KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jeff Prucher : Brave new words

the Oxford dictionary of science fiction, 2007, sans équivalent francophone

chronique par Jean-Jacques Régnier, 2010

par ailleurs :

Peut-être avez-vous entendu parler d'un livre bizarre titré Brave new words ? Ce ne serait pas étonnant : il en existe une bonne dizaine, touchant à des domaines aussi variés que le vocabulaire de l'amour, la manière dont la littérature peut sauver la planète, ou le sauvetage de la libre parole par la technologie, ou un “addictionnaire”. Les différents auteurs de ces ouvrages n'ont pas pu résister à cet irrésistible jeu de mots en hommage à Aldous Huxley. Mais ici, je n'en vise qu'un, le seul sans doute à avoir sa place au milieu de ces recensions.

Il s'agit d'une sorte de vocabulaire de la Science-Fiction, écrit par Jeff Prucher, et qui recense les mots qui, d'une manière ou d'une autre, relèvent de (ou ont été créés par) la SF.

On y trouve, classés par ordre alphabétique, une foultitude de termes, d'aerocar à zero-g, en passant par bug-eyed monster, cyborg, dystopia, FTL (faster than light, bien sûr), humanoid, multiverse, neuronic, parallel universe, replicant, subspace, terraforming, j'en passe et des meilleurs. Chaque terme est suivi d'une définition, puis d'une série de citations dans l'ordre chronologique d'utilisation. Ainsi insectoid (adj.) est défini comme “insect-like” et suivi d'une citation tirée de Star maker (Créateur d'étoiles, 1937) d'Olaf Stapledon, puis de phrases tirées d'œuvres de Satterfield, Foster, Benford, Card et Jeter. La définition est parfois accompagnée d'explications plus détaillées ou de remarques.

Je ne les ai pas comptées, et rien dans le paratexte ne donne ce renseignement, mais, sur une base moyenne de 3,5 termes par page sur 278 pages utiles, j'arrive à une estimation d'un gros millier d'entrées. Il faut cependant tempérer ce nombre, à cause d'une très grande présence de doublets, triplets, quadruplets de quasi-synonymes. Par exemple, insectoid, cité plus haut comme adjectif, constitue aussi, en tant que nom, une entrée autonome (“an insect-like alien”), avec ses références propres. De même, posthuman apparaît non seulement deux fois, comme nom et comme adjectif, mais voisine également avec posthumanism, posthumanist, et posthumanity.

Voilà, je ne me plongerai pas dans l'analyse critique de ce corpus, sinon en faisant quelques remarques ponctuelles : le fait qu'on n'y trouve aucun terme autour de certaines racines pourtant évidentes, par exemple nano- ; que certains termes y sont bizarrement absents, comme transilience (Ursula K. Le Guin : transport matériel plus rapide que la lumière), tachyon (particule se déplaçant plus vite que la lumière) ; qu'on n'y trouve pas de noms propres, ce qui entraînerait en effet une terrible inflation de termes (mais cependant le terme Klingon y figure) ; qu'on n'y trouve pas toujours l'origine des termes cités (par exemple, il n'y a pas, à propos du terme ansible, l'explication donnée par Le Guin selon laquelle ce mot est dérivé de answerable — ni d'ailleurs l'hypothèse, non avérée y compris par l'auteur elle-même, selon laquelle ce terme aurait “délibérément” été formé par anagramme du mot lesbian) ; enfin que les deux racines qui semblent avoir généré le plus grand nombre de mots composés sont : time (21) et surtout space (72). Rien d'étonnant…

Il va de soi que l'ouvrage recense exclusivement des termes anglo-américains. La seule exception que j'ai trouvée est triviale : il s'agit, on l'aura deviné, du terme robot. Je note aussi que, bizarrement, les deux premières lois d'Arthur C. Clarke sur le possible scientifique sont données dans leur version originale, mais aussi dans la version française parue chez Retz en 1964, dans Profil du futur, sans doute parce que c'est cette dernière version qui parle pour la première fois de “première” et “seconde” loi de Clarke. En tout cas, ce monopole de l'anglais n'est ici pas étonnant : il aurait été difficile de recenser les termes spécifiques à la Science-Fiction dans toutes les langues où il en existe. Ce qui m'a étonné, cependant, c'est ceci :

L'ouvrage commence par une brève introduction de Gene Wolfe, intitulée "Speak science fiction like an Earthling" (Parlez la Science-Fiction comme un Terrien). Wolfe y développe l'idée selon laquelle tout le monde devrait être intéressé par la Science-fiction pour au moins « une demi-douzaine de raisons ». Exactement six, de fait… La deuxième, la plus développée, m'a interloqué, raison pour laquelle je la traduis ci-dessous in extenso :

« Deuxièmement, parce que la Science-Fiction est d'origine anglo-américaine. Il y a eu des précurseurs dans d'autres langues, sans doute le plus réputé étant l'Histoire véritable de Lucien de Samosate ; les précurseurs, cependant, n'étaient que cela : des précurseurs. Un homme et une femme ont été sérieusement proposés comme les premiers écrivains de Science-Fiction. Il s'agit de Mary Wollstonecraft Shelley, l'auteur de Frankenstein, et de Herbert George Wells, auteur de la Machine à explorer le temps. La première était, bien sûr, l'épouse de Percy Bysshe Shelley, l'homme qui écrivit l'"Hymne à la beauté intellectuelle" et qui fut l'un des plus grands poètes anglais. Le second était un professeur londonien qui, lorsqu'une longue maladie le rendit trop faible pour enseigner, écrivit un chef-d'œuvre. Ils montrèrent la voie, tous les deux, et ce livre l'illustre clairement.

» On cite souvent les noms de Robert A. Heinlein, Isaac Asimov, Ray Bradbury et Arthur C. Clarke comme les plus grands auteurs de Science-Fiction du siècle maintenant passé, les successeurs de Wells et de Mary Shelley. Les trois premiers sont américains, et le dernier anglais. Les auteurs de Science-Fiction continentaux se plaignent amèrement (je les ai entendus) que leurs compatriotes ne lisent rien de ce qui n'a pas été traduit de l'anglais, que les lecteurs de pays comme l'Allemagne ou la Scandinavie n'apprécient réellement que la Science-Fiction anglophone. Yves Meynard, dont la langue maternelle est le français, écrit en anglais (il propose de traduire ses propres livres pour les éditeurs français). Un Espagnol de ma connaissance (P.R. Gomez) fait de même. Tout ceci est très différent de ce qui se passe dans les autres domaines littéraires. Les spécialistes de Shakespeare savent tout ce qu'il doit aux Italiens. »

On croit rêver, non ? J'ai beaucoup d'admiration pour Gene Wolfe. Mais là, franchement, il m'en bouche un coin. Cette espèce d'ignorance de tout ce qui ne relève pas du pré carré anglo-saxon me stupéfie. Pas un mot de Verne ou Rosny aîné, pour les origines, passage à la trappe de tout ce qu'on fait Barjavel, Efremov, Lem, Renard, Aldani, Curval, Jeury, les Strougatski, Boulle, pour les classiques, Evangelisti, Aguilera, Lehman, Ayerdhal, Eschbach (dont des Milliards de tapis de cheveux a pourtant été traduit en anglais), pour les plus récents.

Yves Meynard n'écrit pas qu'en anglais, et s'agissant de P.R. Gomez, peu connu au bataillon, ce que j'en sais est qu'il n'écrit pas non plus seulement en anglais, mais qu'il vit et travaille aux États-Unis, ceci expliquant peut-être cela. Quoi qu'il en soit, une liste des auteurs de SF non anglophones qui écrivent dans leur propre langue serait interminable, preuve d'ailleurs qu'ils sont lus par leurs compatriotes et souvent, grâce à des traductions, par des lecteurs “continentaux” d'autres langues. Et puisque Wolfe cite l'Allemagne… que penser du succès de Perry Rhodan et de ses traductions dans une bonne dizaine de langues différentes dont, notons-le, l'anglais ? Tout cela, Wolfe semble l'ignorer totalement.

Mais c'est fou ce que les États-Unis peuvent parfois être une autre planète… J'ai lu récemment, dans deux textes venus d'Outre-Atlantique, des scènes supposées se dérouler l'une en Espagne, l'autre en Italie où, dans un restaurant, un protagoniste appelait la serveuse à sa table pour se faire “resservir” du café. Et la serveuse arrivait portant un “pot”. Dans des pays à expresso ! Ah, si aux États-Unis on se décidait à traduire un peu plus de textes non anglophones…

Pour en revenir au dictionnaire lui-même, un dernier point : en mentionnant le nombre approximatif d'entrées qui y figurent, j'ai omis de préciser que l'importance du corpus doit être très fortement tempérée : on y trouvera en effet, comme je l'ai dit, des termes relevant de la Science-Fiction elle-même ; mais on y trouvera aussi de nombreux termes relevant du jargon du fandom à propos de lui-même : actifan, annish, bheer, egoboo, feghoot, filk, gafia et ses dérivés, goh, lettercol, mundane, neofan, perzine, prozine, stefnist, sharecropping, thish, j'en passe.

Je vous laisse le soin de deviner le sens de certains de ces vocables mystérieux. En tout cas, voilà une preuve supplémentaire que le milieu de la Science-Fiction, exception dans le champ de la sociologie littéraire, fonctionne parfois comme une secte parlant sa propre langue…

Jean-Jacques Régnier → Keep Watching the Skies!, nº 67, décembre 2010

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