reste, d'après une étude récente et ma modestie dut-elle en souffrir, la meilleure vente de tous les titres français de la collection "Ailleurs et demain".
[11] Je pense évidemment à Daniel Boulanger.
[12] Note iritée de Quarante-Deux : ici, par exemple ?
[13] Brian Aldiss m'a convaincu depuis que c'était mal.
[14] À ne pas confondre avec le vent solaire, comme le signale justement Bernard Convert dans le fil consacré à cette préface sur fr.rec.arts.sf ; merci à lui.