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Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

Arrivée en fanfare

La musique creuse le ciel

Charles Beaudelaire

Une ouwelln ! pensa Liercha, quel superbe spécimen ; jamais je n'avais remarqué cette plante à pareille hauteur ! Près de quinze dormes du sol ! Il faut absolument que je la cueille pour l'apporter aux prochains Jeux. »

[gravure numérique de l'auteur]Sa tige ferme et bien formée suspendue à deux mètres cinquante du désert, semée d'épines velues, se développait dans l'espace telle une calligraphie. Sa longueur n'excédait pas l'envergure des bras du Martien. Épaisse et rose, son dessin s'inscrivait parallèlement au terrain, offrant à chacune de ses extrémités les corolles ciselées, les pétales pétrifiés d'une effloraison rare. Les fleurs de pierre dessinaient d'étranges spirales dont la couleur rouille orange suggérait les entrelacs d'un bijou de fer forgé fraîchement peint au minium.

Sans nul besoin de bondir, Liercha la saisit délicatement en étendant un bras, puis s'installa mollement sur le sable pour procéder à sa sauvegarde.

D'un coup de main précis, fruit d'une longue pratique, il neutralisa les organes antigravitiques de la plante, en sectionnant, d'un coup de son ongle en dent de scie, les baies vertes qui gonflaient la tige. Ces organes repousseraient prochainement, mais, en attendant les prochains Jeux, le Martien entretiendrait la fleur dans les jardins aériens qui ornaient les alentours de son dba. Suintant du ciel indigo, la lumière pâle du soleil creusait des ombres mystérieuses sur les pétales minéraux de la plante ; Liercha s'étendit sur le sable rouge pour observer les fluctuations des reliefs et le mouvement des corolles lentement décloses.

Maintenant il ne subsistait plus entre ses trois doigts qu'une tige rosâtre, couverte d'un lichen rugueux. L'ouwelln dormait. Il la déposa dans sa large poche ventrale et poursuivit son voyage à travers les sables de l'antique planète. Si le traumatisme de cette cueillette empêchait la fleur de s'épanouir naturellement, Liercha savait comment la faire repousser, en la plaçant à la hauteur exacte où il l'avait cueillie, douze jours après, à la même heure, à la même minute de préférence. Le processus inverse de sa flétrissure se produirait, libérant d'abord les spires de ses étamines, prélude à la floraison.

C'était un Martien comme les autres ; il ne souffrait pas de xénophobie, de misanthropie, ni de quelque psychose personnelle qui l'aurait poussé à s'éloigner de ses semblables. En dehors de la période des Jeux — durant laquelle les habitants de Mars se réunissaient pour renouer des liens d'amitié amoureuse favorable à la reproduction —, en dehors de cette période fugitive de faste et d'orgueil où le peuple jadis souverain de la planète retrouvait une apparence de splendeur à travers les jeux musicaux et les concerts auxquels ils s'adonnaient, les Martiens passaient le plus clair de leur temps dans la solitude la plus absolue. Isolés au cœur des déserts, éloignés de plusieurs centaines de kilomètres les uns des autres, soit ils hibernaient au sein de leurs dbas, soit ils couraient la planète à l'affût de l'inspiration.

Abdiquant toutes leurs prérogatives de créatures civilisées, les habitants de Mars avaient quitté les cités, fui la promiscuité, abandonné le commerce, rejeté l'industrie, l'agriculture, délaissé les arts pour concentrer tous leurs efforts vers la seule manifestation de l'esprit qu'ils appréciaient encore : la Musique.

Êtres indolents et légers qui se réservaient durant l'année pour cette seule joie, cette seule activité, ce seul plaisir à la saison venue. Leurs concerts puisaient à l'enthousiasme, à la fureur poétique ; leur manière de créer ne reposait sur aucune tradition. Nul compositeur n'était capable de faire jaillir de son cerveau des concertos ou des symphonies qui eussent rallié les suffrages des humains. Chacun se livrait aux délires de la création, sans thème préparé. Des centaines d'exécutants improvisaient en virtuoses sur ces mélodies, quitte à les abandonner pour suivre les fantaisies harmoniques d'un groupe dissident.

La population s'était fixée aux alentours de trois cent mille têtes et rien ne pouvait en faire varier le nombre. Rien ne pouvait inciter les Martiens à abandonner l'indolence heureuse où ils se complaisaient. La nourriture ne faisait pas défaut. Elle n'était même pas difficile à obtenir dans le désert ; mais pour trois cent mille individus seulement. Des joutes amoureuses où chacun s'attribuait un sexe à volonté, peu d'enfants naissaient, et leur nombre compensait exactement les pertes.

Mars était un monde clos, un monde parfait. L'équilibre biologique, constitué à l'encontre des lois de l'entropie, survivait à la décadence. Ce soleil froid, cette vie larvaire, cette atmosphère raréfiée semblaient le préserver. Les dunes se perdaient à l'infini, le sable rougeoyait, le soleil et les nuages diaphanes jouaient de leurs ombres fugaces sur les mamelons qu'un vent léger déformait parfois.

Sous un ciel presque noir où les étoiles traçaient le sillon de leurs courses lointaines, Liercha ne ressentait pas le froid intense, parce que sa chair était glacée, ses membres desséchés, sa peau racornie. Son corps avait subi la même transformation séculaire que Mars elle-même. Dans ce monde immobile, l'empreinte de ses pas, en forme d'étoile à trois branches, constituait la seule trace de vie.

Lorsqu'il marchait, ou plutôt, lorsqu'il tourbillonnait autour de ses trois jambes, Liercha ne ressentait rien, pas même l'ivresse de l'effort physique. Il vivait sans parler, sans chanter, sans penser, sa conscience des choses repliée à l'intérieur de lui-même, au plus profond de son cerveau. Ses trois yeux en spirales scrutaient l'horizon en quête d'un objet, d'une fleur, d'un oppidum, d'un paysage qui éveillerait sa curiosité.

Pour le moment le Martien n'avait qu'un but : retrouver l'emplacement de l'antique cité de Spart.

Lors des derniers Jeux, Arielch, sa compagne éphémère des joutes amoureuses, lui avait mentionné que d'extraordinaires vestiges gisaient encore dans la ville en ruine. Elle lui avait affirmé qu'on y découvrait des objets datant de plusieurs millénaires ; pour preuve de ses dires, elle avait exhibé un modèle archaïque d'instrument à fil et verre dont elle avait su tirer des accords nostalgiques. La curiosité d'abord, puis l'émotion avaient suscité chez Liercha le désir d'en posséder un semblable.

Mars vivait pour la musique. Toute cette planète, ces millions de mètres cube de sable rouge, ces trois cent mille créatures tripodes, ces deux lunes ne servaient qu'à produire des sons. Le travail lent de l'évolution, le labeur de millions d'individus, le prodigieux effort d'une civilisation désormais oubliée aboutissaient à cette impasse, à ces ruines enfouies sous les dunes, à ce peuple las et inutile. Lorsque tous les individus de ce monde en décadence auraient exprimé leur message musical, la nécessité de se perpétuer ne subsisterait peut-être plus chez ce peuple. Certains le redoutaient sans y croire. D'autres souhaitaient au plus profond d'eux même que les périodes de jeux deviennent si fréquentes qu'il n'en existerait plus qu'une seule, tout au long de l'année, enrichie de liens sybarites. Les plus audacieux espéraient que l'équilibre se briserait avant terme. D'après eux, Mars connaîtrait alors soit une renaissance, soit une disparition définitive des créatures que l'évolution avait engendrées.

Mais Liercha ne se posait aucun de ces problèmes, il cherchait la cité de Spart afin d'y découvrir une relique instrumentale du passé. Lorsque la masse imposante de ses ruines surgit enfin à l'horizon, définie par de massifs entassements de rocs noirs, un regain de vie, un frémissement de joie irradia furtivement son esprit.

Depuis des millénaires, les tours horizontales des cités avaient chu. Faute de soins attentifs, les machines s'étaient déréglées à mesure que les micro-organismes contenus dans le sable s'infiltraient dans leurs rouages. Privées de soin, les centrales d'énergie s'étaient épuisées, entraînant le déclin des moteurs antigravitiques. En équilibre précaire dans le ciel mauve des temps anciens, la ville en suspens et ses architectures monumentales s'étaient écroulées, avec un bruit sec et dur, un bruit de pierre qui se brise. Les blocs de basalte sertis d'acier avaient explosé en mille éclats noirs, bijoux mortels dont la mitraille avait labouré le sol des jardins, écrasant les fleurs, tuant les milliers de Martiens qui s'y ébattaient encore, s'adonnant aux licences physiques de la décadence.

Spart était morte, comme ses sœurs lointaines ; ses barres lumineuses ne brillaient plus dans le ciel. Qui aurait pu imaginer sa splendeur, le dessin vertigineux de ses lignes, la beauté de ses formes suspendues à travers l'inimaginable chaos de ses vestiges ?

Pour Liercha, comme pour ses frères de race, le monde n'avait toujours été que désastre et destruction. Son sens esthétique s'était constitué autour de ces villes mortes, de ces morceaux de roches éclatées qui jonchaient le sol du désert, rongées par le vent, mordues par le soleil, érodées par les rares pluies de limon rouge.

Dans le ciel, l'indigo virait au noir, le reflet des étoiles faisait briller l'immense étendue de poussière et de rocs, suscitant des myriades de lueurs phosphorescentes, piquetant la brume légère qui levait des dunes. La nuit de Mars commençait.

Privé d'un éclairage artificiel qui aurait facilité sa tâche, Liercha entamerait demain ses recherches. Le temps n'avait pas d'importance ; il possédait l'éternité.

De sa poche, il sortit l'ouwelln qu'il avait cueillie ; la plante reposerait au sol durant la nuit. Pour être sûr qu'elle ne mourrait pas pendant le transport, il lui procurait ce moment de détente à l'air libre. Les organes antigravitiques commençaient déjà à repousser. Demain à l'aube, si son système aérotropique n'était pas déréglé, l'ouwelln bondirait du sol pour se fixer à quelques centimètres. Il la cueillerait de nouveau. Ses pétales de pierre repousseraient jusqu'à son prochain essor.

C'était le moment de dormir, bien qu'il ne ressentît aucune fatigue. Il torsada ses trois jambes ligneuses, referma ses trois yeux spiroïdaux et son corps entra en catatonie. Dans un ultime sursaut organique, tous les pores de sa peau tannée sécrétèrent une bave de silice, pâle et diaphane. Ce cocon minéral se répandit sur son corps, moulant ses moindres replis, preuve que la décadence n'avait en rien atténué les capacités physiques de sa race. Puis il n'exista plus jusqu'à l'aube prochaine.

Mars mourut aussi. Seuls Phobos et Deimos poursuivaient leur ronde inlassable autour de la planète, éclairant d'une lumière spectrale les troncs de cônes éclatés de la cité de Spart, créant des ombres doubles autour de ses piliers sectionnés, creusant des galeries de ténèbres entre ses débris informes.

L'ouwelln jaillit dans l'atmosphère dès les premiers rayons du soleil ; le satin marmoréen de ses pétales se diapra d'une fine buée. Liercha se réveilla, gonfla ses muscles pour se débarrasser de la gangue de silice qui se brisa en mille paillettes argentées. Pour soulager un début de dépression, il s'ébattit, tourbillonnant autour de lui-même dans une danse improvisée.

Afin de se retrouver tel qu'il s'était endormi, sans aucune préoccupation, sans angoisse, il devait maintenant se soulager des trois rêves coutumiers. Le premier concernait sa naissance ; le second évoquait sa première union hermaphrodite à l'adolescence ; le troisième donnait une représentation de sa mort. Sans cette purge mentale, il risquait de s'engourdir à jamais.

En dehors du rythme quotidien des jours et des nuits, de veille et de sommeil, de la répétition saisonnière de la période des Jeux, rien ne perturbait sa pensée. Chaque jour, il se réinitiait à la vie par ces rites familiers. Sans personne à qui parler, sans aucune entité dangereuse à affronter, sans péril à traverser les sables du désert, la monotonie de son existence risquait d'entraîner cette maladie mortelle qui guettait ses semblables, la paralysie minérale.

Liercha se restaura, plantant sa trompe frontale dans le sable, afin de l'absorber puis de le recracher par l'extrémité anale de son corps longiligne. Son organisme dissolvait et assimilait immédiatement les éléments nutritifs contenus dans les différents minerais.

Une fois repu, il s'engagea dans la cité.

Jeu des ombres et des lumières, du sable rouge et des blocs noirs, contours, détours, tours écroulées, masses dévorées par les dunes, essaims de pierrailles, immobilité, silence, silence plus lourd encore sous les voûtes sombres des galeries déchiquetées par le ciel indigo, aiguilles titanesques, murs obliques et luisants. À l'approche de cet univers ensorcelant, une étrange euphorie le gagna.

Une graine sauteuse bondit soudain à l'approche de Liercha. Elle jaillit en frémissant jusqu'à trente mètres de hauteur et s'écrasa sur une dalle de basalte, se fendit en quatre morceaux qui sautèrent à leur tour puis retombèrent et se divisèrent de nouveau. Ces mouvements, ces fragmentations successives se répétèrent jusqu'à ce que les parcelles de la graine soient devenues si fines que le déroulement de son cycle de division ne fut plus perceptible.

Le Martien se réjouit de cette rare manifestation d'un monde frénétique. Il en ignorait les motifs. Pas plus que ses frères, il ne s'intéressait par principe aux phénomènes physiques, climatiques de la planète, ni à l'étude chimique et organique des plantes et des matériaux de Mars. À peine si parfois l'incidence d'un son nouveau l'incitait à entrevoir un concept musical ou, du moins, l'adjonction de cette sonorité originale aux manifestations musicales des Jeux. Mais il ne cherchait jamais à en analyser les causes profondes.

Ainsi, certaines orgues de basalte chantaient lorsque soufflait le dwelln. Pourtant, les vibrations musicales de ces immenses tuyaux noirs qui furent jadis creusés par les ancêtres, rongés aujourd'hui par le vent, restaient inutilisées. Tout au plus subsistait-il chez lui un vague regret de ne pouvoir intégrer un son si riche aux concerts. Pour que cet orgue naturel s'intégrât dans un ensemble harmonique, il aurait fallu fournir tant d'efforts, créer une telle cohésion entre les participants en unissant leurs efforts ! Ni Liercha ni son peuple n'en avaient jamais réalisé le projet informulé.

Le monde semblait achevé, les années tournaient en boucle sur elles-mêmes. La planète expirait et l'existence de ses habitants pouvait se comparer à la survie de derniers fantômes. Les amitiés amoureuses, les jeux, les longues errances à travers les déserts rouges étaient réglés d'avance, selon les normes d'une vie antérieure. Il n'y avait plus de place pour le hasard. Les Martiens n'avaient aucun problème à résoudre, aucun objectif à atteindre. Ils n'éprouvaient pas le besoin de s'interroger sur leur avenir. Les rares dérogations aux lois de la nature qu'ils s'autorisaient, ne bousculaient pas le rythme régulier des saisons. Même au sein de leurs joutes amoureuses, ils répugnaient à la célébration du désir.

Liercha éprouva une fugitive impression de tristesse, une faible impulsion de révolte.

Un dwelln léger s'était levé à travers les orgues de basalte ; des sons polyphoniques s'échappaient des galeries mortes comme d'autant de bouches. Il se souvint d'une époque ancienne où les Martiens se recueillaient sur les bords des canaux, avant que le sable ne les comblât, pour s'abîmer dans l'écoute fascinée des modulations sonores le long des rives.

Les sifflements suaves, chuintements, cris, grincements, roucoulements, borborygmes que le vent faisait surgir des galeries en ruines lui rappelaient ces concerts naturels. Soudain, Liercha perçut en leur sein une sonorité étrange qui troubla agréablement ses oreilles vibratiles. Les prémisses d'harmonies exquises. De mémoire de Martien, personne n'en avait jamais ouïe de semblable depuis longtemps. Cherchant des équivalences dans ses souvenirs, Liercha s'émut de ce bruissement : « Il évoque celui qu'émettaient les derniers animaux ! » pensa-t-il. Réflexion des plus insolites. En effet, les domestiques de la race ancienne avaient disparu. Ces créatures de métal fabriquées à l'image des espèces autochtones de Mars servaient jadis aux travaux usagers, à la culture des fleurs, à l'entretien des cités, des machines.

Le dernier rebech avait cessé toute activité depuis près d'une décennie. Sa vieille carcasse n'était déjà plus bonne à grand-chose. Tout au plus obtenait-il des rendements plus élevés de matières nutritives en forçant des plantes grimpantes dans le sable ! Son métal se désagrégeait. Un jour ses mouvements s'étaient ralentis, ses gestes s'étaient déréglés, puis sa bouche avait cessé d'émettre des sons. L'animal de métal avait subi le même sort que ses frères. Son corps s'était désintégré en une poussière impalpable jusqu'à ce qu'il n'en subsistât plus rien.

Cet événement n'avait pas troublé l'organisation martienne. Depuis longtemps déjà le peuple décadent ne se souciait plus des agissements de rebechs. Ils les laissaient vivre exclusivement pour les sons qu'ils émettaient. À la disparition de l'ultime spécimen encore actif, une chape de silence s'était abattue sur la planète. C'est à cette occasion que les Martiens avaient spontanément exalté le désir d'enivrements musicaux. Liercha s'en souvenait bien, en créant un cycle de concerts durant la saison des Jeux, ils combattaient inconsciemment contre la sournoise invasion du silence, toutes leurs réserves vitales axées vers ce combat contre le mutisme de l'univers.

Oui, ces sons ressemblaient fort à ceux du rebech ; modulés dans la gamme hertzienne, ils se répétaient à des fréquences variables en des fluctuations riches et variées qui couvraient un spectre de dizaines d'octaves. Liercha ressentait une étrange satisfaction à se nourrir de cette mélodie irréelle.

Peut-être provenait-il d'un instrument oublié, négligé durant les fouilles sommaires, ou d'un animal ayant survécu à la disparition de l'espèce. Il ne pouvait opter pour l'une ou l'autre de ces deux solutions. Son esprit n'était plus entraîné à jouer avec les hypothèses, à les sérier, les analyser pour faire un choix. Après des siècles d'inactivité, son sens de la recherche, même la plus empirique, s'avérait totalement inhibé.

Cependant, pour la première fois depuis longtemps, ce bruit, si différent de ceux qu'il avait l'habitude de moduler, éveillait sa sensibilité. Il ressentait le besoin d'approfondir le phénomène.

Liercha tourbillonna à travers les ruines avec une célérité inaccoutumée et parvint auprès d'un entonnoir de sable.

La chose étincelait parmi les décombres d'un ancien établissement de bains minéraux. Du métal, pensa-t-il, certainement un animal de métal, un rebech de facture inconnue.

Le son persistait et vrillait agréablement ses oreilles. Un son qu'il n'avait jamais entendu lorsque les serviteurs des temps anciens vivaient encore. Il tranchait sur ceux que la pierre, l'ormyre ou le lierch produisaient lorsque les participants des Jeux frappaient sur leurs instruments traditionnels. C'était à la fois insinuant et agréable, perfide et doux. Malgré son flegme naturel, Liercha ressentait un malaise persistant à son audition, en même temps qu'il ne pouvait s'en détacher. Quelle béatitude procurait l'écoute de ces vibrations !

Arielch avait raison, la cité de Spart recelait bien des merveilles !

Le dwelln en s'amplifiant provoqua un cyclone minuscule. C'était lui, probablement, qui venait de former cet entonnoir, livrant à Liercha le secret des entrailles de Spart.

Le Martien se laissa débouler sur la pente sablonneuse.

Le rebech de facture inconnue luisait doucement. Aucune faille, aucune ouverture ne venait rompre sa surface. Oblongue et lisse, la chose paraissait un peu plus grande que lui, surtout dans le sens de l'épaisseur. Liercha conclut qu'il aurait pu s'y introduire facilement s'il en avait connu la méthode. Repliant ses trois jambes en étoile, il s'installa devant pour mieux l'étudier, espérant déceler le signe d'une vie latente, source de la musique mystérieuse.

Comment se faisait-il qu'une telle masse de métal ne se fut pas dissoute depuis le temps qu'elle se trouvait enfouie dans le sable ? Comment avait-elle pu échapper aux regards d'Arielch ? Pourquoi semblait-elle d'une essence étrangère à Mars ? À partir de quelle énergie fonctionnait-elle ? Autant de questions sans réponses, autant de problèmes que Liercha entrevoyait et refusait d'examiner plus profondément.

À moins qu'il existât jadis d'autres sortes de tours que les villes aériennes, destinées à produire un tissu musical permanent pour le divertissement des ancêtres. En leur sein, des créatures de métal, aussi perfectionnées que celle qu'il examinait en ce moment, créaient des mélodies originales. Ces rebechs étaient si solidement conçus qu'ils avaient résisté à la chute. Sans doute étaient-ils équipés de systèmes autonomes de survie. Patiemment, ils s'étaient auto entretenus au cours des millénaires pour produire éternellement des sons.

Dans le cerveau atrophié de Liercha surgit la vision d'une prophétie. En apportant ce rebech aux Jeux, il provoquerait un changement profond dans les coutumes de son peuple, peut-être un bouleversement total de leur approche musicale. Ces pensées pulsaient dans son cerveau en ondes douloureuses qui bouleversaient son organisme. Comment endiguer cette excitation qui montait ?

Le Martien s'allongea sur le sable rouge et se laissa entièrement envahir par les vibrations. Emporté dans les hautes sphères d'une abstraction harmonique jamais atteinte, il s'adapta aux nouvelles ondes sonores pour gagner sans transition les prairies du sommeil par le canal d'un songe réel.

Liercha s'endormit, négligeant de sécréter sa gangue de silice. Pour la première fois de sa longue existence, il s'affranchit des trois rêves rituels pour s'enraciner d'emblée au cœur des sonorités. Puis pénétra par osmose à l'intérieur de la chose de métal. Là, il s'unit avec elle pour des improvisations nocturnes d'une beauté infinie. Le Martien chanta le frémissement des grains vivants de sable roux dans le désert infini, l'envol fleuri des ouwellns, la caresse du dwelln sur les ruines mélancoliques, l'éveil de la pensée symbolique, les sublimes vertus de la décadence et de la paresse. Grâce à l'objet mystérieux, il atteignit le vertigineux sommet de sa création musicale.

Quand il se réveilla, la décision de Liercha était prise : Il devait apporter la révélation à ses semblables.

« Mais ce rebech est intransportable », s'inquiéta-t-il brusquement. Il ne disposait en effet d'aucun moyen mécanique pour effectuer le voyage et ne pouvait songer à porter la masse de métal lisse et glissante à l'aide de ses trois bras. Aussi décida-t-il d'attendre les prochains Jeux pour avertir ses frères de la découverte qu'il avait faite.

Prise pour des raisons pratiques, cette résolution favorisait ses motifs personnels. Le Martien éprouvait l'impérieux besoin d'exploiter les ressources du nouvel instrument. Quel succès n'obtiendrait-il pas s'il découvrait en priorité les moyens d'incorporer les sonorités particulières du rebech aux futurs concerts ? Ses bras se posèrent délicatement sur le métal, ses mains plates et cornées l'effleurèrent. En contrôlant ses gestes, Liercha obtint de singulières résonances, graduables selon les normes des instruments à percussions, mais d'une large étendue chromatique. Il apprit consciencieusement à adapter sa frappe selon la durée et l'intensité du son qu'il voulait obtenir, à rythmer de ces chocs le fil musical qu'émettait continuellement le rebech, jusqu'à ce qu'il soit capable d'obtenir l'accompagnement qu'il souhaitait.

Alors, il improvisa durant de longs jours des concertos solitaires. Duels musicaux avec l'instrument qui l'enchantait, réduisant les plus merveilleux concerts des temps anciens au rôle d'insanes flatuosités. En la compagnie du rebech, il surpassait les jouissances de l'acte d'amour.

Et Liercha se perdit dans des jongleries musicales éperdues jusqu'à ce que revînt le temps du retour aux normes.

L'aspect des ruines de Spart n'avait pas évolué. Les mêmes entassements de basalte dessinaient le même décor cyclopéen sous le ciel indigo ; le sable rouge des dunes éternelles composait toujours de mystérieux reliefs mouvants sous le souffle du vent ; quelques graines sauteuses se divisaient en éclatant au sol sous l'impulsion d'une étrange détermination et se dissolvaient aux regards. Mars s'identifiait à un monde en sursis. L'ouwelln que Liercha avait cueillie s'était fortifiée et développait à profusion dans l'espace de merveilleuses efflorescences autour de ses rameaux de pierre, présage d'une nouvelle Ère.

Ce fut une autre affaire de convaincre les siens de porter le rebech inconnu jusqu'aux lieux où se déroulaient les Jeux. Il mobilisa toutes ses qualités de musicien pour vanter ses vertus harmoniques. Son enthousiasme ne suffit pas. Alors, il évoqua l'apparition d'un signe céleste au-dessus des ruines, réunit autour de lui quelques disciples. Ensemble, ils convainquirent d'autres musiciens de transporter l'instrument. À cette occasion, ils inventèrent la cérémonie du Soulèvement. Animés d'une ferveur inconnue depuis des millénaires, ces Martiens provoquèrent la naissance et l'essor d'une nouvelle musique.

Les années qui suivirent cette découverte virent la mutation du peuple de Mars.

Leur conformation biologique ne subit aucune modification. Ils tourbillonnaient toujours sur leurs trois jambes, s'élevant légèrement du sol à l'aide de leurs bras en forme de pales. Ils absorbaient toujours les images par leurs yeux en spirales, les sons grâce aux pendeloques vibratiles, minces et squameuses, qui cernaient leurs visages d'un bleu sombre. Ils se nourrissaient quotidiennement du même limon rouge. Leurs habitudes d'existence, leurs mœurs amoureuses demeuraient apparemment similaires à celles du passé. Ils cueillaient encore les fleurs suspendues pour les ordonner dans les jardins qui s'étageaient autour de leurs dbas et dormaient du même sommeil aux trois rêves au sein de leur gangue de silice.

Pourtant, fait sans précédent depuis l'abandon des villes, les Martiens avaient renoncé à la solitude.

Sur d'autres points de la planète rouge, ils avaient découvert de nouveaux rebechs. Chacun d'eux émettait des sonorités ensorcelantes. L'usage de ces objets avait d'abord soulevé l'intérêt des foules, puis suscité des lieux de pèlerinage, autour desquels se constituaient des groupes sédentaires. Afin d'approfondir leur recherche musicale, leurs membres prolongeaient leur séjour au-delà des périodes de Jeux. La vie en société se reconstituait. Changement profond, soudain, qui bouleversait les mentalités. La brusque promiscuité qui naissait autour des centres de concert, entraînait des liaisons illicites qui se poursuivaient au-delà des saisons usuelles. Des enfants naissaient en surplus. Ce regain de fécondation au sein d'une population en déclin faisait surgir un printemps glacé sur la planète déserte. Une flamme nouvelle brûlait sous le ciel indigo, aux confins du vide.

L'effervescence régnait autour des centres de rebech. Les Martiens se relayaient auprès de leurs instruments pour imaginer sans cesse des improvisations nouvelles. Animation singulière qui ne perturbait en rien leur conscience.

Depuis des millénaires, Mars n'avait jamais connu ni chefs, ni maîtres, ni esclaves pour diriger ou obéir. La certitude d'être soi suffisait à justifier l'existence pour les frères de Liercha. Ils ne s'étonnaient donc pas de cette prolifération musicale, de leur effervescence amoureuse. La fin d'une longue période d'introversion ne signifiait pas celle de la décadence.

Spart demeurait à l'état de ruine. Personne n'avait jugé nécessaire de construire le moindre aménagement pour accueillir les visiteurs qui s'y pressaient. Au cœur de ces vestiges d'une civilisation défunte, l'entonnoir de sable rouge servait d'autel. Désertant leurs dbas, les Martiens se pressaient alentour dans des campements sommaires, ivres de musique et d'amour.

Arielch et Liercha y vivaient depuis plusieurs mois. Ils avaient renoué ensemble, changeant fréquemment de sexe pour varier les plaisirs. Chacun attendait un enfant de l'autre. Une jeune aurore se levait sur leur union. Leur dialogue passionnel s'enrichissait chaque jour. Leur amour n'était plus le fruit d'un simple et fugitif rapprochement saisonnier. Entre eux s'étaient créées des relations fusionnelles. De leurs esprits en contact permanent naissaient de longues séances d'improvisation sur le rebech où, parfois, ils évoquaient l'avenir de leur descendance.

Pour trouver une inspiration différente, des idées rythmiques neuves, Arielch et Liercha faisaient de fréquentes incursions vers le massif de Belliorch, qui avoisinait la cité. Rare survivante d'une érosion millénaire, cette chaîne montagneuse aux courbes molles apparaissait à l'horizon tel un décor fantomatique. Dès qu'on l'abordait, la montagne s'effritait sous les pas. Au point d'impact hexagonal de leur marche dansante, se formaient de minuscules avalanches rouges, d'infimes torrents de sable qui s'éboulaient avec grâce sur les pentes desséchées.

Un cirrus effrangé, diaphane, agonisait dans le ciel noir. Un éclair lent en jaillit qui traça un signe éphémère, gronda faiblement. Sa stridence singulière éveilla des échos inquiétants dans le ciel de Mars qui se répercutèrent sur les pentes rousses des monts Belliorch, sur les ruines noires de Spart.

Le nuage se résorba.

« Peut-être un nouveau rebech qui atterrit, dit Liercha ! Ils se multiplient depuis quelque temps.

— Je n'en suis pas sûr ! Sa taille n'est pas habituelle, répondit Arielch.

— Il se dirige vers nous, cria le Martien. »

Amorçant son orbite d'atterrissage, le premier astronef terrien à atteindre Mars pénétra dans l'atmosphère légère de la planète rouge.

Les ordinateurs calculaient à partir de la Terre les données nécessaires à un amarsissage exempt de tout danger.

L'équipage avait été restreint au maximum afin de ne pas accroître le volume de la fusée. L'étroite cabine de pilotage comprenait deux hommes seulement. L'un, moulé dans un scaphandre pneumatique à pression compensé, les oreilles vissées dans un casque d'écoute, transmettait par des touches décisives au tableau de commandes les informations vocales que lui communiquaient les experts scientifiques. Le second, dans une position à peine plus confortable que le premier, rêvait à ses dernières conquêtes féminines dont il avait accéléré le rythme avant de s'envoler, en prévision des risques de la mission, surtout s'il y trouvait une mort glorieuse.

Une secousse leur annonça qu'ils avaient réussi.

« Terminé ! dit le chef d'équipage.

— C'est fini, vieux frère ? Je ne peux pas y croire, cria le colosse en se débarrassant de sa gangue de protection.

— On est arrivé sur Mars ! C'est à toi de jouer maintenant, ajouta le pilote. Terminé pour moi.

— Change de disque ! Sacré Marvel, débarque avec moi, je t'invite, gémit comiquement l'athlète. »

— Dans trois minutes l'astronef doit repartir. J'ai largué les vivres et l'oxygène de réserve, grouille-toi de descendre ! » répliqua sèchement son compagnon. »

Et il reprit son dialogue avec la Terre, fixant son casque autour de ses oreilles.

« Foutu Marvel, rien à en tirer », grommela l'explorateur en fixant de petits conteneurs scientifiques, des mini fusées en kits sur les parois de son scaphandre.

Après deux ans de voyage dans des conditions difficiles, chacun détestait l'autre. Sans ajouter un mot, sans accorder un regard ou un geste amical à son acolyte, Carter ouvrit le sas et sauta sur le sol de Mars, sans inquiétude aucune, puis se dirigea vers les amoncellements de rocs noirs qu'il distinguait au loin.

L'explorateur eut le temps de parcourir quelques centaines de mètres avant que le vaisseau décollât pour se placer en orbite, paré à toute éventualité. La mission avait coûté si cher qu'il n'était pas question de perdre les deux hommes et le vaisseau spatial. Carter se trouvait seul pour vingt et un jours. Séjour calculé au plus juste pour se faire une opinion sommaire de la planète afin de préparer un éventuel débarquement des Terriens, circonscrire les points d'eau, situer les éventuelles traces de civilisation, recenser les ressources apparentes de la planète rouge.

C'était un homme solide et athlétique spécialement entraîné pour cette mission, libéré de tous complexes, raisonnablement dur à la fatigue, d'un quotient intellectuel suffisant, subventionné depuis l'enfance et jouisseur à l'occasion, bref un représentant typique de l'espèce humaine de l'époque.

Il s'approcha de Spart au pas de course, sans perdre son souffle et découvrit avec stupéfaction qu'il s'agissait de ruines habitées.

L'explorateur s'installa sur un socle de basalte et observa durant deux jours le spectacle des Martiens. Son opinion faite, il se replia vers la base et attendit sagement le retour de l'astronef, en appliquant son programme de recherches. Parfois, de grands soubresauts de rires le secouaient.

Deux ans plus tard, les membres de la commission réunis autour de Carter l'examinaient avec circonspection. Dès son retour sur Terre ceux-ci avaient soustrait le colosse aux sollicitations de la presse pour recueillir ses informations sous le sceau du secret. Même Marvel n'avait su lui arracher le moindre commentaire au cours du retour.

— Un échec serait grave, nous attendons des explications, intima l'un d'eux, devant l'attitude hilare de l'astronaute.

— Pour une arrivée en fanfare ! ricana-t-il stupidement.

— Mais précisez, Carter, précisez, exigea le président de la commission.

— Nous avons réussi un exploit exceptionnel avec nos modules téléguidés. Tous ceux que nous avons lancés depuis une dizaine d'années ont atteint leur but, dit l'explorateur en reprenant son sérieux.

— Ils se sont peut-être posés sur Mars, mais nous n'en avons exploité aucun. Ils n'ont jamais cessé d'émettre d'incompréhensibles messages radio synthétisés sur ordinateur. Impossible de les remettre en marche pour procéder aux explorations. Certains scientifiques pensent que leurs circuits ont brûlé en traversant l'atmosphère

— Les Martiens les utilisent pourtant.

— Auraient-ils assimilé la technique de nos moteurs atomiques, shunté les systèmes d'analyse à leur profit ?

— Non, non, dit l'astronaute en s'étranglant, ce sont des créatures assez puissantes pour soulever l'un de ces modules, même s'ils ne peuvent par les transporter fort loin. Ils tapent dessus comme s'il s'agissait d'un instrument à percussion, ils tapent dessus et semblent ravis. Je crois qu'ils s'en servent pour créer des sons nouveaux. De ces effets musicaux, ils accompagnent les messages radio qu'ils captent directement à la source pour les détourner. Leurs cerveaux sont munis d'émetteurs récepteurs grâce auxquels ils communiquent entre eux. Vos petits hommes verts, qui sont d'effrayants géants rouges, pratiquent une forme de télépathie hertzienne. Voilà pourquoi les signaux que vous recevez sont incompréhensibles. Ce sont des chants martiens portés par des voix humaines…

Carter fut incapable de poursuivre son exposé ; car chaque fois qu'il évoquait la mascarade des créatures tripodes frappant à coups redoublés sur les modules d'exploration, il était secoué d'une hilarité intempestive.

Après le scandale financier et l'échec scientifique de cette première mission, le gouvernement mondial jugea inutile d'envoyer un autre vaisseau vers Mars, dont les ressources s'avéraient difficilement exploitables à peu de frais.

Mais, sur la planète rouge, la civilisation avançait à grands pas. Le choc provoqué par la nouvelle musique avait suscité une profonde révolution des esprits. L'essor de ce peuple endormi fut si prompt, si prodigieux qu'il était à la veille de découvrir le vol interplanétaire au moment où la dernière guerre nucléaire ravageait la Terre.

Première publication

"une Arrivée en fanfare"
››› Satellite 15, mars 1959
Cette nouvelle a été entièrement remaniée et révisée en 1996 et comporte une gravure numérique de l'auteur