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Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

l'Objet perdu

Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?

Alphonse de Lamartine

Le vent. Le vent bat ma fenêtre fermée sur la nuit.

Ce soir, ni la lune ni les étoiles ne brillent au-dessus de la ville. Dans le ciel obscur, à la limite du mauve et de l'indigo, quelques nuages passent, fantômes furtifs et difformes. [gravure numérique de l'auteur]De minuscules soleils nocturnes les nimbent de lueurs composites, incandescence des ampoules, jaune sodium des réverbères, fluos et néons des enseignes.

Les vitres vibrent sous les rafales avec un bruit soyeux. La radio joue en sourdine des musiques obsédantes, de celles dont on ne se souvient plus et qui reviennent vous hanter.

Je viens de perdre à l'instant mon objet le plus précieux, le plus cher. Celui que j'aimais tenir entre mes doigts, longuement, pour en extraire un plaisir profond, une joie intime, directement surgi des sens.

Ah ! le caresser encore, palper ses formes inimaginables.

Sa disparition semblait imprévisible. Pour le conserver, je me cloîtrais depuis des semaines dans ma chambre ; des jours biens remplis, de vingt-quatre heures d'intimité absolue avec lui. Au terme de chaque soirée, j'étais anéanti de bonheur. Je me couchais en ressentant au fond du cœur la tonifiante sensation d'aspirer à l'immortalité, pour goûter intensément les prochaines secondes du lendemain.

Aujourd'hui, dominé par une impression de vide, de désarroi, je demeure affalé sur mon lit, sans ressort. Si l'absence de l'objet se confirme, je ne ressentirai jamais plus jamais la moindre joie. Certes, j'ai profité de sa présence durant les premiers moments de la journée ; mais la conscience de sa perte m'obnubile. En moi ne subsistent qu'une profonde amertume, un sentiment de dépit qui sape mes plus doux souvenirs.

La nuit me cerne. Tapi dans ma chambre, j'écoute le décollage des grands astronefs de ligne ; les ondes sonores se frayent un chemin à travers les mille feuilles minérales qui composent la vitre insonorisante, choquant chaque couche l'une après l'autre ; mes baies tressaillent avec un bruit d'ardoise qui se fend. J'approche d'un désespoir sans recours. La solitude totale, pratiquée depuis si longtemps m'a ôté toute envie de fréquenter mes semblables ; d'ailleurs, en les fuyant, j'ai renoncé au droit de solliciter leur appui, de bénéficier de leurs conseils.

Comment ai-je pu me dessaisir de cet objet dans cet espace réduit, sans parvenir à le retrouver. Acte manqué ? Je l'ai déposé sur ma table, pour un instant, un instant seulement. Cette fraction de temps a suffi pour qu'il disparaisse. Quelle ineptie d'avoir lâché l'objet pour céder à mes plus bas instincts !

J'aurais plaisir à sentir couler mes larmes en marchant dans les rues au hasard. Égoïste, replié au centre de mon corps, dans mon propre berceau de chair, je suis devenu si allergique à l'air extérieur, je me suis tellement détaché de l'atmosphère urbaine, de la promiscuité de mes contemporains, que cette réaction salutaire m'est refusée.

Le vent ne cesse de fouailler les volets ouverts avec un bruit venimeux qui me fait tressaillir, avivant ma peine. Quelques gouttes s'écrasent sur la vitre. Avec la pluie, les souvenirs resurgissent, tenaces, comme cette eau qui, après avoir fouetté le verre, glisse maintenant le long de sa surface polie, si collante qu'elle en épouse les moindres contours, se coagule à la manière d'une glu autour de ses invisibles reliefs.

Je m'aperçois de mon impuissance à décrire les quelques semaines que j'ai passées en compagnie de l'objet. Préoccupé de ma seule jouissance, je n'ai guère eu le temps d'analyser mes impressions, de prêter la moindre attention au monde qui m'entourait, pas plus qu'à moi-même.

Parviendrais-je à calmer mon angoisse en me remémorant l'histoire de sa découverte ? Impossible d'en préciser la date exacte. Peu importe d'ailleurs, ce jour-là, si frais encore dans mon souvenir, j'avais décidé de me promener le long des berges de la Seine. Il faisait froid, plus froid que les années précédentes à la même saison. Je prenais plaisir à sentir sur mes joues le picotement acide de l'air givré. Les branches, nues de feuilles, s'estompaient en s'affinant dans le ciel d'un blanc laiteux où agonisait un soleil pâle. Quelques canards, venus des marais gelés, hôtes provisoires du fleuve, lui redonnaient un aspect naturel abandonné depuis longtemps. La sauvagerie avait pris une autre forme au cœur de cette cité cruelle qui chassait les oiseaux, rongeait les arbres, asphyxiait la campagne avec les tentacules de sa banlieue.

Pour égayer ma vie de désœuvré, privé de travail, rémunéré par la société, je pénétrais de temps à autre dans les cafés aux boiseries de pitchpin, à l'odeur de moisissure, qui bordent les quais. D'un trait, je versais dans ma gorge un alcool brûlant comme la lave, à l'affût d'une réaction d'euphorie immédiate. Une brusque vasodilatation de mes vaisseaux capillaires enflammait ma face, embrasait mon cerveau. Je suais, mes pores s'ocellaient de minuscules taches rouges. J'essayais de jouer à l'aventurier qui, à chaque escale, s'attend à une autre vie, offerte par les caprices du hasard.

En sortant, grâce au froid intense, l'alcool paraissait cailler dans mes veines. J'abusais de multiples boissons sans atteindre à l'ivresse. Qui pourrait cependant certifier que ma lucidité était intacte lorsque je rencontrais l'objet au déclin du jour ? Je suivais le flot boueux, d'un noir et d'un ocre jaune mêlés ; les lumières régulièrement espacées de l'éclairage urbain se reflétaient dans l'eau entre les piliers des ponts et dessinaient un collier d'escarboucle chatoyant sur la gorge du fleuve.

Un éclair traversa le ciel. Mes yeux ne purent en soutenir l'éclat. Plissant les paupières, je ne saurais donc décrire la nature exacte du phénomène.

J'ai imaginé par la suite qu'un bruit léger succéda à l'apparition de ce météorite, comme un morceau de ouate frappant les pavés disjoints du quai. Mais je ne suis pas certain d'avoir perçu ce son. Mon regard fut peut-être attiré par une brève étincelle. Vite, j'ai jeté un coup d'œil autour de moi, mû par un obscur pressentiment ; mais je n'ai rien aperçu. N'était-ce qu'une illusion de mes sens ? Comment me montrer impartial en l'occurrence ?

Assis sur une borne de pierre, je serrai les pans de mon manteau, frictionnai mon corps à travers la laine pour me réchauffer. Dans mon excitation, je perdis l'équilibre et me rattrapai d'une main sur le sol, craignant de tomber dans l'eau glacée.

C'est alors que je l'ai touché pour la première fois : Il était là, sous ma main, l'objet que ce matin j'ai égaré.

Sur le moment, je ne ressentis aucune impression ; un premier effleurement ne permettait pas de deviner toutes les joies que procure sa possession.

D'après ma première estimation, il ne dépassait pas quatre centimètres de large sur sept de long, son épaisseur n'excédait pas trois centimètres. Mais ces mensurations sont purement subjectives ; par la suite je n'ai jamais réussi à quantifier sa taille ni son poids ; j'ignore sa forme et sa couleur !

Le bois, le métal, la pierre, le cuir, n'importe quelle surface, provoquent des réactions spécifiques à leur contact. Celles-ci vous émeuvent selon votre culture, vos goûts, vos habitudes.

Au toucher, l'objet ne se comparait à rien de terrestre !

L'air, le feu, la terre, l'eau, les quatre éléments, ou les trois règnes, animal, végétal ou minéral et leurs subdivisions, créent un étalonnage précis des impressions tactiles et par là un moyen absolu de comparaison. Celle qui s'établit en caressant l'objet se situe sur un autre plan de la relation sensuelle. Alors ? Pensez-vous : Le néant, le vide, une matière négative, intemporelle ? Non ! Ces mots sont de conception purement humaine et ne décrivent pas la réalité propre à la chose mystérieuse, échappée du ciel pour se réfugier sous ma main.

Lorsqu'on laisse l'objet reposer au creux de sa paume, bien calée afin qu'elle ne tremble pas, et qu'on s'efforce de découvrir les preuves de son existence, le doute aussitôt intervient. Si la main demeure immobile, sans qu'aucun muscle ne tressaille, il est impossible de suspecter une présence, rien n'en gauchit le dessin, rien ne modifie la couleur de la peau, nulle ombre ne s'amorce, nulle lumière ne se crée, nulle odeur ne s'exhale. L'objet est impondérable, son volume inappréciable, sa forme inexistante. Mais si l'on vient à jouer avec les doigts, même de manière fugitive, alors d'étranges réactions interfèrent dont il est difficile d'analyser la teneur.

Ce ne sont pas les articulations qui se déforment, ou la peau qui rougit, qui chauffe et qui se cloque ; aucun mirage ne se produit, aucune illusion n'apparaît, les contours de la chair ne subissent pas de transformations visibles. À l'intérieur de la main, on ne distingue que le jeu des muscles et le plissement normal des lignes gravées sur l'épiderme. Mais le doux vertige qui s'empare de vos sens, l'émotion soudaine qui perturbe vos nerfs, qui contamine votre pensée ne se compare à nulle réaction physiologique connue.

J'ai consulté des médecins et des psychiatres en recourant à des allusions discrètes pour qu'ils ne puissent interpréter les causes de mon trouble. Nul n'a pu m'avancer la moindre explication en se référant à des cas similaires au mien.

C'est l'étincelle sur une mèche d'amadou, l'incendie infinitésimal qui couve en se propageant le long des membres. Puis soudain, c'est l'embrasement du système artériel et veineux, de la lymphe et des nerfs, suivi d'une implosion au ralenti de son être physique. Les membres et les organes se scindent, comme si l'on vous extirpait doucement le cerveau de la boîte crânienne, entraînant le réseau complexe des neurones afin de les dessertir de la gangue d'os, de muscles et de sang du corps. Nulle douleur n'accompagne ce processus ; au contraire, le frottement de la moelle épinière glissant le long des vertèbres provoque un jaillissement de plaisir, un feu d'artifice qui vous arrache à la Terre, vous propulse au sein du vide interstellaire, révèle à profusion de fabuleuses visions cosmiques. À côté des sensations qu'apporte l'objet, un voyage à l'acide, la lecture de Sade ou la musique de Stockhausen, un tableau de Picasso, la table de Lucullus, une bouteille de Romanée-Conti, le plus éblouissant des orgasmes, paraissent des plus triviales. Tout essai de comparaison s'effondre !

Lorsque je l'ai trouvé, j'ai découvert spontanément toutes ses propriétés. Il s'est donné à moi, livrant ses sortilèges. Aussi n'ai-je pas relâché mon étreinte avant de retrouver l'abri de ma chambre.

Les jointures de mes articulations étaient bleuies par le froid et j'eus de la peine à desserrer mes doigts ; une première fois déjà, dans un effort désordonné, il m'échappa.

Il dut choquer la moquette verte qui entourait mon lit d'eau ; mais ce ne fut pas perceptible. Peut-être rebondit-il à travers la pièce, du sol au plafond et du mur au mur opposé ? Rien ne l'indiquait ; dès que l'on avait perdu le contact, il était impossible de déceler sa présence. Aucun signe révélateur ne permettait de juger de sa position dans l'espace, ni même de la véracité de son existence. Je passai la main sur le tapis, fébrilement, et l'un de mes ongles heurta l'objet par hasard. J'en repris possession en formant de mes deux mains, mouillées de saisissement, une coquille close.

Depuis cet instant, je n'ai plus voulu le lâcher, même une fois ; il est si léger ! Aucun procédé usuel, ficelle ou emballage, ne permet de l'attacher, aucun récipient n'a la capacité de le contenir.

Négligeant tous mes désirs d'humain, faim, soif, sommeil même, il n'avait jamais quitté ma paume. Je me contentais de brefs engourdissements pour ne pas risquer de le perdre, pour ne pas briser le rythme des jouissances secrètes qu'il m'apportait. Dans ma vie quotidienne, même pour des nécessités hygiéniques, je m'efforçais de le conserver, parfois au prix d'une gymnastique ridicule. Quand le besoin de manger et de boire me tortura au point de ne plus pouvoir le supporter, l'objet m'échappa. Je dois sa perte à une infime erreur d'appréciation.

Bien à l'abri sous ma main gauche refermée, posée sur la table, je me restaurai hâtivement et bus un verre d'eau. Surpris par le calme de l'univers, déconcerté par la présence de mon corps, je goûtai un instant de répit.

J'étais de nouveau installé dans ma peau, navré d'une telle médiocrité, attristé par la banalité du réel.

« Et si j'essayais une nouvelle fois de l'examiner », pensais-je avant de renouer avec son contact enivrant. Grâce à cette vision, j'enrichirais la gamme de mes relations avec l'objet. Mes yeux, mon nez — pourquoi pas mes oreilles ou ma langue —, me transmettront des impressions inédites. À travers elles, je poursuivrais son exploration sensuelle, jusqu'au terme de ma vie.

J'ai soulevé la main pour le regarder. Je le croyais apprivoisé. C'est à ce moment qu'il a filé.

J'ai tâtonné sur le plateau de marbre ; puis, déçu dans ma recherche, sur le tapis de ma chambre, sur les murs, dans l'espace confiné de la pièce, sans donner la lumière, sachant que le toucher se développe dans l'obscurité. Mais je ne trouvai rien.

S'est-il envolé ? Il ne possède ni poids, ni volume ni surface ; la moindre force étrangère suffit à l'entraîner.

Je suis impardonnable. Une voix insinue que j'ai peut-être imaginé sa présence. Non, celle-ci n'est pas le produit de mes fantasmes. Je détiens mille preuves de sa réalité. Mes doigts se souviennent de l'avoir pétri, palpé, manipulé, tâté, comprimé, soupesé, follement caressé.

L'objet est si volatil. J'ai entrebâillé la fenêtre par mégarde et le vent, ce vent qui continue à battre si fort me l'a enlevé ; ou peut-être autre chose ? Serait-il doué d'une vie propre ?

Ce hasard merveilleux qui me l'a amené peut se reproduire. Si son apparition est le fruit d'un songe, la nuit est favorable à son retour.

Éperdu de fatigue, je m'assoupis profondément, comme je n'ai pu le faire depuis des semaines, obsédé par la hantise de l'égarer. Un dernier frisson me parcourt la nuque. Je n'existe plus.

Plusieurs mois ont passé. Je vais me mettre en quête.

Vous me trouverez sans doute bien futile de n'entamer mes recherches qu'après un si long délai. J'ai longtemps cru qu'une ascèse totale me rendrait l'objet. Ne plus boire, ne plus dormir, ne plus manger. Durant ces jours terribles, j'ai ressassé mon plaisir passé, espérant découvrir une quiétude relative dans ces réminiscences. À travers des séances d'autosuggestion, je devenais partie de lui, je m'y fondais, corps et âme, je l'aimais. Mais cette poursuite infernale du néant ne servait qu'à aviver ma peine.

Mars permet toutes les fantaisies du climat et du temps. Ce matin il fait beau lorsque je m'éveille ; un soleil oblique vient frapper mes vitres. Je m'habille en sifflant joyeusement et descends dans la rue avec la sensation de fouler une terre inconnue, une terre que j'ai délaissée depuis des siècles.

Le hasard me l'a donné, un hasard me le rendra : C'est une certitude.

Si vous pratiquez la marche dans Paris, vous savez qu'il existe des rues peu fréquentées : elles se situent au confluent de plusieurs autres que vous connaissez bien, que vous parcourez souvent, mais il semble que son décor, sa position, son éclairage, son odeur vous en détournent et vous empêchent de bifurquer à cet endroit précis où elle prend naissance.

Le quartier n'est pas moins animé qu'un autre, la vie s'y écoule comme partout ailleurs, mais les gens ne s'engagent jamais dans cette rue sans charme, à l'aspect déserté.

Par une obsession singulière, c'est une de ces rues que je recherche. J'ai le sentiment qu'un objet aussi étranger à la sphère terrestre ne peut que se réfugier dans un endroit inhabituel. La première que je découvre ne recèle aucun secret, la seconde aucun mystère, mais lorsque je débouche dans la troisième, je sais que j'ai suivi la bonne piste.

Les murs n'en sont pas lépreux, au contraire, un alignement rigoureux de bâtisses neuves de six étages en pierres de taille, dans l'esprit du dix-septième siècle, suggère la présence d'organismes officiels.

Le soleil se dissimule derrière un nuage. La pénombre adoucit les perspectives.

Je visite soigneusement toutes les entrées d'immeubles puis les escaliers, sans négliger aucun palier ; à deux reprises, je me fais rabrouer par un occupant à l'air soupçonneux, vêtu d'un uniforme que je ne peux identifier. Je n'éprouve ni le besoin de m'excuser ni celui d'obtenir des renseignements sur la fonction des locaux.

J'aborde l'avant-dernier porche de la rue ; sur le linteau on distingue lisiblement ces mots : BUREAU NATIONAL DES RECHERCHES. Et, en sous-titre : MUSÉE DES OBJETS.

C'est le bâtiment que j'espérais trouver.

Une luxueuse voiture est stoppée devant.

La porte s'ouvre facilement ; je piétine dans les couloirs sonores afin de découvrir le bureau du conservateur.

Je frappe. Sur une réponse affirmative, j'entre. Un homme élégamment vêtu me reçoit fort courtoisement :

« Avez-vous pris rendez-vous, Monsieur ?

— Je désire seulement vous entretenir quelques instants, est-ce possible ?

— Certainement, certainement, je me présente Georges Cavaux ! Mais à quel propos ?

— Eh ! bien, au sujet de ce musée. Si ce n'est pas indiscret, je voudrais savoir pourquoi il n'est pas inscrit dans l'annuaire…

— Dans l'annuaire, répète le conservateur, comme s'il essayait saisir le sens de ce mot.

— En effet, insiste-je, je ne me rappelais l'existence d'un Musée des objets et je n'ai pu en découvrir l'adresse… C'est surprenant pour une institution d'État !

— Pourtant, le musée existe depuis fort longtemps ! Mais je préfère tout vous dire, monsieur, vous m'êtes sympathique. Voyez-vous, je suis dans une fausse situation : Seul directeur et seul employé de cette section du bureau national des recherches je touche un confortable salaire. Justifié, monsieur, justifié soyez-en sûr. Mais personne au gouvernement ne sait exactement à quoi il correspond. Or les visiteurs ne sont pas fréquents, vous le remarquerez sans peine, bien que mon musée ne manque pas d'intérêt. C'est pourquoi je n'ai nul crédit pour faire de la publicité. Je ne possède même pas le téléphone.

— C'est une anomalie qu'il faut dénoncer !

— Doucement, monsieur, doucement, vous allez comprendre ; je subis à l'heure actuelle une sorte de chantage, on a déjà supprimé l'adresse du musée de tous les annuaires afin de le rendre plus confidentiel, plus secret encore et l'on voudrait… Hélas, je ne peux pas vous en dire plus, excusez-moi, gémit-il. »

Cette explosion de confidences me met mal à l'aise. Toujours hanté par mon désir de retrouver l'objet j'attaque :

« J'ai récemment perdu un objet qui… »

Cavaux prend un air compassé :

— Ce n'est pas le musée des objets perdus et je crains…

— Dans ce cas, je suppose qu'il existe des salles d'exposition.

— Elles sont consacrées à des pièces insolites, mais très confidentielles. Il faut des autorisations spéciales pour les visiter.

— L'objet que je recherche serait la perle de votre musée, probablement. Remarquez que sa perte ne m'affecte pas, je n'y attache aucune valeur, précise-je afin de ne pas éveiller son envie, cela fait plus de trois mois qu'elle s'est produite.

— Trois mois, en effet ! Mais ne pourriez-vous pas être un peu plus précis sur sa nature et sa destination ? insinue-t-il.

Avant que je ne puisse répondre il fait un signe de la main, comme pour arrêter toute protestation de ma part :

— Oui, je sais qu'il n'est pas d'une matière ou d'une facture courante, sinon vous ne seriez pas venu me trouver. Je peux dire, sans me flatter, que mon modeste musée contient des objets que l'humanité n'est pas accoutumée à contempler. Les rares scientifiques qui viennent me visiter se sont souvent cassé le nez en tentant de déchiffrer les énigmes qu'ils posent.

Cavaux prend un air complice et poursuit :

— Quant à votre objet, auriez-vous l'obligeance de me le décrire ?

Je demeure coi ; comment répondre ? Mon intimité avec l'objet a été trop grande pour que je puisse satisfaire sa demande, ma vision trop subjective. De plus, j'ai l'obscur sentiment que le conservateur sait de quoi je veux l'entretenir et qu'il joue avec moi comme le chat avec la souris.

— Il était agréable à caresser, ce n'était pas une chose visible, il faisait très froid lorsque je l'ai découvert, avance-je évasivement.

L'homme glisse sa main dans un tiroir de son monumental bureau, l'en retire, puis écarte ses doigts devant mes yeux :

— N'est-ce pas cela ? sourit-il.

Il n'y a rien au creux de sa paume, mais je sais que l'objet s'y trouve. Lorsque le système nerveux a subi une fois son influence, l'esprit peut aisément prendre contact avec lui. Déjà, les premiers vertiges s'emparent de mes sens :

— Effectivement, puis-je le reprendre ?

J'ai manqué de dissimulation, je m'en aperçois rapidement.

— Il appartient au musée, monsieur, affirme Cavaux. Je m'excuse, mais c'est désormais la propriété de l'État et je doute que vous puissiez le recouvrer un jour malgré tous les procès que vous pourriez intenter. Vous n'avez aucune preuve de votre possession antérieure ?

— Alors pourquoi ne se trouve-t-il pas exposé dans les vitrines ?

Le conservateur se trouble :

— J'avoue que c'est une dérogation aux lois, balbutie-t-il, mais… le musée est tellement désert, les visiteurs si rares que je m'autorise quelquefois ces détournements véniels.

— Je vous concède ce privilège, mais il me donne des droits, réplique-je. Ces organismes d'État qui grèvent le budget public et dont on découvre l'inutilité, le gouvernement les supprime. Surtout si l'on peut prouver que le conservateur s'autorise des indélicatesses. Un rapport en ce sens auprès des autorités ferait un effet désastreux.

J'ai honte des mots que je prononce ; ma passion m'entraîne à toutes les turpitudes.

Cavaux baisse la voix, comme si nous étions observés par un invisible témoin :

— Je vous comprends, monsieur. Je vous comprends, cet objet attache énormément ceux qui l'ont touché, même une fois. Avez-vous remarqué combien il est féminin ?

Féminin, femme ! j'ai perdu la notion de ce que cela signifie, mais lorsque je retrouve le sens profond de ce mot, la comparaison me semble dérisoire.

— Non, cet objet est parfaitement asexué, je ne l'aime pas, je ne puis m'en passer, simplement.

— Peut-être n'agit-il pas de la même manière sur chacun, répond le conservateur. J'ai pour ma part élucidé bien des mystères, connu bien des secrets qui, s'ils étaient propagés oralement, risqueraient de mettre le feu aux poudres sur cette vieille planète ; mais aucun ne recèle autant d'intérêt, ne suscite autant ma concupiscence. J'y suis très attaché.

Il le caresse longuement avec ses doigts et je frémis du désir de l'imiter

— Savez-vous d'où il provient, quelle est sa nature ?

— Non, je l'ignore. »

La froideur et la dignité dont je ne me suis pas départi jusqu'alors m'y incitent. Profitant d'un moment d'inattention, je tends brutalement la main pour lui arracher l'objet

« Tout doux, monsieur, tout doux, s'il vous plaît, dit Cavaux en refermant prestement les doigts. Demeurons sur nos positions et nous verrons plus tard si nous pouvons arriver à un compromis. »

Le soleil pénètre par la large baie vitrée, éclaboussant de lumière le mur blanc.

« Permettez-moi de le prendre, juste un moment, supplie-je.

— Accordé ! »

Je m'avance lentement, avec timidité peut-être, je glisse ma main sur celle du conservateur du musée afin de ne laisser à l'objet aucune possibilité de fuite…

Le jour s'éteint brusquement, l'univers disparaît.

Ma main est soudée à celle de Cavaux. Emportés dans un tourbillon, nous tournons l'un autour de l'autre tels deux aérolithes attirés par le sillage d'une comète.

Vertige, spasmes, mon corps se disloque, mes bras se perdent quelque part à cent milliards de kilomètres de là, ma tête n'est plus ici, mon torse est ailleurs. Je retrouve les impressions de jadis, alors que j'étais seul maître de l'objet et que je me repaissais des visions et des sensations cosmiques qu'il me procurait.

Le temps n'existe plus. Quelques lueurs fugitives éclaboussent la nuit d'étincelles ; les étoiles des galaxies lointaines sont dévorées soudainement par une masse de matière interstellaire. Nous sommes précipités vers un trou noir ! L'encre de poulpe de l'espace nous aveugle.

Puis tout s'apaise.

J'aurais souhaité mesurer le temps du mirage : certainement moins d'une micro-seconde, mais pas plus de vingt-quatre heures.

Les murs de la pièce carrée semblent tendus de soie grise. Je tends les doigts pour en apprécier la douceur. Mais je les sens happés par une main à la chair moite.

— Ne me quittez pas, monsieur, ne me quittez pas, s'il vous plaît ! gémit le conservateur du musée.

Ses traits sont défigurés par la terreur.

Je ne sais que répondre. Il hurle :

— Vous ne voyez pas que l'objet a disparu !

Incrédule, je regarde tour à tour sa paume ouverte et la mienne.

— Naturellement, il n'y a rien à voir.

— Mais vous devriez le toucher puisque je ne le sens plus sa présence. Si ce n'est pas vous ou moi qui le possédons. Alors, qui le détient ? murmure stupidement le conservateur.

Je palpe les murs de la pièce. Ce n'est pas de la soie, ni aucune matière connue ; la surface n'a pas de température.

Lorsque j'en fais part à Cavaux, il s'indigne :

— Ne serions-nous plus dans mon bureau ?

— C'est une certitude, ricane-je, reste à savoir où nous avons abouti.

Malgré nos suppositions les plus folles, nous ne devions jamais résoudre cette énigme.

Les années s'écoulent sans que nous en ayons conscience. Nous n'avons pas de calendrier pour nous repérer, ni montre pour surveiller les heures, ou mur de plâtre sur lequel graver la période des jours, pas de nuit pour rythmer le temps, nous vivons au sein d'une aube grisâtre depuis le début de notre séjour.

La nourriture nous parvient à travers les parois, des plats fort raffinés par ailleurs, directement issus d'un manuel gastronomique inconnu. Mais je ne peux m'empêcher de distinguer, dans le goût artificiel de ces mets, une saveur étrangère…

Cavaux et moi ne cessons de nous interroger fiévreusement sur notre situation ; puis, las de ces questions éternellement sans réponses, nous évitons de nous parler durant des fragments d'éternité.

Je crois que j'ai vieilli, le conservateur du musée également ; de fines rides cernent les traits de nos visages, notre barbe et nos cheveux blanchissent.

Pourquoi ne sommes-nous pas devenus fous ? Je le regrette ! Au seuil de ma vie inutile, je m'interroge sur les causes de notre enlèvement, sur la nécessité de cette promiscuité permanente, sur les raisons de notre claustration. En vain !

Nous avons échangé, Cavaux et moi, tous les dialogues, toutes les conversations possibles, épuisé tous les sujets qui nous tenaient à cœur, exploré ceux que nous ignorions ; nous nous sommes égarés dans des querelles sans fin. Sans témoin indiscret, nous avons laissé paraître nos sentiments, nos passions, nous les avons confrontés, jusqu'à la fureur, jusqu'au pugilat. Nous avons passé des siècles à nous haïr et d'autres à nous prodiguer les serments d'une tendresse indéfectible !

Je vais mourir, enfin ! Cavaux a promis qu'il ne me survivrait pas. Le malheureux ! Il n'y a rien dans cette pièce qui permette de se suicider. Chaque fois que nous en sommes venus aux mains, une force invisible nous a séparés. Chaque fois que nous avons été malades, une présence diligente nous a soignés durant notre sommeil. Pas moyen de s'étrangler en s'avalant la langue !

C'est la fin. Je contemple ces murs impalpables, couleur de soie grise, qui ont vu les trois-quarts de mon existence défiler, et cet écran lumineux, mince comme une feuille de papier, sur lequel j'ai écrit mon journal avec un stylet. Une dernière fois, je souris à Cavaux qui se met à sangloter.

Rapport

Nous, directeur du parc zoologique de Swelf, avons reçu les deux échantillons de l'espèce humaine piégés par notre « objet ».

Malgré l'environnement protecteur où nous les avons installées, en dépit des nombreuses séances d'attouchements auxquelles nous avons assisté, les deux créatures n'ont malheureusement pas donné naissance à d'autres sujets. Pourtant nous avions procédé selon la méthode prescrite à une longue préparation tactile sur leur planète natale.

À ce jour elles sont mortes.

Il conviendrait de lâcher un second « objet » sur la planète Terre. Mais il faudrait d'abord étudier sérieusement le mode de sexualité de ses habitants si nous souhaitons obtenir de bonnes conditions de reproduction en cage.

Première publication

"l'Objet perdu"
››› Satellite 17, mai 1959
Cette nouvelle a été entièrement remaniée et révisée en 1996 et comporte une gravure numérique de l'auteur