KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Michel Pagel : l'Équilibre des paradoxes

roman de Science-Fiction, 1999 & 2004

chronique par Pascal J. Thomas, 1999

par ailleurs :

Selon une convention littéraire illustrée glorieusement depuis (au moins) le xixe siècle, ce roman est raconté sous forme d'extraits de mémoires ou de journaux intimes, émanant ici de quatre personnages différents : Armand et Amélie Schiermer, Raoul Corvin et Sophie Périsset. Nous sommes en 1905. Raoul est un journaliste de gauche (il travaille à l'Humanité de Jaurès après être passé par l'Aurore) ; Armand un militaire d'origine alsacienne, qui travaille au ministère de la Guerre ; Amélie l'épouse de ce dernier ; et Sophie une hippie partie vivre en communauté vers 1969.(1) Les vies des trois premiers (qui sont amis)(2) sont bouleversées par les événements extraordinaires et tragiques qui arrivent à Gilberte Debien, la jeune femme dont Raoul est amoureux : alors qu'elle séjournait dans le manoir breton de sa famille, sa mère est tuée et elle-même violée par un homme monstrueux apparu mystérieusement. À la même période de juillet 1905, la Bretagne est le théâtre de bon nombre d'événements extraordinaires mettant en scène des individus dont il est clair qu'ils proviennent d'autres époques. Armand, Amélie et Raoul vont enquêter, et contactent certains des autres voyageurs temporels involontaires, dont Sophie, et un scientifique du futur. Et tous vont se retrouver engagés dans une lutte pour conserver à l'Histoire le cours qui leur est familier.(3)

À notre époque friande de micro-étiquettes, il est de bon ton, semble-t-il, d'accoler celle de steampunk à tout récit SF ou fantastique qui s'inspire de l'époque d'avant la première guerre mondiale. Comme d'autres gens, j'ai trouvé, et trouve encore, que le steampunk est plus un gag qu'un sous-genre ; et je pense que son trait caractéristique, bien plus que l'époque, est la référence plus ou moins pastichante aux œuvres de fiction de la période victorienne, celles de Verne, de Conan Doyle, de Wells, de Stoker, ancêtres de tant de lignées révérées de la littérature populaire. Dans cette optique, je ne vois pas la moindre nécessité (en dehors des relations publiques) de faire marcher à la vapeur un roman qui est un time opera(4) de facture classique et, disons-le sans tarder, d'excellente venue.

Pagel semble avoir choisi une voie médiane entre deux conceptions du retour vers le passé : celle qui permet les paradoxes temporels, et celle qui postule la création d'un univers divergent à chaque changement du passé. Remarquons qu'il est difficile du point de vue dramatique d'adhérer sans manquement à la seconde, car le voyageur temporel vers le passé ne peut jamais retrouver son présent ;(5) et difficile du point de vue logique de soutenir strictement la première : comment opérer une différence entre un “changement” de l'Histoire, et la simple présence du voyageur dans le passé, déjà en elle-même un facteur modifiant ? Pagel se rallie donc à la théorie (chère à Poul Anderson) de l'élasticité de l'Histoire, et son récit présentera à la fois des paradoxes (à condition qu'ils soient petits) et des Histoires divergentes (mais pas en trop grand nombre).

Ce n'est pas dans ces détails techniques que réside l'intérêt du livre de Pagel, mais plutôt dans sa forme ; chaque narrateur a sa façon de s'exprimer, et c'est là que Pagel s'en donne à cœur joie dans le “à manière de”. Raoul est une sorte de Rouletabille, et son journal reflète son esprit impulsif ; Armand, au contraire, écrit bien après les faits des Mémoires comme tous les hommes politiques de l'époque ont pu en pondre. Pagel ne reproduit sans doute pas strictement le style d'un tel ouvrage — ce serait difficilement supportable pour le lecteur contemporain de SF — mais il en crée une bonne illusion. Amélie produit un journal intime, beaucoup plus émotionnel, et Sophie enregistre sur un magnétophone à cassettes des souvenirs beaucoup relâchés, et éventuellement défoncés. Je me suis demandé si un ou deux mots de l'argot de Sophie n'appartenaient pas plus aux années 80 qu'aux années 60, mais peu importe. Tout cela est fait avec humour, et d'une lecture véritablement jouissive.

La combinaison des différents points de vue de personnages chacun attaché à un aspect différent de l'intrigue permet de plus à Pagel de satisfaire à la fois son goût pour la SF, mais aussi pour le romantisme larmoyant, avec le sort de la pauvre Gilberte, une fille honnête dont la grossesse indésirée va détruire la vie (elle s'en sortira, ne vous en faites pas)… Tout cela étant vu avec une bonne dose de distance « Parce que toute la poésie du monde, comme dit Sophie, ne pèse pas lourd face à un bon coup de matraque. » (p. 433). Et pourtant, on prend au sérieux la souffrance de Gilberte, et les convictions pacifistes de Raoul, même si les événements les font changer d'avis.

Bref, ce roman est satisfaisant à tous les niveaux, d'une lecture sans cesse agréable. Le meilleur que j'aie jamais lu de Pagel.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 33, août 1999


  1. Le lecteur de SF un tant soit peu au fait des motifs du genre aura compris dès le titre qu'il sera question de voyage dans le temps…
  2. Et qu'on retrouve — qu'on trouvait déjà ? — dans la longue nouvelle "l'Étranger", parue dans l'anthologie Futurs antérieurs.
  3. Cet aspect de l'intrigue fait l'objet d'une deuxième partie qui, à une autre époque du Fleuve noir, aurait pu être séparée en un deuxième volume.
  4. Les étiquettes maudites ont encore frappé !
  5. C'est le point de vue suivi (presque) rigoureusement par Stephen Baxter dans les Vaisseaux du temps.

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