KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Blandine Le Callet : la Ballade de Lila K

roman d'Anticipation littéraire, 2010

chronique par Éric Vial, 2010

par ailleurs :

Rien, en apparence, ne vient désigner ce roman pour un compte rendu dans KWS. Pas même une quatrième de couverture qui a l'appréciable vertu de nous épargner les dénégations rituelles en littérature générale, ces proclamations pseudo-magrittiennes affirmant que « ceci n'est pas de la Science-Fiction » qui trop souvent font conclure que c'en est, mais de la fort mauvaise. Un détail science-fictif est bien présent, mais bien malin qui devinera à ce stade que le « chat multicolore » est un produit de manipulations génétiques. Et parler in fine d'un « livre qui s'interroge sur les évolutions et possibles dérives de notre société » peut mettre la puce à l'oreille, mais ne mange guère de pain et pourrait s'appliquer à un quelconque roman situé dans un cadre résolument contemporain, s'il n'est point trop radicalement nombriliste (et même…). On peut déjà considérer tout ceci comme un bon point. Parce qu'effectivement, cela se passe dans le futur.

Par ailleurs, même si ce n'est pas tout à fait le sujet ici, et si je ne vois guère quelle pertinence et a fortiori quel intérêt pourrait avoir mon opinion sur la question, il semble que du point de vue de la littérature générale, ce roman est une réussite, au moins relative. Que la voix de la narratrice accroche le lecteur, que l'écriture soit de qualité sans pour autant dévorer la narration. Et l'impression subjective et confirmée par d'autres, exposées sur l'internet, point trop publicitaires, et positives. Chez des gens que l'aspect SF laisse froid, pour ne pas dire de glace ou pis.

Reste donc à rendre compte de l'histoire, et de cet aspect SF. Ou plutôt anticipation. La narratrice raconte son enfance et son adolescence, ce qui n'a rien d'original. Pas plus que n'ont grand-chose d'original a priori la rencontre avec un éducateur peu conformiste, relayé par un autre beaucoup plus conformiste tombé amoureux mais tenu à distance, ou, au travail, la fixation non moins amoureuse sur un supérieur hiérarchique… Mais cette enfance commence par un enlèvement par la force publique, le placement dans une institution d'éducation, des dysfonctionnements variés mêlés à une intelligence remarquable, bref une situation paroxystique moins courante, vue de l'intérieur avec le seul mais important décalage chronologique de la narration. C'est déjà plus loin du tout-venant déjà qualifié de nombrilesque, même si l'on pourrait se livrer à une exégèse quelque peu tétracapillotomique, et en tout cas indiscrète, moyennant une connaissance de la vie de la romancière que je n'ai pas, en se demandant par exemple si l'institution d'éducation n'est pas une version radicalisée, fantasmée, dantifiée, des classes préparatoires et des écoles dites normales et prétendues supérieures, par ailleurs chères au rédacteur de ces lignes et au rédacteurenchef de KWS : un hasard me permet d'identifier, sous l'éducateur peu conformiste, un portrait fantasmé d'un très remarquable universitaire effectivement en butte à l'imbécillité et à la mesquinerie dans son (illustre) établissement. La situation est par ailleurs d'autant moins ordinaire, et on va (je vous rassure) en arriver à quelque chose qui ressemble à de la Science-Fiction, que le monde décrit, ou plutôt évoqué, est vite un peu étrange : au début de la lecture, on pouvait penser à notre époque, et aux enfants enlevés à leurs parents ou rendus orphelins par des dictatures sud-américaines spécialisées comme on le sait dans la défense des valeurs sacrées de la famille, façon Argentine videlienne ; mais il y a trop d'hélicoptères dans le ciel, les dates ne cadrent pas, on tombe très rapidement sur des “événements” d'extrême fin de siècle, 98 me semble-t-il me souvenir, il s'avère qu'on est à Paris… et que la vie quotidienne présente quelques traits originaux — originaux mais pas trop, et c'est d'ailleurs ce qui peut faire tiquer l'amateur de Science-Fiction, parce que ça les rend digérables par la littérature générale. Outre le chat transgénique déjà évoqué, on rencontre des caméras partout, jusque dans l'intimité des domiciles ; les livres ne sont pas à proprement parler interdits mais tenus en suspicion au prétexte de cas d'allergie ou de contamination, et remplacés par des versions numériques ; les sex toys sont un élément éducatif normal ; on s'aperçoit que Paris est coupé de ses banlieues par des cloisonnements matériels et sociaux, et qu'il y a eu quelques événements violents, assez en tout cas pour qu'une des quatre tours de la Bibliothèque nationale de France ait disparu. En prime, on croise au moins deux chimères, une concierge d'immeuble et un employé de la susdite BnF, le second davantage décrit et jouant un rôle plus important que la première — cela dit, il n'est guère question de leur nature, ce qui ne gênera pas l'amateur de Science-Fiction, habitué, et évitera d'effaroucher le public normal du roman. Pour ce qui est des autres éléments, ils relèvent à la fois d'un tout-venant calamiteux et d'un traitement intelligent qui les sauve. En effet, caméras, livrophobie, principe de précaution disproportionné en matière sanitaire, normalisation de la libération sexuelle et mur murant Paris ou tout autre secteur socialement privilégié pour le protéger, tout cela fait partie d'un attirail passé dans le sens commun, à divers titres ou dans divers groupes, et formant le b.a.-ba d'une phantasmatique fort convenue. Mais en même temps, les caméras dysfonctionnent du fait de leur implantation ou de l'usure ; la lecture n'a pas été condamnée comme telle, et la numérisation permet une centralisation et une censure assez discrète pour être quasi-inaperçue donc efficace ; Paris n'est pas hermétiquement clos mais filtre les entrées provisoires pour raisons de travail, communique avec l'extérieur, et s'est de toute façon étendu bien au-delà du boulevard périphérique, avec des reconstructions et des reclassements sociaux qui font par exemple de La Courneuve, désormais, un quartier chic à basse densité de population. On sent ainsi sinon une réflexion approfondie sur le futur, du moins une intelligence interdisant que des inquiétudes d'actualité, portées par l'air du temps, se résolvent en images d'Épinal caricaturales, en carton-pâte apocalyptique, en symboles sans consistance ni plausibilité. Et en comparaison d'autres productions, ce n'est pas rien. C'est même éminemment appréciable.

Après, on pourra ergoter, bien entendu. Du strict point de vue de l'anticipation. Trouver que tout cela a été propulsé bien loin dans le futur pour quelque chose qui ressemble d'assez près à notre réalité. Et pourrait bien même être en retrait par rapport à elle par exemple pour ce qui est de la technologie des caméras. Considérer que les émeutes et guerres civiles évoquées, autre phantasme puisé dans l'actualité ou dans les événements banlieusards de l'automne 2005, auront difficilement eu le caractère mondial qui justifierait une telle congélation. Mais ce n'est après tout qu'une question de dates. Peut-être un effet de la volonté de décontenancer un instant le lecteur en lui laissant croire initialement qu'il est toujours dans le présent, dans un début de siècle, et non déjà au suivant. Sans doute aussi la conséquence d'une prudence intellectuelle, du souci de justifier les changements par les décennies, ce qui n'a pas grand sens en matière technologique mais peut en avoir davantage en ce qui concerne leurs conséquences sur les mentalités ou la société… Reste qu'au total, il semble y avoir là une réussite littéraire, encore que bien entendu je ne puisse l'affirmer que de seconde main d'une part, et, d'autre part, alors que l'on fonçait droit sur un nid de poncifs approximatifs, ceux-ci ont été déminés, customisés, rendus plausibles non seulement par la mise en récit mais aussi par des modifications de leur structure.

Bref, le lecteur de KWS peut se risquer à cette lecture sans courir le risque de prendre un coup de sang, et il en tirera divers plaisirs annexes : les uns sont spécifiques au genre, spécifiques même à la littérature de genre où la variation dans la répétition, surtout quand elle est intelligente donc originale, est l'un des fondements du pacte entre auteur et lecteur, les autres relèvent de la littérature littératurante et il n'en sera donc pas davantage question ici. Et comme il ne semble pas que ce roman ait été repéré à parution par notre microcosme, il était bon qu'il en soit question ici.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 67, décembre 2010

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