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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 43 Ces avenirs qui n'ont pas eu lieu

Keep Watching the Skies! nº 43, juin 2002

Jacques Lesourne : Ces avenirs qui n'ont pas eu lieu

essai ~ chroniqué par Éric Vial

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Voilà, dans une maison scientifiquement très honorable, un essai intéressant la S.-F., ou plus exactement l'uchronie. On s'en réjouit. Jacques Lesourne a été directeur du Monde et professeur aux Arts et Métiers. Ça fait sérieux. Bref, on est prêt à s'enthousiasmer pour ces scénarios uchroniques passant en revue les tournants du XXe siècle, envisageant les scénarios possibles, les soupesant, montrant comment certaines choses n'auraient à peu près rien changé, comment d'autres auraient fait basculer l'histoire. Le choix du XXe siècle a sans doute facilité le travail de l'auteur, il facilite en tout cas celui du lecteur qui n'a pas à être historien professionnel, ni même à trop relire ses manuels de première et terminale — pour les générations relevant des actuels programmes. Le propos est par ailleurs civiquement intéressant, puisqu'il s'agit de faire de la rétro-prospective, de montrer comment, à un moment donné, les acteurs auraient pu imaginer la suite, ceci à l'usage de décideurs actuels — nous sommes presque tous décideurs, même si c'est fort peu, ne serait-ce qu'en mettant un bulletin dans l'urne, encore que ce ne soit pas en éducateur de l'électeur que l'auteur se pose, plutôt en conseiller des princes. Et il ne s'agit pas de prétendre tirer des leçons de l'histoire, mais de promouvoir une gymnastique intellectuelle pour mettre au point des mécanismes mentaux transférables sur l'avenir, donc applicables au présent.

En pratique, on voit défiler le déclenchement et la conclusion militaire de la première guerre mondiale, la révolution russe, la vague révolutionnaire qui la suit, le traité de Versailles, les débuts des feues Russie puis Union soviétiques, la crise de 1929, l'arrivée au pouvoir des nazis, la défaite française de 1940, les conflits internes de la France libre, les décisions stratégiques de Hitler, la situation de l'Allemagne en 1945, Hiroshima et ce qui s'ensuit, les possibilités de mise au point de la première bombe atomique ailleurs qu'aux États-Unis, la guerre froide, le plan Marshall, la construction européenne, la déstalinisation, l'histoire des pays de l'Est, l'Algérie, Mai 68, la crise dite pétrolière, l'évolution économique depuis lors, la Perestroika, la réunification allemande. Le tout avec une tendance à passer de l'histoire à la prospective, en faisant référence aux prévisions auxquelles l'auteur a participé. On a, sous une forme quasi science-fictive — mais jamais narrative ni évidemment romancée ; on reste dans l'analytique —, un manuel d'histoire qui titille les neurones.

Reste que le résultat n'est pas satisfaisant pour l'amateur de S.-F. Et encore moins pour l'historien. On a des regrets, à commencer par celui que l'ouvrage n'ait pas été rédigé plus sérieusement, et que les légitimités (intellectuelle et institutionnelle) de l'auteur l'aient mis à l'abri des remarques factuelles, des coups de stylo rouge et d'autres choses de ce genre, qui lui auraient évité de livrer ce qui est en partie un brouillon, en partie un essai où la subjectivité se peint aux couleurs de la scientificité — ce qui n'étonnera guère ceux qu'énerve le Monde, et qui considèrent, en cette année Hugo, que c'est le meilleur quotidien français… “hélas !”.

L'historien s'irritera. Ainsi, p. 49, écrire que l'alliance entre Mussolini et Hitler aurait pu être évitée si Anglais et Français avaient reconnu la conquête et la colonisation de l'Éthiopie par l'Italie en 1935-1936, c'est oublier que la reconnaissance du fait accompli suivit de peu l'entrée de Badoglio dans Addis-Abeba, et surtout que l'occupation même du pays posa des problèmes, que la pacification ne fut jamais une réalité hors des villes et routes principales (de jour), bref que les troupes italiennes étaient sérieusement occupées, ne pouvant et tenir cet empire et menacer sur leur frontière nord, comme elles l'avaient fait la première fois où l'Allemagne avait essayé d'annexer l'Autriche, bref que l'Italie pour exister en Afrique avait laissé le terrain libre à Hitler en Europe centrale, ce qui préparait une prochaine alliance en supprimant les points de friction, et que l'attitude des démocraties occidentales n'avait pas grande importance, en dehors même du fait qu'elles négociaient et traitaient bien plus avec Mussolini que ne veulent s'en souvenir gauche et droite pour des raisons opposées (la première pour exhiber une virginité antifasciste, la seconde pour l'accuser d'être responsable du retournement d'alliance par pure hostilité idéologique) — par ailleurs, l'Éthiopie, ce sont les sources du Nil, or l'Égypte était satellite britannique ; de plus, la route terrestre entre la nouvelle colonie de l'Italie et la Libye, conquise elle en 1911, passait par le Soudan, dit “anglo-égyptien” ; rien de cela ne pouvait réjouir Londres. Le rédac-chef va peut-être maugréer que KWS est un fanzine de S.-F. et genres circumvoisins et non un succédané de la Revue d'Histoire moderne et contemporaine. Mais la méthode de Lesourne est souvent la même : l'auteur évoque p. 11 « l'énorme réserve de connaissances » que les historiens « ont accumulée », mais dans la pratique, des impressions d'époque, portées par des polémiques, sont élevées au rang de vérités vérifiées, ce qui amène à faire de Lénine l'inventeur des camps de concentration p. 75, en oubliant la guerre des Boers, à escamoter p. 97 le fait, gênant droite et gauche, que c'est le Front populaire qui a relancé l'armement de la France, à attribuer au PCF, p. 102, le refus de « mourir pour Dantzig » exprimé dans une formule célèbre par Marcel Déat, ancien espoir du socialisme français passé à l'extrême-droite, à suggérer p. 120 que les gouvernants de la dictature vichyste auraient pu attendre une occasion de rentrer en guerre auprès des Alliés alors que la victoire nazie était la condition absolue de leur pitoyable pouvoir, ou à imaginer p. 113 une entrée de l'Espagne franquiste dans la guerre aux côtés de l'Axe plus facile avant l'armistice qu'après, en oubliant que ç'aurait été soit appeler tous les Espagnols sous les drapeaux, et les armer, au lendemain de la guerre civile, soit occuper les troupes “sûres” à autre chose qu'à la terrible répression qui suivit cette dernière. L'oubli des rapports de force, ou de l'idée qu'on en avait, est manifeste lorsqu'est regretté p. 148 que les Occidentaux n'aient pas lancé une opération dans les Balkans en sus de celles en Italie, Provence et Normandie, ou lorsque, même si la réalité de la conférence de Yalta est bien distinguée du mythe que le gaullisme dépité a construit autour d'elle, Lesourne y montre p. 151 un Churchill se battant “comme un lion” pour sauver l'Europe de l'Est, et victime des faiblesses et des naïvetés de Roosevelt, alors que s'il y eut partage de l'Europe, ce fut entre ce même Churchill et Staline, et avant Yalta — mais la mythologie nationaliste française suppose d'encenser l'un (auquel la liberté du monde occidental doit par ailleurs réellement beaucoup) et de dénigrer l'autre. Parfois, des a priori inavoués ou inavouables semblent faire surface, quand est question p. 169 de “démocratie d'ordre” — le modèle serait-il salazariste ? —, ou quand sont envisagés p. 211, comme solutions qui auraient éventuellement sauvé l'unité yougoslave, une adoption de l'économie de marché et surtout un découpage en “districts ethniquement purs” (!!!). Le crypto-nationalisme né de la contemplation de la surface couverte par une même couleur sur une mappemonde se manifeste aussi p. 299, quand parmi les hypothèses quant à l'avenir de l'Europe apparaît « une fédération à quatre (Allemagne, France, Italie, Espagne), noyau dur d'une confédération à trente », ce qui semble considérer comme négligeable tout pays de moins de 301 262 km2. On appréciera, par exemple du côté du Benelux. Passons sur le coup de pied en vache aux trente-cinq heures p. 238 — ou sur l'assimilation entre Communauté européenne et OTAN qui fait regarder p. 178 ou 276 comme une catastrophe une participation de pays “neutres” à la première —, pour espérer que parfois, le propos ne soit produit que par l'absence de relecture, comme lorsque p. 286 le « scénario qui est celui de l'Europe à la veille de la Seconde guerre mondiale » comporte le fait qu'au « centre dominent un autoritarisme modéré et un libéralisme teinté de réforme », ce qui semble pour le moins inadéquat vers 1938 en ce qui concerne un pays situé aussi nettement au centre de l'Europe que l'Allemagne, avec à sa tête, à l'époque, un certain Hitler, assez peu “modéré”.

La scrogneugneurie de l'auteur est également “sociétale” et intellectuelle, quand p. 222 les gauchistes de Mai 68 sont définis comme « intoxiqués par le marxisme et la psychanalyse », accouplement qui laisse un peu dubitatif, tandis que parmi les problèmes de l'université de l'époque, il y aurait eu le fait d'avoir « développé des disciplines aussi fragilisantes que la sociologie ou la psychologie », la polarisation sur cette dernière discipline et sur la psychanalyse pouvant rappeler à l'amateur de Science-Fiction des diatribes du sieur Ron Hubbard, même si Lesourne n'a certainement rien à voir avec une pompe à fric pseudo-religieuse. Un moralisme anti-individualiste et catastrophiste se manifeste assez clairement lorsqu'il est dit p. 232 à propos des pays producteurs de pétrole que « en accélérant la libéralisation des mœurs, le flot des richesses pétrolières dissout le ciment social » ou p. 295 que dans une possible future société européenne « libre, permissive, transparente, pacifique », et en gros libérale-libertaire, « La majorité se sent heureuse, mais la collectivité est aboulique, le lien social se désagrège, l'autorité se dissout ».

Les bâclages et absences de relecture sont manifestes, et ne correspondent pas qu'à des horreurs malencontreuses ou à des scories typographiques, comme un mot inexplicablement entre crochets dans ce qui n'est pas donné comme une citation p. 126, ou des “op. cit.” dans les notes alors que le titre invoqué n'a pas été indiqué auparavant, comme pour tel ouvrage de Raymond Cartier, ou de René Rémond. Dans ce dernier cas, la citation de la p. 167, donnée dans les notes de fin de volume, p. 312, comme venant des p. 422-423 d'un livre anonyme, est trouvable aux p. 375-376 de Notre siècle, de 1918 à 1991 (Fayard, 1991), reproduit au Livre de Poche. Cela n'aurait pas grande importance. Mais il arrive que la forme reflète le fond, et le bâclage semble bien plus systématique. On peut s'inquiéter, en particulier, de la minceur de la documentation. Et de son tri. Évidemment, comme les rares notes ne renvoient guère qu'à des citations explicites — parfois inutiles quand il s'agit de relatives banalités créditées à tel ou tel, ce que les lecteurs de Lucky Luke connaissent comme syndrome de Jesse James, ou plutôt du frère d'icelui —, on peut plaider que bien d'autres titres ont été lus et utilisés. Mais comme il arrive trop souvent, dans neuf chapitres sur vingt-quatre s'il faut être précis, que les quelques références soient toutes au même volume, on peut soupçonner que pas grand-chose de plus n'a été utilisé. Et le choix n'est pas toujours incontestable. De bons, d'excellents auteurs, parmi les plus reconnus par la corporation, ont été convoqués, René Rémond déjà cité, Nicolas Werth, Charles Zorgbibe, Pierre Gerbet ou Jean-François Bled par exemple. On ne contestera pas non plus l'usage de mémoires, celles de Joffre, de Foch, de Broussilov, de Trotsky ou de Kissinger. Mais R. Cartier a été nommé plus haut, et le feu patron de Paris-Match, s'il est utile, pose problème dès lors qu'on en use comme source unique. À vrai dire, tout le monde est plus ou moins dans ce cas, et le recoupement est une des premières règles qu'on tente d'inculquer à l'apprenti-historien, mais il est des cas où c'est particulièrement nécessaire. De même, l'économiste Alfred Sauvy, malgré sa réputation, relève lourdement de la cloche unique qui ne permet d'entendre qu'un son. Et les livres de Pierre Montagnon aux éditions Pygmalion (la Grande histoire de la seconde guerre mondiale, 1992, et Histoire de l'Algérie, 1998) ne semblent en général pas jugés par les historiens comme incontournables ni comme susceptibles de remplacer tout autre. De même, de bons livres peuvent être un peu dépassés, et il peut être quelque peu hasardeux de raisonner sur l'Allemagne nazie à partir d'un ouvrage de 1959, dû à William L. Shirer, quelles qu'aient été ses qualités, ou sur l'Europe des lendemains de la première guerre mondiale à partir d'un manuel de Maurice Beaumont, la Faillite de la paix, publié aux PUF, éminemment honorable, mais remontant, lui, à 1945. Est-ce un réflexe corporatiste que de dire que les historiens ont quelque peu travaillé depuis ?

Et là, au soulagement j'espère du rédac-chef qui commençait à se demander s'il publiait toujours un fanzine de S.-F., il y aurait quelques comparaisons à faire avec cette dernière. Parce que Lesourne la regarde d'assez haut, comme il regarde d'ailleurs bien des choses. Du haut de son œuvre passée, du haut de sa légitimité, que sais-je. Or il me semble que ceux qui écrivent des uchronies se documentent un peu plus. Et c'est une litote. Certes, il ne méprise pas totalement la Science-Fiction. Il ne la connaît sans doute pas mal, au moins dans ses principes, puisque p. 11, il indique que dans l'histoire-fiction, comme dans sa démarche, il s'agit de « déduire logiquement les conséquences d'une hypothèse modifiant l'état social à un moment donné ». Mais il ajoute que « l'intention n'est pas de distraire ni d'amuser », rappelant fâcheusement le « Messieurs, faites emmerdant ! » asséné autrefois à ses rédacteurs par le patron d'un ancêtre du Monde. Et il ajoute surtout que chez lui, « l'imagination est, à tout instant, tempérée par la rigueur des méthodes prospectives ». Ce dont ce qui précède porte à légèrement douter. Par ailleurs, il se prend manifestement les pieds dans le tapis en considérant p. 302-303 que pour qu'elle « mérite d'être développée » l'uchronie des prospectivistes nécessite « une vraisemblance suffisante de sa naissance » et en ajoutant entre parenthèses que « la rétroprospective n'est pas la Science-Fiction ». On trouvera peu de cas où l'uchronie science-fictive se développe à partir de l'invraisemblable, même dans les histoires de voyageur temporel, car alors celui-ci n'est là que pour aider le lecteur à se projeter sur lui, et le grain de sable qu'il introduit pourrait être manifestement remplacé par un événement naturel du type accident cérébro-vasculaire. Et quand ce n'est pas le cas, on est aux marges du genre, comme avec De peur que les ténèbres, de Lyon Sprague de Camp — ressenti justement comme un roman sur le voyage temporel plus que comme une uchronie —, ou dans le mélange des genres, avec une nette composante de Fantastique ou de Fantasy, comme chez Johan Heliot — ce qui ne nuit d'ailleurs en rien à la qualité, ni même à l'intérêt indirect pour l'historien, mais ceci est une autre affaire. Bref, il y a pour le moins sous-estimation de la S.-F. Et aussi des capacités des auteurs d'uchronies à se documenter, ou de leur culture, qui égale ou dépasse souvent sensiblement les quelques volumes cités dans ce qui se donne pour un ouvrage sérieux. Qui n'a pas vu Roland Wagner accumuler la documentation pour une uchronie en préparation tournant autour de la guerre d'Algérie — et de la musique, évidemment — n'a rien vu. Les uchronies publiées hors S.-F. peuvent être l'occasion de déploiements d'éruditions, et il suffit de parcourir les notes de bas de page semées par Jean D'Ormesson dans la Gloire de l'empire, ou celles bien plus nombreuses de Maurice Goldring dans la République populaire de France (1949-1981) pour s'en convaincre. Et celles dues à des auteurs de S.-F., si elles font moins appel à un pastiche d'appareil critique jouant avec une scientificité postiche, supposent quelques lectures pour que l'univers bâti ne s'effondre pas fort rapidement.

Il me semble enfin que certaines remarques de Lesourne sur l'homme plus ou moins providentiel sont pour le moins sommaires, avec une insistance particulière sur le personnage de Mussolini. La récente biographie homonyme due à mon bon maître Pierre Milza (Fayard, 1999) aurait pu être utilisée. D'autres livres du même auteur existent. On n'est donc même pas obligé de lire l'italien pour se faire une idée. Et l'idée pourrait être que Mussolini n'est pas exactement un bon exemple d'individu faisant l'histoire. Il est plutôt du côté du « je suis leur chef, donc je les suis », surfant sur des courants le dépassant, donc composant, négociant, louvoyant, ou au contraire se précipitant dans ce qui lui semble une avenue ouverte devant lui. Dans ces conditions, il est difficile de faire comme Lesourne, de rêver le “Duce” en démiurge — et en démiurge multicarte, qui aurait pu tout autant diriger une révolution, ou instaurer un régime simplement conservateur, qu'être à la tête de la dictature qui a sévi dans notre réalité ; ce qui en revanche rend bien compte de la complexité de son itinéraire historique réel et de ses velléités successives. C'est là en fait une conception de l'histoire, assez peu élaborée, assez peu plausible, fondée sur les “grands hommes”. L'ancien directeur du Monde est tout d'un coup tourné sur sa gauche par le Figaro, ou du moins par feu Frossard, qui, le 3 juillet 1968, ce qui ne rajeunit personne, y écrivait que « on a toujours tendance à s'imaginer que les révolutions sont l'œuvre des révolutionnaires, alors que ce sont plutôt les révolutionnaires qui sont le produit des révolutions », formule valable évidemment aussi pour les contre-révolutions, fussent-elles posthumes et préventives comme le fascisme italien.

Bref, au-delà même de la subjectivité, et des positions idéologiques clandestines, l'absence de travail se conjugue avec un contentement de soi, ou une dilatation de l'ego, assez peu satisfaisants. Cela dit, l'ouvrage, au total, est loin d'être désagréable à lire — ce peut être une vertu de la superficialité. Il peut même fournir des idées en grand nombre pour des romans. Ou pour des rêveries privées. Ou pour des réflexions stimulantes. Mais ceux qui viendront y faire leur marché auront tout avantage à compléter sérieusement leur information, et à ne pas considérer qu'on aurait là un modèle de rigueur auquel se conformer.