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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Anthologie composée par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et Gérard Klein : Histoires galactiques

Livre de poche nº 3774, janver 1975

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

À bien des égards, un ciel étoilé ressemble à la carte d'un archipel foisonnant. Et comme l'œil oblitère aisément les distances cosmiques et néglige surtout celle de la profondeur, que l'oreille [Couverture du volume]s'enchante volontiers de noms d'astres ou de constellations, Altaïr, Orion, Sirius, Deneb, Fomalhaut, Arcturus, Rigel, Bételgeuse, l'esprit s'engage bientôt dans une navigation interstellaire où chaque point de lumière fait figure d'escale et où l'écheveau des routes semble dessiner les contours d'un empire fabuleux, galactique.

Un empire galactique, le mot est lâché. Si l'on néglige quelques menues contraintes physico-logiques sur lesquelles on reviendra du reste, l'idée est entièrement, presque absurdement raisonnable. L'espèce humaine a toujours rempli puis recouvert de ses organisations les espaces qui s'ouvraient à elle. Il est peut-être un peu simple, mais combien tentant, de souligner qu'un homme du néolithique, éloigné de nous de moins d'une dizaine de millénaires, aurait été probablement tout à fait incapable de concevoir à la fois spatialement et socialement une organisation telle que celle de l'Empire romain. Il n'est pas moins douteux qu'un Romain ait pu imaginer quelque chose qui ressemble, même de très loin, à l'empire américain ou encore à l'une de ces entreprises multinationales géantes qui couvrent toute la planète et, comme I.T.T. à elle seule par exemple, emploient directement près d'un demi-million d'êtres humains, en font vivre cinq à dix fois plus et influent de manière évidente sur le destin de vingt à cent fois davantage (*). Alors pourquoi dénier pour les millénaires à venir toute crédibilité à des empires galactiques ? D'autant que s'il existe à travers l'univers d'autres espèces dotées des mêmes qualités et des mêmes défauts que la nôtre (ou à peu près), les chances de voir se constituer de tels empires s'en trouvent multipliées.

Voilà indiquée une dimension de la problématique de la société galactique. Elle peut être d'origine étrangère et alors le petit peuple des Terriens doit y trouver sa place, non sans avoir à faire preuve, au moins temporairement, d'humilité. Ou bien notre région de l'univers est à peu près vide et c'est l'homme, en pionnier, qui y impose sa loi et qui s'y bâtit un empire. Dans le premier cas, il s'intègre à une histoire ; dans le second, il se forge une histoire, il fait de sa propre histoire en témoignant d'un optimisme qui frise la mégalomanie, celle de l'univers. On retrouvera, tout au long de la présente anthologie, l'alternance entre ces deux visions des choses, la première plus philosophique, la seconde plus juvénile, avec tout ce que chacun de ces deux termes implique de richesses et de limitations.

Une autre opposition qui feint parfois de s'appuyer sur les limites absolues ou relatives de la technologie s'atteste entre empire centralisé, bureaucratique, sur le modèle romain, stalinien ou américain contemporain, et société décentralisée, protégée dans sa diversité par la distance et par ses conflits mêmes de l'expansion dévorante d'un pouvoir unique, sur le modèle océanien, négro-africain ou européen.

Une troisième dimension enfin, est celle du devenir historique de l'empire ou de la société galactique, humain ou étranger, devenir souligné par l'instant où feint de s'insérer le récit, étape d'une création ou d'une extension, moment d'une apogée (si l'on ose dire, à cette distance de la Terre) ou mouvement d'un déclin. Le privilège de tel moment est à coup sûr le signe d'une intention ou d'un préjugé idéologique. Confondre — ou du moins poser l'égalité — empire et civilisation comme fait Isaac Asimov dans sa série des Fondation, c'est bien laisser entrevoir un certain idéal politique.

Il est assez remarquable que l'idée d'une société galactique, donc d'une civilisation de même empan, voire d'un empire de telle stature, soit presque certainement d'origine américaine. Les Européens du début du siècle conçoivent assez gaillardement une société planétaire, voire interplanétaire, mais quand des espèces ou des cultures s'y affrontent, c'est toujours sur le mode de la pluralité, de la différence, du conflit, voire de l'entente cordiale. D'une certaine façon, la constellation des états européens se trouve projetée sur les configurations du ciel. Le rêve le plus audacieux, c'est l'unité de la planète. Au besoin contre un envahisseur. Au-delà des limites de l'atmosphère ou du système (solaire ou social), c'est, pour l'éternité, l'étranger. Et pourtant n'aurait-on pu, au moins dans l'abstrait, attendre mieux de Wells ? Il n'avait pas hésité à violer le temps. Pourquoi n'aurait-il pu faire à l'espace un petit enfant de l'Empire britannique ? C'est un fait qu'il n'y a pas songé. Un peu plus tard, autour des années 30, le biologiste Haldane et le philosophe utopiste Olaf Stapledon semblent, mais d'une manière indirecte, y avoir pensé, le premier dans un texte assez court, le Jugement dernier, le second dans son Créateur d'étoiles. Rien que d'hyper-rationaliste dans le premier texte et que de presque mystique dans le second. Et même par la suite, les Européens ont été d'assez médiocres théoriciens de l'histoire galactique, lacune d'autant plus surprenante que leur propre histoire plus ou moins heureusement théorisée paraît servir outre-Atlantique de schéma de base à ses avatars interstellaires.

Car c'est bien au cœur de la Sience-Fiction américaine que l'idée d'une civilisation galactique naît, s'établit et peut-être se consume, dans la littérature au moins, car déjà les savants — on y reviendra — ont pris le relais des écrivains. Elle naît, au cours des années 30, sous la plume d'un auteur fécond, épique autant qu'on peut l'être et à peu près totalement illisible de nos jours, Edward Elmer Smith qui, au fil d'une douzaine de volumes, développe le conflit de deux pouvoirs d'envergure au moins galactique et l'intervention triomphante aux côtés de l'un d'eux de l'homme invulnérable. Elle se rationalise au cours des années 40 avec la remarquable encore qu'un peu mécanique série des Fondation d'Isaac Asimov qui affecte de s'inspirer des idées d'Alfred Toynbee sur les cycles historiques et la succession des civilisations. Elle mûrit, s'enrichit, se complexifie et en même temps se referme, vers les années 60, avec l'extraordinaire roman de Frank Herbert, Dune, qui à propos d'une seule planète, en elle-même aussi mineure que peut l'être la Palestine par rapport à notre globe, entreprend d'évoquer la toile de fond d'un imperium galactique retors, fouillé, peut-être insaisissable. Les empires ennemis d'E.E. Smith, c'est le triomphe de la technique, du machin, de l'arme ultime jusqu'au prochain chapitre ; l'empire galactique d'Asimov, sa décadence, sa renaissance, c'est la revanche de la raison sur les circonstances de sa dissolution ; la croisade qui balaie l'imperium selon Frank Herbert le prophète, c'est la victoire, ambiguë, de la vie sur l'ordre écrasant autant qu'arbitraire imposé par un pouvoir transitoire au regard de l'éternité. Entre-temps et sur, un mode mineur, Hamilton, Williamson, Van Vogt, Simak, Vance, Ursula Le Guin, Harness et quelques autres dont les auteurs ici représentés, ont brodé sur le thème. Tous sont américains. Au point que dans la Science-Fiction américaine des années 40 à 60, la société galactique devient, sans en être toujours le thème, la toile de fond quasi obligée d'une majorité des histoires publiées. C'est le décor, notamment, d'innombrables space operas, ces épopées plus ou moins stéréotypées qui procèdent du western et du roman d'aventures maritimes transposés dans l'espace.

Sur la fin des années 60 et plus encore aujourd'hui, la tendance s'inverse : le souci de décrire des avenirs plus proches et moins flamboyants, le doute aussi peut-être sur la valeur et la pérennité de l'empire américain, conduisent les meilleurs des auteurs à se détourner des gestes galactiques. En un sens, l'histoire galactique retourne à ses origines, l'aventure spatiale.

Il est assez paradoxal que cette évolution ait pris cette tournure récemment. Car alors que l'idée de civilisation galactique, humaine ou non humaine, ne pouvait apparaître entre 1930 et 1960 environ que comme hautement spéculative, voire même contradictoire avec toutes les connaissances scientifiques de l'époque, elle commence depuis une dizaine d'années à acquérir un soupçon de crédibilité aux yeux de savants éminents, peut-être eux-mêmes contaminés par la Science-Fiction. Il faut bien voir l'échelle spatiale et temporelle d'une galaxie moyenne comme la nôtre et la confronter à l'aune modeste de nos existences. Notre galaxie compte environ 250 milliards d'étoiles réparties à l'intérieur d'une sorte de lentille dont le diamètre est de 100 000 années de lumière et l'épaisseur de l'ordre de 10 000 années de lumière.

Les distances moyennes entre les étoiles sont considérables, de l'ordre de plus d'une dizaine d'années de lumière dans la région de notre soleil. Il n'est pas si facile de se rendre compte de ce que représentent de telles distances — surtout après avoir été abreuvé d'histoires où des astronefs relient en quelques semaines ou en quelques mois des étoiles éloignées, ou encore où des “portes dans l'espace” permettent de sauter sans délai d'un monde à l'autre. Pourtant, on peut rappeler que le premier engin fabriqué de main d'homme à quitter le système solaire, Pioneer 10, mettra quatre-vingt mille ans pour couvrir la distance qui nous sépare de la plus proche étoile, soit un peu plus de quatre années de lumière. Il s'est agi, pourtant, à son lancement, de l'objet le plus rapide qui ait jamais quitté la surface de la Terre. Mais il n'a aucune chance de traverser le système planétaire d'une autre étoile avant dix milliards d'années au moins, à supposer que toutes les étoiles de la Galaxie soient entourées d'un ensemble de planètes. Par suite, la “carte de visite” adressée à un extra-terrestre hypothétique, dessinée par les professeurs Drake et Sagan et par la femme de ce dernier, et abondamment reproduite par la presse, a peu de chances de trouver un destinataire.

Certes, Pioneer 10 est un engin “traditionnel”. On peut imaginer des techniques révolutionnaires qui permettraient de couvrir les distances interstellaires en des laps de temps plus raisonnables. Les auteurs de Science-Fiction ne s'en sont pas privés. Mais pendant les années 30 et jusqu'à ces dernières années, une barrière infranchissable paraissait avoir été posée au début du siècle par Einstein : celle de la vitesse de la lumière. La relativité prévoit en effet, et l'expérience établit qu'aucun objet ni aucun message ne peut dépasser dans notre univers la vitesse de propagation de la lumière dans le vide. Lorsqu'un corps approche de très près la vitesse de la lumière, sa masse croît très rapidement et, à la limite, deviendrait infinie si elle atteignait exactement la vitesse de la lumière. Or, cette vitesse elle-même est encore relativement petite par rapport aux distances à couvrir et à la durée de la vie humaine, sinon même des civilisations. En admettant que des astronefs parviennent à se déplacer à des vitesses voisines de celle de la lumière, de l'ordre de 90 pour 100 de celle-ci par exemple, les relations entre un centre impérial et ses colonies stellaires s'établiraient au rythme des siècles dans le meilleur des cas. Les messages transmis par radio ou toute autre méthode physiquement concevable dans le contexte relativiste iraient à peine plus vite. La barrière de la vitesse de la lumière n'est pas un obstacle absolu à la migration interstellaire : on peut concevoir des navires univers, relativement lents, qui abritent, telles des arches, des générations successives, ou bien des vaisseaux rapides dont les passagers profitent de la contraction relative du temps aux approches de la vitesse de la lumière et couvrent les distances interstellaires en quelques semaines, quelques jours, voire quelques secondes de leur temps propre, mais pour retrouver leur monde d'origine plus vieux de siècles, de millénaires ou de millions d'années. Mais on imagine difficilement une société galactique structurée, centralisée, impériale, s'édifiant sur ces bases.

Depuis quelques années, pourtant, de nouveaux concepts encore largement conjecturaux sont venus refourbir l'idée de civilisation galactique. Du point de vue des communications, c'est le concept des tachyons, des particules hypothétiques dont la vitesse serait infinie et qu'il serait possible de ralentir jusqu'aux alentours de la vitesse de la lumière en leur fournissant de l'énergie. Si de telles particules — dont les propriétés théoriques ne contreviennent pas à la relativité — existent et s'il est possible de les faire réagir avec des particules que nous connaissons déjà, alors un mode de communication quasi instantané sera réalisable. L'empire galactique aura au moins le téléphone. Certains astrophysiciens, d'autre part, estiment que les “trous noirs”, cette conclusion de l'histoire des étoiles dont la masse est supérieure à 2,5 fois celle de notre soleil, pourraient être des “passages” vers des régions extérieures à notre univers au sens relativiste du terme. Il pourrait exister des “trous blancs” par lesquels la matière absorbée ailleurs par les “trous noirs” réintégrerait notre espace et notre temps. Ce continuum ne constituerait alors qu'une partie d'un super-univers bien plus vaste et bien plus complexe. Il serait, au moins théoriquement, concevable de voyager non seulement entre deux endroits mais encore entre deux époques (en fait, c'est la même chose) à condition de commencer par sortir de notre continuum pour y rentrer autre part et autre quand. Et voilà l'empire galactique doté d'un métro. Assez paradoxalement, la mégalisation de la mécanique quantique indique qu'il serait plus facile de relier des endroits et des époques relativement éloignés que des points du continuum plus proches les uns des autres. Sur les courtes distances, les méthodes traditionnelles conserveraient leur monopole.

Il se peut donc qu'il existe déjà des civilisations galactiques, même s'il n'y a aucune chance pour qu'elles épousent naïvement les traits de l'Empire romain. C'est en vain qu'on se mit à leur écoute en 1960, dans le cadre du projet Ozma qui tendait à recueillir à l'aide d'un radiotélescope les messages éventuels de mondes lointains. Mais Rome ne s'est pas construite en un jour et il faudra peut-être quelques dizaines de millénaires — ou plus — pour que l'humanité entre en contact avec de telles civilisations ou en échafaude une elle-même. Alors, il lui restera à se demander si les autres galaxies, plus nombreuses dans notre univers que les étoiles dans notre Voie lactée, sont le siège de pareils phénomènes, et à rêver à une société peut-être vraiment — ou seulement provincialement — cosmique.

Notes

(*) Note de Quarante-Deux : I.T.T., International Telegraph and Telephone, était dans les années 70 le symbole du pouvoir grandissant des sociétés multinationales. Elle fut soupçonnée d'avoir participé au coup d'État qui devait renverser Allende au Chili en 1973 pour le punir d'avoir nationalisé les mines de cuivre.