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Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

l'Œuf d'Elduo

Tout doit pouvoir être libéré de sa coque

André Breton

Dans le vaste recensement auquel se livraient les habitants de l'Empire galactique, il arrivait qu'un monde échappât à leurs investigations ; tel était le cas pour la planète unique qui gravitait autour de Sigma du Grand Chien. [gravure numérique de l'auteur]Accompagnée de ses deux satellites, elle gravitait sans fin dans le vide, attendant que les explorateurs viennent en prospecter les ressources éventuelles. Car, malgré les milliards de systèmes stellaires, très faible s'avérait le nombre de ceux où la vie pouvait naître, promesse de richesse.

Cet état de fait ne pouvait durer. Les Galaxiens de l'époque trouvaient inadmissible d'ignorer une seule île de l'espace et de la laisser vierge. Avides de sensations nouvelles, ils recherchaient des matériaux précieux afin d'orner leurs résidences, des végétaux extravagants pour agrémenter leurs jardins, des parfums imprévus, des couleurs inédites, des odeurs exaltantes, des espèces de vie étranges à apprivoiser ou mettre en cage, quand elles ne servaient pas à enrichir leur expérience sensuelle. Bourgeois, travailleurs, intellectuels, aventuriers, parasites, tous espéraient de ces missions frétées par des sociétés contractuelles spécialisées.

Les chercheurs se pressaient aux portes des ministères et des organismes financiers pour compléter d'une pièce supplémentaire le puzzle cosmique dont ils tentaient de reconstituer la mosaïque depuis le début de l'ère intersidérale.

Pourtant, l'autorité de tutelle opposait à ces velléités une somnolence, une complication qui rendaient leur organisation difficile. Connaisseur émérite de l'Histoire, le Régent pensait que l'ouverture vers les mondes extérieurs risquait d'entraîner à long terme des problèmes insurmontables. C'est pourquoi, depuis un petit siècle, il freinait la conquête spatiale. Lorsque des journalistes l'interrogeaient à ce sujet, il évoquait la question d'éthique soulevée par la conduite de l'espèce humaine envers des races réputées inférieures. Son mandat lui interdisait de favoriser les pratiques sauvages employées par le passé. Il se référait aux créatures réduites à l'esclavage par des pionniers, quand elles n'avaient pas été victimes d'un génocide. Le Régent disait freiner l'exploration spatiale pour mieux la contrôler. En réalité, il croyait qu'un jour l'humanité en expansion rencontrerait ses maîtres. Nul monarque ne souhaiterait rester dans l'histoire comme le vaincu de la première guerre galactique.

Néanmoins, lorsque la pression de l'opinion publique se faisait trop forte, une destination nouvelle était désignée par tirage au sort.

Quand il fut décidé qu'une mission explorerait Sigma du Grand Chien et sa planète, l'émotion s'empara des esprits. Malgré les lenteurs de l'administration, l'expédition vit enfin le jour. De tels voyages vers les étoiles inconnues faisaient désormais figure d'événement. L'information holovisée s'en montrait friande.

Le jour du départ, la foule se pressait autour du spatiocroiseur Alcalanda. Cette année-là, sur la planète mère d'où partait l'expédition, la mode dictait le port d'eltas phosphorescents. Ainsi vêtues, les femmes passaient telles de fantomatiques silhouettes d'où émanait une lueur attirante, idéalisant leurs formes ; ce qui ne manquait pas d'aviver le désir des mâles les plus blasés. Ceux-ci exhibaient la barbe en collier ; par un goût frondeur, ils reliaient leur système pileux à leur crâne rasé par des tatouages littéraires.

L'envol du vaisseau fut applaudi par des millions d'amateurs. Quelques heures plus tard, l'Alcalanda cinglait à la vitesse d'un million cinq cent mille parsecs vers la constellation du Grand Chien.

« De nouvelles créatures s'approchent », pensa l'être solitaire, le temps est enfin venu de réaliser mon œuvre d'imagination.

Née d'un caprice de l'évolution, cette intelligence exceptionnelle n'avait jamais pu s'incarner. Depuis les origines, elle existait sous forme de concept. Chaque fois qu'un visiteur s'était posé sur Elduo, elle avait tenté de s'infiltrer dans son esprit. Les spécimens d'une multitude de races s'étaient montrés inaptes à supporter sa pensée. Leurs cadavres décomposés depuis des millénaires formaient l'humus infécond de la planète. Après une éternité de réflexion, elle avait choisi d'élaborer un piège subtil, susceptible de propager sa mystérieuse essence de vie au sein de l'univers.

L'être collecta les images mentales des nouveaux explorateurs, étudia leurs mœurs, leurs méthodes de réflexion, leurs passions, leurs désirs, leur mode de reproduction, découvrit leur nécessité de se nourrir. Alors, lentement, il élabora un paysage inexplicable.

Son leurre venait d'être mis en place lorsque les visiteurs atterrirent.

En vue de la planète, le commandant Destrève fit décroître l'allure, puis se mit en orbite d'approche. Les experts se proposaient de procéder à une première évaluation, tandis qu'un ordinateur sémantique à programme aléatoire cherchait un nom de baptême pour la nouvelle colonie. Les cercles de l'Alcalanda autour du globe se rétrécissaient, la vitesse diminuait ; bientôt, le vaisseau se posa sur Elduo.

Un lait d'étoiles diffusait dans le ciel violet. La plaine infinie s'allongeait jusqu'à l'horizon, d'un noir à faire pleurer les yeux, coupée çà et là d'édifices ovoïdes d'une matière blanchâtre. Formes géométriques d'une taille énorme qui opposaient leur transparence de jade aux grandes nébuleuses.

Elduo ! Tous les explorateurs cédaient maintenant à l'émotion. Même les plus blasés succombaient à l'enthousiasme quand ils abordaient un monde nouveau. Malgré son type terrestre, la planète possédait une atmosphère surchargée de gaz carbonique qui interdisait aux voyageurs d'y respirer librement. Enfermés dans leurs bioscaphes, les premiers explorateurs retenaient leurs souffles, à l'écoute du silence intérieur de leurs bulles de confinement.

Bientôt, il devint évident que cette terre de l'espace faisait partie des épaves désertées à la suite d'une épidémie inconnue, ou d'un brutal changement climatique. Elduo témoignait de la prodigieuse inventivité d'une race mystérieuse, disparue avant d'entrer en contact avec les Galaxiens. Les membres de l'expédition éprouvaient un enthousiasme fébrile à l'idée de recueillir une somme de connaissances nouvelles. La plupart en attendaient des avantages matériels, les autres des découvertes scientifiques inestimables.

Tous les coptéors furent sortis de l'immense spatiocroiseur qui dressait sa masse sombre sur le sol d'Elduo. Sur la gauche, Sigma du Grand Chien, soleil vert pâle, déclinait lentement, tandis que deux satellites projetaient de grandes ombres obliques à l'aplomb des constructions ovales, statues parfaites, qui rythmaient les perspectives jusqu'à l'horizon des quatre points cardinaux.

« On dirait un cimetière d'oiseau, » formula avec justesse un des chercheurs, soulignant le dessin symbolique des structures et leur ordonnance.

Dés le lendemain, les scientifiques se scindèrent en équipes plurifonctionnelles, comportant un membre de chacune des disciplines fondamentales, pour explorer systématiquement la planète. Toutes ses caractéristiques seraient recensées, puis ajoutées au formulaire général de la Galaxie qui comportait déjà plusieurs milliards de références. Rien de sa constitution ni de son évolution ne devait rester ignoré. Il fallait qu'un diagnostic soit prononcé sur les causes de son naufrage biologique. Deux semaines terrestres suffiraient à parachever cette tâche, ce qui en représentait cinq sur Elduo.

Malheureusement, passé ce délai, aucune découverte notable n'apporta sa pierre à l'édifice des connaissances galactiques. Elduo ressemblait à s'y méprendre à ces multitudes d'autres planètes qui achevaient leur court cycle d'évolution par la disparition de leur faune, de leur flore, sans explication. L'espèce supérieure et sa civilisation n'y avaient pas résisté. Vagues tentatives de l'énergie pour créer de la pensée, que l'entropie vouait à la faillite. Pas besoin d'être grand clerc pour obtenir cette pure spéculation statistique.

Ce fiasco n'excluait pas tout mystère. Ainsi, les édifices ovoïdes que le temps n'avait pas érodés semblaient construits dans une matière non identifiée dont la dureté exceptionnelle n'avait jamais été constatée sur un autre monde. Dressés pour défier les millénaires, ils opposaient une résistance absolue au matériel de haute technologie avec lequel les ingénieurs galaxiens avaient tenté de les fracturer. Sans omettre les fouilles effectuées dans leurs soubassements, aucune précision n'avait pu être établie quant à la forme de vie qui les avait conçus. Nul squelette ne fut retrouvé dans leurs fondations.

Autre miracle inexplicable, la paroi externe des monuments se couvrait de visions fantasmatiques à l'approche des explorateurs. Scénarios arrachés à l'inconscient, bribes d'images qui troublaient le regard, perturbaient la pensée des chercheurs par effet de résonance avec leurs rêveries les plus secrètes.

Néanmoins, quand ces derniers les sondaient, l'intérieur semblait plus opaque que la mort. Nul appareil de projection d'une technologie primitive, nul simulateur graphique n'étaient logés en leur sein. Non seulement l'origine et la destination des sculptures ovales échappaient à l'analyse, mais le but des projections mouvantes à leur surface demeurait énigmatique.

On n'attendait plus que le retour de la mission alpha, chargée de procéder à l'étude des traces sémantiques, pour regagner la Terre.

Lorsque Destrève, son chef, débarqua du coptéor, tenant dans ses mains gantées un objet dont il était difficile de distinguer la nature, ce fut la ruée. Tous attendaient un miracle. Ce fut avec un certain désappointement qu'ils purent examiner la trouvaille. Sauf erreur, ce n'était qu'un œuf, à peine plus gros que celui d'une poule.

« Je l'ai trouvé au pied d'un monument. Ne dirait-on pas une forme de progéniture ? » plaisanta-t-il en souriant.

Pour un observateur impartial, la vue de ces experts scientifiques s'affairant autour d'un objet aussi peu métaphysique qu'un œuf, avec des mines graves et réfléchies, frisait le ridicule. Surtout en connaissant le prix de la mission : sept millions de contarts. Et nul n'ignorait que la Régence avait supprimé toute dévaluation depuis un millénaire. Un système capitaliste à croissance zéro, sans adversaire à sa taille, permettait de préserver à son économie un équilibre autoritaire.

Un détail, cependant, justifiait cette attention : l'œuf ne paraissait pas fossile. Un bruit discret se faisait entendre lorsqu'on l'agitait près du pavillon de l'oreille.

L'objet fut entouré de soins prophylactiques, amoureusement enrobé de plusieurs couches d'oxyouate thermique afin de l'isoler totalement de l'atmosphère extérieure, puis placé sous perfusion dans un coffret de plaxaine hermétiquement clos. Quel que soit l'être qu'il renfermait en puissance, ce cadeau de l'espace pouvait assurer le succès de la mission ; de telles raretés atteignaient des sommes considérables. Mieux, si quelqu'un parvenait à le faire éclore, le remboursement de la mise serait décuplé.

L'Alcalanda regagna précipitamment la Terre afin qu'on puisse se livrer en toute quiétude aux expériences nécessaires à l'amortissement de la mission.

Avec méthode, les experts analysèrent d'abord la composition chimique de l'objet en procédant à son étude spectroscopique. Ces travaux, joints à d'autres expériences, démontrèrent que les composants organiques de l'œuf d'Elduo différaient à peine de celui d'une poule. Malgré la fin de son élevage depuis la généralisation de la nourriture synthétique, le gallinacé terrestre et son œuf faisaient partie du patrimoine culturel galaxien ; son pouvoir symbolique défiait le temps. Les hologrammes obtenus par imagerie nucléaire confirmèrent cette opinion. Ils ne permirent pourtant pas d'identifier l'embryon tant sa forme était molle et fluctuante. Chaque cliché révélait une métamorphose, comme si l'animal présumé avait eu le pouvoir, à ce stade primitif du développement, de changer d'apparence à chaque fois qu'on croyait l'identifier. Les prélèvements d'échantillons au laser n'apportèrent aucun éclaircissement.

On injecta différents liquides par perfusion osmotique afin de tester sa résistance et le nourrir. Quel qu'ils soient, le protoplasme les absorba tous. Puis on plaça l'œuf dans une couveuse perfectionnée, spécialement étudiée pour la circonstance. Des spécialistes de l'élevage primitif, des princes de l'ornithologie furent appelés à son chevet. Mais l'embryon, surveillé en caméra continue derrière sa carapace, ne semblait pas vouloir se développer. Pas question de briser la coquille sans risquer une mort prématurée de l'artefact biologique. Tous les experts en assurance des compagnies commanditaires refusaient d'en donner l'autorisation.

De longs mois d'attente s'écoulèrent. En vain. Rien ne se produisit qui justifiât les espoirs que la mission fondait sur l'éclosion du bizarre ovoïde. Une prime fut offerte à qui donnerait une explication originale du phénomène. Plusieurs terriens fort riches offrirent de rembourser l'investissement de la mission en échange de la possession du précieux objet galactique. Le Régent, appuyé par les conseillers scientifiques qui avaient participé au voyage, refusa cette proposition. Atteinte à la dignité des expéditions intersidérales, jugea-t-il.

Des savants venus des plus lointaines planètes de la Galaxie, sévèrement triés par les services de tutelle, se pressèrent pour obtenir un résultat. Mais cette affluence ne suffit pas à venir à bout de la mauvaise volonté de l'œuf. Tous les procédés, même les plus imaginatifs, se heurtèrent à l'impassibilité de l'embryon. Celui-ci rejetait toute stimulation à la croissance. En changeant sans cesse de forme et de composition, il se refusait à l'identification.

« La mission fondamentale de l'œuf d'Elduo ne consiste-t-elle pas à démontrer la suprématie de la période d'incubation sur toutes formes de vie, jugées secondaires ? » s'interrogea le conseiller culturel de la Régence au cours d'une célèbre émission holovisée. « Remarquez, de surcroît, que le liquide amniotique ne subit aucune altération malgré les dangereux régimes auquel on le soumet » ajouta-t-il pour appuyer le caractère absurde et illogique de sa conclusion.

Au commencement de l'aventure, l'opinion publique s'était intéressée à ce mystérieux reliquat d'une civilisation défunte. Aujourd'hui, la passion de chaque Galaxien se trouvait portée au paroxysme. À travers les planètes de la Régence, les conversations roulaient sur ce sujet exclusif. Sur Terre, des paris fabuleux s'engageaient sur les possibilités de voir l'œuf éclore ou non. Des volumes épais consacrés à des spéculations insensées sur les origines de l'œuf d'Elduo, sa constitution, des hypothèses sur son évolution formaient déjà les prolégomènes d'une nouvelle épistémologie à vocation obscurantiste. Le film tourné lors du voyage de l'Alcalanda fut diffusé matin et soir sur les écrans de la Galaxie.

Le Régent s'aperçut du danger. En privilégiant l'actualité spatiale de façon continue, il existait un risque pour l'inconscient collectif des Galaxiens de renoncer à leur stabilité. Les effets d'une relance de l'imaginaire perturberaient à court terme la décadence dorée qu'ils semblaient avoir choisie pour forme élective de la civilisation. Faute de trouver à court terme la solution de cette énigme scientifique, il s'interrogea sur les moyens de mettre fin à la formidable curiosité que suscitait l'œuf d'Elduo. Pourtant, à la réflexion, il renonça à une décision impopulaire encadrée par des lois draconiennes. Face à un phénomène d'intoxication collective aussi peu raisonnable, la ruse semblait préférable à la répression.

Par ses succès d'homme de science autant que par ses excentricités, Alexie Soubbotine s'était fait un renom mondial. Il se présenta au laboratoire de biochimie et déclara connaître le procédé destiné à faire éclore l'œuf. On ne put lui refuser la faveur de le tester, car sa réputation excédait de loin celle des téméraires qui s'y étaient risqués sans résultat.

Le Régent autorisa la transmission holovisée en direct de la tentative de Soubbotine.

Maigre, les cheveux longs et drus tombant sur les épaules, ce dernier, revêtu d'un elta d'une saleté étudiée, pénétra sur la scène. Cent caméras braquées sur lui donnaient l'impression qu'une exécution capitale aurait lieu s'il n'apportait pas de réponse à l'anxiété des téléspectateurs. Un silence religieux accueillit son apparition. Les tatouages autour de ses yeux imitaient des lunettes archaïques. Une maxime était inscrite sur chacune de leurs branches : « Sourd, mais pas aveugle », sur celle de droite. « Pourquoi choisir entre l'œuf et la poule ? », sur l'autre. Afin de procéder à son expérience, il avait convoqué le capitaine de l'Alcalanda et quelques membres de l'équipage.

Alexie Soubbotine s'approcha de la couveuse, en extirpa l'œuf qu'il posa sur un coussin, puis se tourna vers Destrève :

« Pouvez-vous, encore une fois, me préciser les circonstances de votre découverte ?

— Eh bien ! mon souvenir s'avère toujours aussi vivace. L'objet était posé dans une anfractuosité, au pied d'une statue. Je nomme ainsi les grandes formes ovoïdes que vous avez tous vues dans le reportage filmé de la mission. Sa découverte ne s'est sûrement pas produite par hasard. Sinon, tel qu'il était placé, je ne l'aurais pas vu. Rétrospectivement, j'ai la très nette sensation d'avoir été mentalement attiré par l'œuf d'Elduo. »

Soubbotine ricana.

« C'est à la suite de ce genre de déclarations que naissent les religions. Avez-vous une preuve de ce que vous avancez ? »

Destrève fit un geste évasif. Il avait cru faire sensation en rapportant cette anecdote, maintenant, il en doutait.

« À vrai dire, je suis incapable de vous la fournir. Il m'a semblé que c'était le cas. Je n'ai pas l'habitude de contacter des entités étrangères.

— Christophe Colomb a fait mieux que vous.

— Oui, mais la coquille de cet œuf est trop dure. Vous ne parviendrez pas à le faire tenir debout.

— Je me propose de vous démontrer le contraire. »

Il sortit alors des poches de son elta un petit récipient, une montre et quelques grammes d'une poudre blanche. Il remplit le récipient d'eau distillée, puis le déposa sur une plaque thermique. Au premier bouillon, il plaça précautionneusement l'œuf dans l'eau. Ensuite, il s'assit et regarda obstinément sa montre. Le public choisi qui assistait à l'expérience connaissait les capacités de résistance de l'objet aux agressions extérieures. Journalistes, hommes d'affaires, politiciens, célébrités attendaient sans trop d'émotion qu'elle s'achevât.

Trois minutes pus tard, Soubbotine retira l'œuf du liquide frémissant.

Alors, devant les habitants de la Galaxie tout entière, il sortit un ancien coquetier déniché à prix d'or chez un antiquaire qui s'adapta fort bien au calibre de l'œuf. À l'aide d'un faisceau laser, il en décapsula prestement le petit bout, puis, avec voracité, il en avala le contenu, sans que personne n'ait eu le temps de s'y opposer.

Soubbotine se leva, s'essuya délicatement les lèvres. Puis il prononça cette courte phrase devenue légendaire :

« Dommage ! il était trop cuit. »

Enfin il ajouta :

« Si le passé est un œuf cassé, l'avenir est un œuf couvé, a écrit le poète, je vous invite à réfléchir au sens de ce message. »

Devant la fureur générale des Galaxiens, le Régent fit mettre Soubbotine en phase carcérale ; autant pour le protéger que pour se dédouaner de la farce qu'il avait mûrie avec sa complicité. Sur la pression des commanditaires de l'expédition, le monarque n'hésita pas à faire saisir les biens de l'iconoclaste. Ceux-ci ne remboursèrent que d'un centième du prix de la mission.

Malgré son emprisonnement et sa ruine, Alexie Soubbotine considérait son coup d'éclat médiatique comme le sommet d'une carrière vouée à la mécanique quantique et aux paradoxes métaphysiques. Sa misanthropie congénitale ne se rassasiait pas de démontrer aux hommes la stupidité de leurs actions et de leurs adorations. Jamais, sans la complicité du Régent, il n'aurait poussé si loin son défi au respect des normes. Aussi coulait-il des jours heureux dans sa cellule conditionnelle d'un confort absolu, sachant qu'à sa libération, il serait récompensé.

Un mois plus tard, à la suite d'un repas chaleureux, il fut saisi de douleurs stomacales intenses accompagnées de nausées. Sur le moment, il n'y attacha guère d'importance, croyant à une indisposition passagère, séquelle d'une légère indigestion due à l'enfermement. Mais, quand ces douleurs empirèrent les jours suivants et se répétèrent avec une fréquence accrue malgré un régime alimentaire allégé, son robuste moral fut ébranlé.

Avant de l'avaler, Soubbotine avait vérifié les paramètres de l'analyse chimique concernant l'œuf d'Elduo. Si l'embryon se caractérisait par une morphologie évolutive, sa formule en lipides, glucides et protéines, le rendait parfaitement comestible. Des sucs gastriques humains digéreraient sans danger le bol alimentaire. Ce n'était donc pas à propos d'un quelconque empoisonnement qu'il s'interrogeait. Après avoir procédé aux examens d'usage, le praticien alerté diagnostiqua une tumeur d'origine inconnue et de nature indéfinie,

La tumeur grossit, son volume s'accrut tant et si bien que deux semaines plus tard, le ventre de Soubbotine s'arrondissait anormalement. Le malheureux ne pouvait plus ingurgiter la moindre nourriture à cause de son estomac dilaté par la mystérieuse excroissance.

En vingt-quatre heures, toutes les chaînes d'holovision alertées se précipitèrent autour de son lit d'hôpital pour transmettre en direct les atroces souffrances de Soubbotine.

Ceux à qui il avait joué ce tour pendable, en gobant un œuf de sept millions, s'abattirent sur leur proie comme des vautours. En polarisant l'information autour du scandale, ils excitèrent l'opinion publique. Celle-ci, survoltée par les media, exigea qu'on procède en direct à l'incision de sa poche stomacale. Mais aucun chirurgien, aucun médecin ne réalisait plus d'accouchement depuis longtemps. Le métier de gynécologue s'était perdu, reconverti en systèmes experts dans les laboratoires de maturation fœtale. Il fallut recourir à l'expérience d'un gastro-entérologue.

Quand le spécialiste fendit avec précautions la paroi abdominale de Soubbotine sur une vingtaine de centimètres, les Galaxiens en virent jaillir le monstre le plus insolite qu'ils eussent connu. Pourtant, certains pamphlétaires considéraient déjà leurs concitoyens comme des phénomènes en la matière.

Expansé tel un ballon, étonnamment gros par rapport à la taille de la coquille, le corps de la créature en forme de cône se terminait par une énorme ventouse. Sa peau, d'un rose obscène marbré de vert, se tendait en triangle sur chacun de ses flancs, masquant une aile repliée. Il palpitait doucement, frémissait par endroits et rejetait quelques glaires visqueuses par sa ventouse, en fonction de laquelle il semblait intégralement conçu.

L'anesthésiste, fasciné, s'en approcha imprudemment. La chose développa ses ailes en un éclair et se plaqua rapidement sur le ventre du malheureux qui hurla :

« Tuez-la, vite ! Elle m'absorbe. »

Mais les coups de bistouris les plus tranchants n'eurent aucun effet sur la peau de la créature qui résista à des formes d'agression plus dures comme le fusil laser ou le micro désintégrateur. Le marbre rose et vert de sa peau s'avérait invulnérable. Le médecin vaincu assista, impuissant, à la digestion de son assistant.

À l'effroi succéda la panique. L'être sans nom avait doublé de volume une fois son repas achevé et tous les observateurs placés à l'extérieur de la prison s'enfuirent, affolés. Par l'écran d'holovision, les Galaxiens virent la chose se décoller lentement des restes de sa victime, telle une sangsue repue, laissant apparaître une large tache d'un violet sombre sur le corps du biologiste pompé, desséché, racorni.

La créature volait mollement, cherchant une issue, sans s'occuper de Soubbotine, replié dans un coin de la cellule, que le chirurgien recousait activement.

Soudain, elle se colla contre la paroi qui séparait la pièce du couloir central de la prison. L'aspect réaliste du mur à balayage électronique ne résista pas à son analyse. Elle franchit aisément l'obstacle, puis renouvela cette opération à chaque fois qu'elle rencontrait une barrière, conditionnelle ou non, afin d'atteindre l'extérieur. À chaque passage, elle se développait. Lorsqu'elle déploya enfin ses ailes de velours de toute son envergure pour monter vers le ciel blanc, la chose d'Elduo avait la taille d'un véhicule d'interception.

Le Régent de la Terre alerté requit les services d'une équipe spécialisée dans les combats d'outre galaxie. Mais les gaz les plus nocifs, les projectiles les plus résistants ou les plus destructeurs, comme les flèches d'antimatière, n'eurent aucun effet.

Aux abords du désert de Gobi jusqu'où elle fut poursuivie, la créature se volatilisa.

Malgré les recherches intenses qui furent entreprises, et les moyens considérables déployés pour la retrouver, il fut impossible de découvrir la moindre trace de la chose terrifiante. S'il n'avait pas subsisté une preuve de sa présence malfaisante, — la dépouille desséchée d'un homme —, les techniciens de l'holovision, les spectateurs en direct auraient pu se croire victimes d'une hallucination. Un tribunal d'experts réuni pour la circonstance, déclara que la bête avait probablement regagné l'espace dont elle était issue.

Je m'appelle Alexie Soubbotine. C'est moi l'auteur du scandale qui n'a pas fini de hanter les esprits.

Depuis mon geste mémorable, j'ai longuement réfléchi aux raisons qui m'ont poussé à le commettre. La première est fort simple : dès que j'ai aperçu l'œuf dans son conteneur, j'ai ressenti une faim cosmique. Faim que j'aurais assouvie sur-le-champ si je n'avais été retenu par les gardiens, des Centauriens qui se nourrissent par osmose avec le sol. Ma démonstration gastronomique ne fut que la conséquence logique de ce désir primitif. Si le Régent ne m'avait encouragé dans mon projet pour des raisons politiques, je l'aurais mis à exécution, malgré les conséquences.

Je ne suis pas le seul à avoir faim. De par la galaxie, il existe des centaines de milliards d'individus qui se damneraient pour avoir le plaisir de gober un œuf.

C'est le constat universel qui a guidé l'habitant d'Elduo dans la conception de ce piège. En se posant sur cette planète, des millions de créatures vivantes sont mortes avant moi des suites de leur goinfrerie. J'en ai la conviction profonde. Pour la première fois de sa longue existence, celui qui a pondu cet œuf l'a créé à la mesure de notre estomac.

Pourquoi suis-je si formel ? À la fin de mon incubation, la chose qui gonflait en moi n'avait rien d'un embryon. J'étais porteur d'une idée tellement vaste qu'elle risquait de me faire mourir si j'en accouchais. D'abord, j'ai cherché à la repousser. Puis, à mesure qu'elle grossissait, j'ai voulu l'éliminer. Mais ce mental semblait si fort qu'il résistait à toutes mes tentatives d'avortement. Aucune créature biologique ne serait capable d'assimiler le savoir et la personnalité d'une pareille entité. Car, depuis sa naissance, celle-ci puise son énergie au continuum espace-temps.

Alors, mon inconscient a usé d'une ruse improbable. J'ai suggéré à la créature de s'incarner hors de moi. Immatérielle et immortelle, elle n'avait jamais envisagé de prendre une apparence. Mon idée l'a tellement séduite qu'elle a exploré la totalité de mes souvenirs pour découvrir la forme qu'elle souhaitait.

En la voyant sortir de mon ventre, j'ai tout de suite vu qu'il s'agissait d'un monstre de “science-fiction”. Depuis toujours, j'en suis un lecteur fervent !

Quelque part, sur la Terre, la chose d'un autre monde réfléchit sans doute à sa prochaine “performance”. Avec tous les scénarios de nouvelles, et de romans qu'elle a puisés dans mon esprit, fécondés par son imagination, attendez-vous à un avenir étonnant pour l'espèce humaine.

Première publication

"l'Œuf d'Elduo"
››› Fiction 25, décembre 1955
Cette nouvelle a été entièrement remaniée et révisée en 1996 et comporte une gravure numérique de l'auteur