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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 20 la Sidération – 2

Keep Watching the Skies! nº 20, juillet 1996

Serge Lehman : la Sidération

recueil de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Ce recueil aurait dû s'appeler le Livre des ombres. Loin de moi l'idée de critiquer le bon goût ou le sens commercial de ceux qui ont choisi pour titre de ce premier rassemblement des nouvelles de Serge Lehman celui de la nouvelle qui le conclut. Mais j'éprouve une attirance irrésistible pour ce texte très borgésien, bâti autour d'un livre impossible, aux pages non dénombrables, qui semble contenir le monde qui le contient et annoncer l'ambiance de tout le recueil. Voire de toute cette histoire du futur qui est contenue en germe holographique dans chacun des textes de l'auteur, comme le fait remarquer (avec quelque hyperbole) Joseph Altairac dans sa préface.

Lehman embrasse du regard l'histoire de sa galaxie humaine comme on aperçoit la vie du héros d'Abattoir 5 de Vonnegut : dans un désordre kaléidoscopique qui finit par se résoudre à la lecture successive d'un nombre suffisant de textes. On voyage un peu dans le temps, mais surtout en spectateur, comme Merser dans "la Sidération" — un spectateur qui est nécessaire pour donner un sens (une existence ?) à l'Univers. L'Univers n'étant que le support de la vie pensante, d'une épopée jamais achevée, mais jamais morcelée, l'Iscaria.

Tout comme la Sidération — le recueil — doit se concevoir d'un seul tenant. Une seule nouvelle, "le Chasseur dans l'escalier", me semble se détacher du ton général du livre, même si elle s'inscrit dans le même univers et se donne l'occasion de quelques piques anti-colonialistes à la Sheckley. La légèreté de son propos (au propre comme au figuré !) lui enlève quelque chose à mes yeux.

On pourrait argüer au contraire que la faiblesse des textes de Lehmann est, dans plus d'un cas, de ne pas raconter une histoire ("la Sidération"), ou de le faire de façon tellement distante, tellement dépourvue d'aiguillon dramatique, qu'elle est répercutée plutôt que racontée ("un Songe héliotrope", "le Livre des ombres"). Dans cette optique, "le Chasseur dans l'escalier" et "le Jeu du dispatcheur" seraient au contraire les point hauts du recueil. Mais ce serait adopter une vision orthogonale à celle du livre, qui prend visiblement pour point de mire un auteur comme Cordwainer Smith, même si Lehman n'en a pas encore la richesse de texture.

Smith était un auteur chrétien, son univers était profondément habité, au-delà du grouillement superficiel des diverses formes de vie. Dans la plupart des nouvelles de la Sidération, le space opera sert une vision transcendante de l'univers. C'est une des fonctions que le sous-genre remplit à perfection. On touche de temps à autres à l'awe, à cette terreur sacrée des anglophones dont le nom même est si difficile à rendre en français. Le premier texte abat trop vite ses cartes avec cette description du Picte en Diable donnant la réplique à Ferrer, héros faustien.

Pourtant, par rapport à la tradition religieuse du space opera en général et d'Hypérion de Dan Simmons en particulier [1], ce qui fait l'originalité de Don Hérial/Karel Dekk/Serge Lehman est son inébranlable matérialisme. C'est comme un Scott Card à l'envers : si l'auteur mormon donne le meilleur de lui-même en évoquant des situations qui font douter de l'existence (ou, plus gravement peut-être, de la transcendance) de Dieu, Lehman est un athée qui se dépasse quand il flirte avec le fruit défendu de la croyance que lui tend ce vieux sournois de Jéhovah.

Mais le phénomène religieux a deux dimensions, disons mystique et morale pour simplifier, et si Card comme Lehman mettent en fait l'accent sur la morale beaucoup plus que sur la foi, la morale de Lehman est très politique, ne procède pas d'une révélation. Le Diable de Lehman est un Diable laïc, qui peut prendre le visage du capitalisme, de l'aristocratie ("le Jeu du dispatcheur", texte un tantinet explicite dans son illustration des théories kleiniennes de la SF comme littérature de la classe technicienne), ou du génocide nazi ("Dans l'abîme"). C'est peut-être l'humanité entière sur laquelle Lehman jette un regard désabusé, la supposant assez pétrie de violence pour permettre la chaîne continue de meurtres sur laquelle s'appuie le concept (plutôt hérité des histoires de vampires) de "Dans l'abîme". Mais il faut dire que toute la nouvelle est baignée d'un certain désespoir devant le cynisme du pouvoir, ce qui ne la rend que plus prenante.

L'ouvrage se conclut par une interview passionnante qui me confirme dans mon idée de Lehman comme un Gérard Klein des années 90, connaisseur surdoué du genre SF et de ses à-côtés politiques et économiques, qui se sert des meilleures formes du genre pour véhiculer des idées morales. Ce recueil — pour moitié composé d'inédits, et dont le reste a été remanié — est à ne rater sous aucun prétexte.

Notes

[1] Son influence étant particulièrement sensible sur "Dans l'abîme".

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 20