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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Greg Egan Cuve

Greg Egan : nouvelles

la Cuve

Harold est amoureux.

Impossible de l'ignorer. C'est dans ses yeux, dans la distribution de la chaleur sur sa peau, dans les méandres et les remous du champ magnétique de son cerveau.

Marie sait qu'il existe, c'est vrai. Lorsqu'elle regarde dans sa direction, son regard ne passe pas à travers lui — pas tout à fait. La présence d'Harold provoque chez elle un léger froncement de sourcils. La présence d'Harold, c'est comme une écharde dans son pouce, ou un faux pli de sa blouse de laboratoire. La présence d'Harold, c'est comme une odeur à peine perceptible ; pas véritablement repoussante, mais pas franchement agréable non plus.

Le pauvre Harold avait été autrefois un neurochimiste prometteur. Il avait découvert un tout nouvel antagoniste des neurotransmetteurs, qui rendait les rats léthargiques et déprimés. Quoi qu'il en soit, alors qu'il était en train de démontrer que des injections prandiales ou immédiatement post-prandiales de cette substance pouvaient créer une réaction de rejet suffisamment forte pour que les bêtes se laissent mourir de faim, il se piqua accidentellement avec l'aiguille et découvrit bientôt qu'il n'était même plus en mesure d'envisager la conduite d'expériences sur des rats. De sorte que, maintenant, il travaille à la Cuve.

Harold est responsable de la spermatogenèse. Il n'a pas, à vrai dire, grand-chose à faire. L'ordinateur contrôle la température, le pH, les concentrations d'éléments nutritifs, les facteurs de croissance et les résidus. Quatre cents mètres carrés de vitrage sont enduits d'une gangue gélatineuse dans laquelle sont incrustées des spermatogonies, les cellules souche. Lors de la division de celles-ci, les cellules filles obtenues sont soit elles-mêmes des spermatogonies, soit des spermatocytes primaires. Chaque spermatocyte primaire donne naissance, par méiose, à deux spermatocytes secondaires, chacun d'eux se divisant à son tour en deux spermatides. Sous l'influence de cellules de Sertoli, également incrustées dans la gangue, les spermatides arrivent à maturation et perdent leur cytoplasme pour devenir des spermatozoïdes.

Harold a observé toutes ces étapes des centaines de fois au microscope, dans des échantillons prélevés pour le contrôle qualité. Il devrait trouver toute cette besogne bien ordinaire. De temps en temps, pourtant — momentanément pétrifié par l'image sur l'écran —, il dit du ton rêveur d'une illumination soudaine (à personne en particulier, souvent à personne du tout) : « Oui ! C'est cela. C'est cela la vie. ». Abîmé dans la contemplation de ces grains de machinerie biochimique inconsciente, un vertige d'émerveillement le frappe, auquel succède une immobilité respectueuse.

Puis il reprend son travail.

Certaines nuits, Harold s'éveille à la première heure et se promène dans les rues désertes. Pourquoi ? C'est l'été le plus chaud jamais enregistré et il ne peut se rendormir. Pourquoi ? Un amour non payé de retour, bien sûr. Pourquoi ? L'étude de la suite des événements neurologiques survenant lorsqu'un sujet décide ou non d'appuyer sur un bouton a révélé que le processus de décision consciente débute quelques millisecondes après que d'autres parties du cerveau ont déjà initié l'action. La “volonté” n'est pas la cause, elle n'est qu'une rationalisation a posteriori, un mécanisme pour apaiser l'esprit. Depuis qu'il a lu cela, Harold a arrêté de faire l'effort de conformer ses intentions à sa conduite ; il lui semble qu'il n'y a plus de raison de maintenir cette illusion. Il marche, et c'est tout.

Même la nuit la plus calme, la plus tranquille, est pleine de vie pour Harold. Il voit les molécules de gaz tournoyer dans l'air et les photons se déverser des étoiles, à la manière d'un moine dément du Moyen Âge imaginant des anges et des démons qui s'affrontent derrière chaque recoin et sous chaque pierre. Et la frénésie ne se confine pas à son environnement extérieur ; le véritable raffut, c'est à l'intérieur de lui-même. Il se représente tout, de manière très nette, dans des couleurs criardes de bande dessinée ou d'image de synthèse : la transcription de l'ADN, la synthèse des protéines, la combustion des hydrates de carbone dans d'obscurs incendies enzymatiques. Nous sommes tous faits de molécules, ce que beaucoup savent mais que personne ne ressent comme Harold.

Plus que de toute autre chose, il s'émerveille avec vertige du fait que les molécules de son cerveau se soient arrangées, collectivement, pour se comprendre elles-mêmes : ses neurotransmetteurs font partie d'un système qui sait ce qu'est un neurotransmetteur. Il peut dessiner les structures des cent plus importantes substances du système nerveux central ; il a synthétisé la moitié d'entre elles de ses mains. Il a même observé en temps réel des images de son cerveau métabolisant du glucose à marquage radioactif, lui révélant ainsi ses zones les plus actives lorsqu'il se regardait lui-même penser qu'il se regardait lui-même penser.

Harold ne sait réellement que tirer de cette connaissance de lui-même au niveau moléculaire. Il n'arrive pas à décider si la conscience est un miracle ou un phénomène dépourvu de signification ; il hésite entre l'extase mystique et le nihilisme le plus pur. Des fois, il se sent comme un robot élevé par des parents humains et qui vient juste de découvrir l'horrible vérité : s'absorbant dans l'étude des schémas de ses propres circuits, horrifié mais ensorcelé ; examinant minutieusement le source de son propre logiciel, en suivant le flot de contrôle de sous-programme en sous-programme ; comprenant, enfin, le caractère superficiel des raisons les plus profondes de tout ce qu'il a jamais fait, de tout ce qu'il a jamais ressenti — et se dissipant en un nuage de myriades de causes et d'effets microscopiques et sans dessein.

Mais cette humeur lui passe toujours, en fin de compte.

Marie est responsable de l'ovogenèse. Les ovocytes primaires subissent une division méiotique pour donner quatre cellules, dont une seulement est un ovule mature ; les autres sont des cellules minuscules appelées corps polaires, et la seconde division n'est achevée que s'il y a fertilisation. Dans une énorme culture substitutive du cortex ovarien, des millions d'ovules chaque jour — et non pas, parcimonieusement, un par mois — parviennent à maturation et percent leur follicule . La Cuve n'a ni le temps ni le besoin de reproduire la lourdeur des étapes du cycle menstruel humain ; comme dans toute bonne chaîne d'assemblage, tout se fait simultanément.

Harold sait exactement où vit Marie, bien qu'il n'y ait bien sûr jamais pénétré, et lorsqu'il se promène devant l'étroite maison en terrasse sur le coup des deux heures du matin, celle-ci est toujours noire et silencieuse. Il hâte le pas, terrifié à l'idée qu'elle puisse être éveillée et jeter un coup d'œil dehors au bruit de ses pas coupables.

Il sait qu'il ferait mieux de l'oublier. Parfois, il se jure qu'il le fera. Il voit chaque jour dans la rue des femmes qu'il trouve mille fois plus attrayantes. De totales inconnues le traitent avec bien plus de gentillesse et de respect. Il sait que sa simple présence l'importune — et sa présence à elle évoque en lui plus de honte et de confusion que de tendresse, ou même de concupiscence.

Son amour est ridicule. Son amour est une farce. Cependant, la persistance de son obsession ne le surprend pas le moins du monde. L'évolution, raisonne-t-il, n'a pas eu le temps de réduire la conscience humaine à ses éléments les plus productifs et les plus essentiels. Son cerveau est capable d'entrer dans de nombreux modes arbitraires, voire antagonistes ; peut-être est-ce le prix de sa flexibilité, peut-être n'y a-t-il aucune suite naturelle de mutations qui permette d'éliminer ces désagréments sans sacrifice important par ailleurs.

Et en ce qui concerne son propre souhait d'être débarrassé de cet amour misérable qui ne rime à rien, Harold sait qu'il n'a pas plus le pouvoir de changer ses sentiments que de modifier le temps sur Jupiter ou le rapport de la charge à la masse de l'électron ; c'est tout bonnement un autre aspect de l'état de son cerveau. Les progrès admirables effectués par l'évolution pour flatter les vanités de l'esprit conscient en faisant coïncider les intentions et le comportement ont été gâchés — dans le cas d'Harold, du moins. Les réalités neurologiques refusent de demeurer convenablement théoriques ; l'ironie, c'est que cette destruction de l'illusion de la volonté, bien que tout à fait raisonnable, n'est en aucune manière nécessaire ; après tout, le cerveau humain n'est soumis à aucun édit biochimique lui imposant d'être raisonnable. L'épiphénomène de la pensée logique se trouve simplement avoir été, dans ce cas, plus souple que celui de la volonté ; pour un million d'autres personnes, aussi familières des faits que l'est Harold, le combat semble avoir suivi la tournure inverse.

Harold se demande, avec un mélange d'inquiétude et de fascination, si sa raison est suffisamment forte pour progresser de cette conquête à l'ultime triomphe : saper ses propres fondations.

Quand les ovules de Marie rencontrent le sperme d'Harold, une proportion importante en est fertilisée. La plus grande partie du sperme est gâchée, mais bien moins que ce qui se perd in vivo. Les taux de polyspermie, et la fertilisation par du sperme défectueux, sont consécutivement plus élevés, mais de telles anormalités n'ont aucune importance réelle, dans la Cuve.

Les zygotes résultants dérivent, lentement, le long d'un vaste conduit. Ils subissent un clivage, qui redistribue leur cytoplasme entre des cellules de plus en plus nombreuses. Entre quatre et six jours après la fertilisation, des blastocytes se forment : des boules de cellules, creuses, pourvues à une extrémité d'un amas appelé à devenir un embryon. D'autres cellules donneront naissance, en temps utile, aux membranes de protection fœtale.

Des cultures d'endomètre utérin — rendues réceptives et tumescentes par stimulation hormonale, replètes de sang artificiel circulant sous l'action de pompes électriques — sont introduites dans le conduit au moment où les blastocytes sont prêts à s'implanter. En l'espace de quelques jours après l'implantation, des villosités choriales — les liens entre l'alimentation sanguine placentaire et “maternelle” — vont se former et garantir l'alimentation essentielle au développement hémotropique à venir.

Cette nuit, après avoir dépassé la maison obscure de Marie — sur le trottoir opposé, comme d'habitude — Harold s'arrête et se retourne. Pourquoi ? Parce que certains de ses neurones moteurs se sont activés dans la configuration correspondante. Pourquoi ? Parce que leurs dendrites ont reçu suffisamment de signaux d'excitation. Pourquoi ? En raison de la configuration neuronale du cerveau d'Harold, du produit de son génome, de l'histoire de sa vie et du jet des dés quantiques.

Une allée jonchée de détritus mène à une fenêtre de derrière, très légèrement entrouverte. Harold peut tout juste introduire ses ongles dans la fente pour agripper la fenêtre et l'ouvrir. La douleur ne le décourage nullement.

La fenêtre donne sur une salle de bain chaude et humide, entre des toilettes et une douche qui goutte. Il craint d'être trahi par le son du goutte à goutte, qui résonne si fortement dans sa tête qu'il croit que Marie pourrait s'éveiller, non en raison du son lui-même, mais de la perception amplifiée qu'il en a. Il referme le robinet d'eau chaude aussi fort qu'il le peut, puis fait de même pour l'eau froide, mais il y a un joint qui fuit et ce n'est pas un problème de force.

Il entre sur la pointe des pieds dans la cuisine, ouvre les tiroirs et les fouille méthodiquement. Ce n'est que lorsqu'il a le couteau à découper en main qu'il réfléchit à son usage probable. Une partie de lui-même est choquée, une autre ravie ; méditer et se tourmenter comme un philosophe de dixième catégorie est une chose mais voilà enfin pour ses idées un test qui va au-delà de spéculations sans conséquences.

Une partie des embryons est simplement liquéfiée ; les parois cellulaires, et en fait toutes les structures intracellulaires, sont détruites par ultrasons. Le brouet de produits chimiques ainsi obtenu est ensuite introduit dans un système sophistiqué de purification, principalement fondé sur l'électrophorèse et la chromatographie par affinité, qui permet d'extraire un grand nombre de précieuses substances.

Le reste des embryons est réduit en cellules individuelles. En théorie, l'ingénierie des bactéries ou la modification d'une souche de cellule tumorale permet peut-être presque tout. En pratique, néanmoins, de nombreuses propriétés d'un tissu humain sain ne peuvent encore être reproduites. Persuader E. Coli de produire des hormones comme l'insuline ou la dopamine est relativement simple, la transformer en un parfait équivalent fonctionnel d'une cellule îlot ou d'un neurone dopaminergique — une partie intégrante d'un système complexe de régulation — est tout à fait autre chose. Il n'est tout simplement pas économiquement viable d'essayer de faire fonctionner tout cet ADN humain dans un environnement étranger, quand la matière première authentique est disponible pour une fraction du coût.

Chaque matin, quand il arrive à son travail, et chaque soir quand il le quitte, Harold passe devant les entrepôts réfrigérés . C'est un endroit relaxant, réconfortant ; il semble que les manutentionnaires soient toujours en train de siffler, ou d'écouter très fort la radio. Des camionnettes vont et viennent à toute heure, pour charger les grands, mais légers, containers de mousse isolante dans laquelle sont empaquetées les petites et précieuses fioles. Lorsqu'Harold aperçoit une caisse entière du produit fini de son travail en chargement dans une camionnette, lorsqu'il voit le chauffeur signer le bon d'expédition, claquer la porte et s'en aller, il se dit tout haut à lui-même, en opinant du chef : « Oui ! C'est cela. C'est cela la vie. ».

Harold se tient près du lit de Marie. Elle repose sur le flanc et lui tourne le dos. Il respire lentement — par la bouche, dans l'espoir que ce soit la manière la plus silencieuse — et pense aux trillions de cellules de son corps. S'il la poignardait dans le cœur, seule une infime fraction de celles-ci seraient tuées directement par la lame — quelques millions seulement, dans sa peau, ses tissus mous, ses muscles cardiaques. La mort de ses neurones ne serait presque qu'une coïncidence, plus une conséquence de la médiocre conception de cet organisme qu'autre chose. Un amas de moisissure survivrait plus facilement à un tel traitement.

Il reste là un moment, attend de voir ce qu'il va faire. Une partie de lui-même — un petit sous-système vestigial sans le moindre intérêt pour la physiologie du cerveau, la philosophie de la conscience ou même l'amour obsessionnel — plaide avec ferveur pour la permission de poser le couteau et de fuir, mais Harold lui porte à peu près la même attention qu'à la bande son d'un dessin animé pour enfants sur la télévision du voisin. Il reste là, et il attend.

Harold ne pleure pas les vies brèves qu'il contribue à créer ; il sait qu'elles s'éteignent bien avant que les pensées les plus rudimentaires, les sentiments les plus primitifs aient une chance de s'exprimer ; il ne peut croire qu'il existe dans le ciel une machine produisant une âme ailée et vêtue d'une robe blanche pour chacun de ces minuscules amas cellulaires.

Au contraire, il se réjouit. Parce que la Cuve dit quelque chose à propos de la vie humaine — la vie humaine à tout âge — qui doit être dit, et bien qu'aujourd'hui il soit seul à prendre garde à ce message, il sait qu'un jour viendra où les aperçus qu'il a glanés constitueront l'héritage commun de l'Humanité.

Harold rebrousse chemin. Il repose le couteau à sa place dans la cuisine. Il sort par la fenêtre de la salle de bains et la referme derrière lui.

Il avait voulu la tuer, songe-t-il, plus que tout ce qu'il avait jamais voulu. Il voulait, au plus profond de lui-même, être libre. Mais quelque chose dans son génome, ou dans son passé, a promulgué que cela ne serait pas. Ou peut-être les dés quantiques sont-ils tombés en faveur de Marie. Cette fois-ci.

Il retourne lentement chez lui, son visage tourné vers les photons jaillissant des étoiles, et il les compte un par un.

Première publication

"the Vat" ›››  Eidolon, vol. 1/3, printemps 1990 (décembre 1990).

Traduit par Francis Lustman et relu par Quarante-Deux. Première publication en français le 9 mars 1997, sans équivalent papier pour l'instant.

La version originale est lisible en ligne sur le site Eidolon.net: Australian SF online