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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 4 Aqua

Keep Watching the Skies! nº 4, mai 1993

Jean-Marc Ligny : Aqua

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par André François Ruaud

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Évolution prévisible d'une situation actuelle : l'eau est une denrée rare, tellement rare que sa possession peut provoquer bien des guerres. Un satellite militaire européen vient de repérer une nappe phréatique inexploitée, au Tchad. Plus précisément, dans les montagnes du Tibesti, en plein Sahara, dans une zone frontalière que se disputent les forces armées du Tchad islamiste, les services secrets de la Lybie pro-occidentale et un groupuscule indépendantiste, le Front de Libération du Tibesti. L'Arabie ne cesse décidément pas d'être au centre des conflits mondiaux : après deux guerres du Golfe et une guerre de Lybie suite au décès de Khadafi, les nations s'affronteront-elles au Tibesti ?

Le décor est planté d'emblée : futur proche, extrapolation directe de la situation mondiale actuelle. Tous les déséquilibres se sont encore accentués, les disparités riches / pauvres, ville / banlieue, Nord / Sud, sont plus voyantes que jamais, la pollution ronge le globe et les mêmes requins se battent toujours pour les mêmes raisons : fric, pouvoir. La technologie est un peu plus poussée, le SIDA a trouvé son vaccin — pour les riches, bien entendu —, les émigrés viennent des ex-pays de l'Est, mais qu'importe, dans ce portrait convainquant d'un futur très plausible c'est bien notre présent que l'on reconnaît.

Ligny nous plonge tout de suite dans l'action, avec des chapitres bref et denses, surtout portés par le dialogue. Magouilles, manipulation : l'enlèvement par le Front de Libération du Tibesti de la fille d'un haut notable français, décidé en sous-main par les services européens avec l'aide de la Lybie, pour rafler le Tchad et exploiter la nappe phréatique. Victime désignée : Sandra Fedorovna Ciccione, fille du directeur de la Compagnie Européenne de Gestion des Eaux. Outil : le mercenaire Victor Bensoussan. Mais ce que les Européens n'avaient pas prévu, c'était l'entrée en scène d'une triade chinoise, exploitant les champs de pavots qu'alimente l'eau du Tibesti. Une eau qui cache d'ailleurs bien d'autres secrets…

Pour être moins commercial qu'un Serge Brussolo, Jean-Marc Ligny n'en est pas moins devenu un grand professionnel, un des très rares auteurs majeurs qui se soient révélés en France depuis plus de dix ans. Il le prouve une fois de plus avec un roman habile et retors, qui, s'il est publié sous la couverture bleue du FNA, n'aurait cependant pas choqué en J'ai Lu ou en Denoël — sauf par sa brièveté, bien sûr. On n'est pas très loin des Scènes de la guerre civile de Jean-Pierre Hubert — à quand une réédition ? —, du Froid équateur d'Enki Bilal et du Soleil chaud poisson des profondeurs de Michel Jeury — bis : à quand une réédition ? Bref : Aqua se situe à des kilomètres du “politiquement correct” américain… Pour autant, Ligny se garde bien de tomber dans les travers si souvent décriés de la “nouvelle S.-F. politique” des années 70. Jamais l'auteur ne prend position. Comment le faire, d'ailleurs, dans un monde où les “bons” et les “méchants” sont indiscernables ? On ne nous a pas plus tôt présenté un personnage a priori sympa qu'il se fait tuer (le jeune agent blond de la DEST) ou qu'il se montre sans pitié (Victor abattant sans grandes raisons un steward). Le lecteur s'attachera peu ou prou à ce fanatique idéaliste qu'est Azoum El Hadji, à cette gamine innocente, perverse et corrompue qu'est Sandra, à ce mercenaire sans illusions qu'est Victor, à ce père faible et vieux jeu qu'est Helmut… C'est là une des forces de Ligny : nous faire partager brièvement les émotions et les sentiments de nombreux personnages. Il montre, il ne démontre jamais. “Aqua”, c'est comme dans la vie : pas de vraiment bons, pas de gagnants, le monde continue à rouler vers le gouffre en écrasant toutes ces fourmis qui s'agitent au sol, avides du semblant de liberté que peut acheter l'argent…

De la S.-F. intelligente, adulte, comme on ne s'attend pas trop à en lire chez Anticipation.