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Voici le sujet qui m'est proposé par Patrick Apiou, Jean-Claude Goubelet, Andoni Michelena et Michel Tastet : « La Terre n'est pas une masse morte, mais elle vit. X…, inconsciemment, arrive à provoquer des séismes, des tremblements de terre, des mouvements de continent. L'état d'âme de la terre est directement lié au sien. Sa faculté grandit au fur et à mesure de son existence, et un fait extraordinaire lui révèle son pouvoir. Pris de panique, il tente de se contrôler mais il sombre dans un état dépressif : il devient fou. Il provoque un cataclysme mondial. ».
Eh bien, mes amis, le moins qu'on puisse dire, c'est que je ne suis pas gâté ! D'abord, c'est un sujet de roman ; on pourrait faire un Fleuve noir d'environ trois cent mille signes, du moins si le sujet est pris à la lettre et au premier degré, ce qui me paraît tout de même difficile. C'est typiquement un sujet de roman, et je crois que le jeu veut que nous fassions une nouvelle courte, en tout cas une nouvelle. Ce sujet, il va falloir l'analyser, le disséquer et puis, peut-être, très probablement, n'en retenir qu'une petite partie afin d'écrire une nouvelle de quelques pages et pas un roman pour le Fleuve…
Oui ! Alors, la Science-Fiction, c'est un genre difficile. Et ce sujet proposé le montre une fois de plus, alors qu'on me propose pour une nouvelle un sujet de roman. C'est un sujet qui relève de la très ancienne Science-Fiction, un sujet de roman populaire type Fleuve noir, et je dois essayer d'en faire une nouvelle courte. [pleurs d'enfant] … Bébé… Eh bien, je vais vous dire d'abord en détail les réflexions que ça m'inspire. Disons que je vais tout de même essayer de relever le défi mais je vais, naturellement, être obligé de transformer ce sujet. [pleurs] … ce sujet qui a été, d'une façon ou d'une autre, très souvent traité. Ça fait tout de suite penser à Océan mon esclave, de Maurice Limat, et puis à de nombreuses nouvelles, à des passages de romans et, d'une certaine façon, au deuxième ou au troisième degré, ça se rapproche du thème du roman de Dominique Douay, l'Échiquier de la création, où l'on voit un schizophrène commander à la réalité — et peut-être créer un univers, et peut-être le détruire. Il y a donc vraiment beaucoup de travail à faire avant d'arriver à un thème exploitable…
Une réflexion à propos de la Terre vivante — et pensante, d'ailleurs, puisqu'elle a un état d'âme — : il y avait un sujet intéressant à traiter là, que j'aurais aimé traiter mais qui n'est pas le vôtre… donc je le mentionne simplement. La Terre est vivante et son état d'âme n'est pas brillant quand elle voit tout ce qu'on lui fait, notamment dans la Mer du Nord et à Super Phénix, et un peu partout, et alors, un beau jour, elle en a ras-l'horizon et elle se révolte, et elle se débarrasse des plates-formes pétrolières et des surgénérateurs [rire], mais enfin ce n'est pas votre sujet, donc je vais essayer de m'en rapprocher davantage…
D'abord « L'état d'âme de la Terre est directement lié au sien. Sa faculté grandit au fur et à mesure de son existence »… Donc, c'est une histoire qui devrait s'étaler sur des années. C'est un roman. Il y a bien sûr des exceptions ; je pense à une nouvelle extrêmement brillante qui est parue il y a quelques années dans Fiction, et qui relatait quelques années ou quelques dizaines d'années de l'histoire de la Terre en quelques pages. C'est "la Venue de Joseph Litaka", de Jacques Raivan, mais cette nouvelle reste vraiment une grande exception.
On pourrait traiter ce sujet sur le mode parodique mais ça ne me tente pas beaucoup et puis ça n'est pas mon genre, ou alors le mode lyrique, allégorique, moyen de tourner la difficulté. Je ne crois pas que c'est cela que je ferai. Je vais donc réfléchir à haute voix sur ce thème pour essayer d'avancer un petit peu, et puis, quand j'arriverai à quelque chose, et bien, je vous le raconterai, mais un peu plus tard seulement nous en ferons une nouvelle. Je tiens de toute façon à ce que cette nouvelle soit bonne. Bonne, enfin, aussi bonne que possible [léger rire dans la voix] ; je tiens à ce qu'elle reste malgré tout assez personnelle, puisque c'est moi qui dois l'écrire et qui devrai la signer. Je tiens donc à ne pas écrire n'importe quoi, et c'est pour cela que je soumets le thème à une critique sévère, que je le passe au crible.
« Des séismes, des tremblements de terre, des mouvements de continents »… On pense tout de suite au Vagabond ; il faudrait bien une centaine de pages pour décrire tout ça, et puis ça ne me tente pas beaucoup. Alors, la première idée qui me vient, c'est de remplacer la Terre par quelque chose de plus vaste et de plus restreint à la fois — ce qui paraît contradictoire mais que l'expérience explique —, remplacer donc la Terre par la Réalité. La Réalité peut être plus vaste que la Terre, puisque c'est l'univers tout entier. Mais elle est aussi plus restreinte puisque c'est, subjectivement, ce que perçoit le héros autour de lui. Le reste ne lui parvenant que par des témoignages écrits, visuels, parlés… peu importe ! Donc, la Réalité est consciente — j'essaie de traduire dans cette optique le sujet —, la Réalité est consciente, et X…, inconsciemment, la perturbe de différentes façons autour de lui. Évidemment, on abandonne le gigantisme, le grandiose, les séismes, les tremblements de terre, les mouvements de continents… qu'il est bien difficile de traiter dans une nouvelle. Et l'état d'âme ? Oui, alors, l'état d'âme de la Réalité est directement lié au sien. Autrement dit, ce qu'il perçoit autour de lui est lié à son état d'âme ; on est déjà dans quelque chose de plus raisonnable, de plus… plus moderne.
Bon, « Sa faculté grandit au fur et à mesure de son existence ». Là, c'est difficile de traiter cela en quelques lignes, mais on peut le montrer par un retour en arrière. « Un fait extraordinaire lui révèle son pouvoir… » Oh ! pourquoi un fait extraordinaire ? Les choses se révèlent par des faits ordinaires, alors disons qu'un fait quelconque lui révèle son pouvoir. Mais là, ça ne colle pas, il y a une contradiction : « Sa faculté grandit au fur et à mesure de son existence » et puis « Un fait extraordinaire lui révèle son pouvoir ». Ça ne colle pas parce que si ça grandit au fur et à mesure, comment le sait-il, et puis comment ça peut-il se révéler par un fait extraordinaire, tout d'un coup, si ça a grandi au fur et à mesure ? Une petite contradiction, donc, mais ce n'est pas grave ; on peut l'arranger… « Pris de panique, il tente de se contrôler »… Je me demande s'il est pris de panique ; ça me paraît une réaction surprenante. Évidemment, s'il s'aperçoit qu'il déclenche des tremblements de terre, s'il découvre qu'il est une espèce de dieu ou de démon… Non, non, en fait, comme cela est incroyable, et bien, simplement, il n'y croit pas. Donc, n'y croyant pas, il ne risque guère d'être pris de panique à cause de cela.
Oui, c'est très ennuyeux de terminer ainsi, parce que c'est une fin qui pourrait très bien être le commencement. C'est-à-dire qu'il commence par devenir fou, et puis s'imagine tout le reste ensuite. Très dangereux de rendre le héros fou à la fin, parce qu'on va penser qu'il l'était au début.
D'ailleurs, fou, ça ne signifie pas grand-chose. Mais, partant de là, on peut voir le sujet d'une autre façon. Il s'agirait donc d'une sorte de schizophrène, ou de paranoïaque — je ne sais pas trop ; il doit être un peu les deux — qui s'imagine que, etc., tout le reste, tout ce qui précède. Évidemment, c'est très difficile à traiter, et puis je crois que Dominique Douay avait fait quelque chose de très remarquable… non, on ne peut pas récidiver le coup de l'Échiquier de la création, et surtout dans une nouvelle. Enfin, pas tout de suite !
Et « Il provoque un cataclysme mondial »… Oui, bien sûr, ce serait un cataclysme mondial… mais quel cataclysme ? Il s'en passe beaucoup. Là, on peut alors imaginer que le héros, rendu parano — ah ! ma fille a laissé tomber son jouet — par tous les trucs qu'on fait à la Terre et qui se sent lié à elle — il y a de quoi, effectivement, devenir parano —, peut s'imaginer que c'est lui qui fait tous ces trucs, qui fait la pluie et le beau temps juste au moment où il ne faut pas, c'est-à-dire les inondations, le déluge, la mousson, la sécheresse, la fuite de notre cher pétrole qui fout le camp et qui s'en va couvrir la mer et tuer les poissons et les oiseaux… dans toutes les mers du monde, la pollution, les accidents radioactifs. C'est tentant, comme sujet, mais c'est difficile à traiter dans une nouvelle courte. Je ne sais pas ; on y reviendra peut-être. C'est effectivement un aspect valable du sujet.
C'est un sujet un peu pris à l'envers, et en s'y prenant à l'endroit, en reprenant donc la Réalité à la place de la Terre : la Réalité, donc, n'est pas une chose inerte mais elle a une certaine consc… elle est un être… — c'est assez flou, tout ça —, elle est un être pensant, un phénomène mental, et X… est en liaison mentale avec elle… Alors, on arrive tout de suite à se poser la question suivante : en S.-F. moderne, on ne fait pas vraiment du fantastique, on ne raconte pas n'importe quoi, il faut écrire des histoires qui aient une logique interne, alors on est bien obligé de se demander comment ça se fait, comment est-il possible que l'état d'âme de la Réalité soit lié à celui du héros ? Naturellement, il faut se demander ce qu'est la Réalité, et la réponse à laquelle on arrive, c'est que cette réalité est une réalité intérieure. S'il y a un lien aussi étroit entre l'état d'âme, le psychisme du héros et la réalité, c'est que cette réalité n'est pas purement objective et, d'une façon ou d'une autre, elle est un univers intérieur.
Là, évidemment, on est dans un territoire largement exploré par la S.-F. moderne. Il faudra d'ailleurs que je relise une nouvelle de Gérard Klein intitulée "Trois versions d'un événement", dans les Perles du temps, où, je crois, un sujet voisin est traité ou du moins abordé.
Alors, résumons-nous. D'abord, une difficulté à traiter ce sujet en nouvelle. Deuxièmement, si on le traite au premier degré, on tombe sur quelque chose de tout à fait fantastique, de tout à fait dépassé. C'est la S.-F. des années vingt ou trente — manque de crédibilité total — et, personnellement, je n'ai pas du tout envie, je ne me sens pas du tout capable de traiter cela. Il y aurait peut-être un moyen de le renouveler ; c'est possible. Il y a toujours un moyen de renouveler les vieux sujets mais, là, je ne vois pas. D'autre part, si on le traite au second degré, c'est-à-dire essentiellement en remplaçant la Terre par la Réalité, on va donc écrire une histoire sur l'univers intérieur d'un homme qui sera peut-être une sorte de schizo ou de parano, et on fera évidemment de la fiction très spéculative. Peut-être cela ne vous intéresserait-il pas… Si nous en avions eu le temps, je vous aurai demandé un sujet plus simple, plus moderne. Je vais donc, puisque je dois vous renvoyer cette cassette d'ici la fin de la semaine, essayer à partir de ce que j'ai dit, de trouver un aspect intéressant du thème et de l'esquisser. Je ne sais pas lequel encore ; j'ai quelques images.
Je fais donc cette expérience pour vous, pour votre professeur, mon excellent ami René Durand, mais, bien entendu, puisque je prends en charge l'expérience, je dois aussi la réaliser pour moi, c'est-à-dire d'une part viser à une nouvelle de niveau professionnel et publiable — c'est important pour moi. Deuxièmement, je tiens à écrire une nouvelle qui ne tranche pas dans ma production… Je tiens surtout à écrire une nouvelle que j'aie envie d'écrire. Ce sera donc un compromis entre ce que vous voulez et ce que j'ai envie de faire. Alors, ce compromis risque tout de même de s'éloigner assez de ce que vous pensiez voir.
Mais cela pourrait avoir un certain intérêt pour vous parce que, si l'un d'entre vous veut écrire de la S.-F., il risque de se heurter à ce genre de problème qui est avant tout celui du choix du sujet. Et les fanzines reçoivent quantité de nouvelles de jeunes auteurs, une quantité énorme de nouvelles de S.-F. dont le sujet a été mal choisi au départ. Le choix d'un sujet n'est pas chose facile, et je crois qu'il est prudent, quand on débute — et l'on débute toujours, on n'arrête pas de débuter… plus ou moins —, de choisir ses sujets dans la réalité, tout en transposant, bien entendu, tout en jouant avec cette réalité. Et c'est bien d'ailleurs ce que fait René Durand, ce que je fais la plupart du temps, un petit peu moins quand je signe Higon mais, ça, c'est un autre problème.
… J'ai entre les mains le numéro 2 d'Argon. Argon était une revue de Science-Fiction semi-professionnelle qui n'a malheureusement pas dépassé le numéro 9 ou 10, et, dans ce numéro 2, je vois au sommaire quelqu'un que vous connaissez bien : René Durand, et quelqu'un dont nous avons déjà parlé : Dominique Douay. Je ne vous parlerai pas de la nouvelle de Durand mais je voudrais vous lire ce que Dominique Douay écrit en tête de sa nouvelle, "le Récupérateur" : « Le pire qu'il puisse advenir à un auteur de S.-F., c'est de s'apercevoir que le thème qu'il vient de traiter dans une nouvelle, un autre en a déjà eu l'idée avant lui et l'a exposé dans des termes identiques ou presque. Ce sentiment de frustration, je l'ai éprouvé quelque temps après avoir terminé "le Récupérateur". Ceux qui ont lu l'Île de béton comprendront ce que je veux dire. ».
Oui, c'est un des problèmes les plus sérieux des auteurs de S.-F. C'est pourquoi il est nécessaire de bien connaître la S.-F. avant de s'aventurer sur ce territoire, de lire beaucoup, de lire ce qui se fait maintenant et aussi ce qui a été écrit autrefois pour ne pas tomber dans le premier piège qui se présente… Et, maintenant, j'aimerais citer, parce que c'est amusant, un passage du texte de Surace, mais encore faut-il que je le trouve… [froissement de papier, de pages] Patience… Rassurez-vous, je l'ai retrouvé. Alors, le petit texte de Nicolas Surace nous dit et nous répète : « Ce qui compte, c'est ce qui nous entoure? ». Ce qui compte, c'est ce qui nous entoure. J'espère que vous avez bien compris ? O.k. !
… Il est certain que le pouvoir de ce personnage, le lien qui existe entre la Réalité et lui-même et qui lui donne ce pouvoir, resteront quelque chose d'ambigu. Il me paraît difficile de trancher entre deux possibilités. À savoir : 1) l'action du héros sur l'univers est réelle ; 2) cela se passe dans sa tête ; c'est le fin du fin de la paranoïa ; il s'imagine qu'il déclenche ces catastrophes. Je ne sais pas si nous pourrons trancher ; je ne le pense pas. Et il y a une question que je me pose ; c'est celle-ci : d'où tient-il ce pouvoir qui est réel ? Et, s'il n'est pas réel, ou s'il n'est qu'à demi réel — vous me direz : « Comment une chose peut-elle être à demi réelle ? — Eh bien, on ne reparlera… » —, d'où tient-il l'idée qu'il l'a. Alors, il va falloir explorer son enfance, n'est-ce pas ?
Saint Sigmund Freud, priez pour nous !
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Il est tout à fait évident que cette expérience aurait été beaucoup plus intéressante si elle avait été prévue plus tôt… en ce moment, je suis débordé de travail : des tas de choses à expédier… c'est ça, la vie des auteurs.
Il est vrai que, lors de l'expérience faite au séminaire de la fac de Jussieu, avec Jacques Goimard, j'avais, comme la plupart des autres — mais certains ont échoué —, trouvé une idée de nouvelle en une heure. Trouvé l'idée de la nouvelle et j'avais d'ailleurs, ce qui était imprévu — ou, plutôt, inespéré —, pu aller jusqu'au dénouement, que j'avais trouvé à la dernière minute. Mais je n'avais pas de sujet imposé et c'était donc beaucoup plus facile. Cette nouvelle, je ne l'ai pas écrite tout de suite. Je viens seulement de l'écrire cette année. Elle paraît en prépublication dans le programme du congrès de Limoges et je la replacerai ensuite, soit dans une revue, soit dans un recueil ou une anthologie…
… Où en étions-nous ? Nulle part. Nous n'avions pas commencé. Donc, dimanche, j'avais fait la critique du sujet et esquissé les directions possibles pour le reprendre. Je ne sais pas encore quelle est celle des directions que je fais privilégier mais j'ai un point de départ assez précis pour le récit. Le personnage, d'abord, sa situation présente au moment où l'histoire commence, et puis les éléments pris dans son passé qui permettent d'expliquer la situation actuelle. Sa profession ? C'est important puisque j'ai choisi un contexte actuel et contemporain. Or, qu'on le veuille ou non, dans notre monde, la profession est ce qui caractérise de la façon la plus immédiate une personne ou un personnage. C'est à partir de sa profession, ou en grande partie, que l'on peut fixer et décrire sa situation au sens large du mot, c'est-à-dire où il est, ce qu'il fait et comment il se meut dans l'espace et le temps. Métier signifiant le plus souvent activité. On peut évidemment choisir une activité non professionnelle, décrire le héros, par exemple, en vacances, en train de faire une expérience, de rêver ou de vivre sa vie en dehors du travail. Et il est à noter que, dans la littérature contemporaine, la littérature bourgeoise et féminine bourgeoise, en particulier, les personnages n'ont pas de métier, ont toujours le temps de s'occuper de leurs petits problèmes sentimentaux et autres, n'ayant pas de sordides préoccupations d'argent, n'ayant pas à gagner leur vie. C'est encore une des raisons pour lesquelles la profession est importante, a contrario. D'autre part, pour moi, le héros est toujours un petit peu le porte-parole et le porte-drapeau de l'auteur, et j'aime bien transposer dans mes récits, dans la mesure du possible, mon expérience personnelle. Et, dans le cas présent, j'ai pris comme personnage un représentant. Parce que j'avais envie de raconter l'histoire d'un représentant. J'ai fait dans ma vie toutes sortes de métiers (agent technico-commercial, organisateur comptable, visiteur médical, représentant en différents trucs) qui m'ont conduit sur la route entre Bayonne, Biarritz et Pau. J'utiliserai donc cette expérience pour décrire la vie du personnage. Ça a son importance. Une parenthèse : je n'ai pas encore trouvé de titre… pour le moment. Nous verrons ; ce n'est pas le plus urgent…
Alors, voilà comment je vois le départ de l'histoire : mon héros est représentant… et représentant en quoi ? J'ai réfléchi un petit peu à cela, et il fallait lui donner une activité moderne — nous sommes dans un futur proche ; classique pour la S.-F. actuelle — et offrant des possibilités intéressantes en S.-F. J'ai choisi un représentant en ordinateurs, en petits ordinateurs de poche, si j'ose dire, comme il en existera dans quelques années, avec et grâce à la révolution des microprocesseurs… Il se balade à travers un pays — je ne sais pas encore lequel —, à travers la campagne et s'arrête dans les villes, et ça ne marche pas très bien pour lui, comme ça ne marche bien pour personne. Il vit dans un monde difficile qui est le nôtre un petit peu extrapolé, plus difficile que le nôtre, avec toujours les mêmes problèmes encore aggravés. On peut facilement imaginer un plan financier, un plan économique [rire], comme le plan Barre, qui ne serait pas sans poser quelques problèmes commerciaux. Et puis des catastrophes, beaucoup de catastrophes modernes de toutes sortes — on peut en trouver facilement en lisant les journaux, et je vous en parlais dans la première partie de la cassette. On peut essayer d'en chercher quelques autres — et c'est ce que je ferais — mais je crois que je n'ai vraiment pas le temps.
Donc, notre personnage apprend ces nouvelles sur la route par le poste radio de sa voiture et par les journaux. Nous allons lui donner un goût extrême de l'information, et que les événements qu'il vit, les idées qu'il se fait, vont encore augmenter. Donc, il s'arrête assez souvent lorsqu'il voit un marchand de journaux, il achète des journaux, il écoute la radio de sa voiture ; le soir, il regarde la télévision, il lit les journaux à l'étape, à l'hôtel. Et il apprend toutes sortes de catastrophes, qu'il faudra sommairement décrire mais “médiatisées”, en quelque sorte, par l'information, c'est-à-dire que la convention littéraire de la description objective des phénomènes ne se fera pas ; on ne saura que ce que le héros apprend par la radio et les journaux. Et les choses vont mal, de plus en plus mal pour lui ; il s'accroche avec des clients, manque des ventes, il a des incidents de parcours nombreux, qu'on peut imaginer en fonction d'un contexte légèrement futuriste. Et il a l'impression que les catastrophes qui se produisent dans le monde répondent, sont en quelque sorte l'écho des petites catastrophes de sa vie personnelle. Comment a-t-il cette idée ? Eh bien, il faut remonter dans son enfance. Le point de départ de tout, c'est peut-être l'histoire du cheval mort…
Il faut dire que notre personnage, lorsqu'il était enfant, avait des cauchemars épouvantables, et dans ces cauchemars apparaissaient souvent des chevaux géants qui le menaçaient et l'effrayaient.
Pourquoi des chevaux ? Il n'en sait rien. On peut supposer que, dans sa toute première enfance, il a été effrayé par un cheval, sans s'en souvenir, et que ces animaux sont devenus un symbole de menace dans son inconscient. Enfin, il y avait des chevaux géants et menaçants dans ses cauchemars, et ces chevaux étaient liés à toutes sortes de catastrophes. Puis ses cauchemars ont disparu. Plus tard, lorsqu'il avait peut-être dix ans, un jour qu'il marchait dans la campagne, il s'était trouvé devant un cheval mort — ce n'est pas chose fréquente, bien sûr — et il a eu un choc… Et, du coup, ses cauchemars avec les chevaux reprennent, sous une forme plus élaborée. Il y a des chevaux géants ; ces chevaux constituent une menace réelle dans ses cauchemars, contre laquelle il se défend. Et puis, à un moment, un cheval géant est détruit et tombe, des gens se précipitent et l'entourent, et, dans son cauchemar toujours, dans son rêve, le héros a le sentiment que c'est lui qui a détruit le cheval. Et il est d'ailleurs félicité par les gens pour avoir fait cela. Et puis, il y a d'autres cauchemars où des phénomènes de ce genre se produisent. Quelquefois, les phénomènes sont inversés, au lieu de détruire la menace, c'est lui qui la crée, c'est lui qui provoque les catastrophes autour de lui. Et puis, de nouveau, il oublie cela jusqu'au moment où nous le trouvons.
Mais tous ces phénomènes, tous ces souvenirs, vont rester vivants dans l'inconscient et en partie dans la mémoire du personnage, et sont prêts à resurgir. C'est effectivement ce qui va se passer. Parmi les événements racontés au début du récit, va de nouveau apparaître le cheval des cauchemars, et ce cheval va traverser la route devant sa voiture. Et il va y avoir un accident. Ou, du moins, l'accident va-t-il être, d'une façon assez inexplicable, évité de justesse. Circonstances qui seront à raconter. Et le cheval va être tué. D'où un titre possible, que j'aimerais d'ailleurs, pour la nouvelle : "Mort d'un cheval".
Tout ça vous paraît assez loin du thème choisi. Naturellement, c'est encore assez flou, c'est un brouillon, ce n'est même pas encore le stade du brouillon. Il y aura donc eu un accident, ou presqu'un accident, ou un accident puisque le cheval est mort, et la mort du cheval va relancer, va faire renaître, dans l'esprit du héros, l'atmosphère des cauchemars d'enfance. À partir de là, l'impression va se renforcer, en lui, qu'il provoque certaines catastrophes sur le monde extérieur, en fonction de son humeur ou même, simplement, en y pensant.
Alors, un autre phénomène, ce sont les événements qui apparaissent, puis qui s'effacent, dans les journaux. C'est ainsi qu'on parle — on est en été, je crois, ou au printemps — d'un temps pourri. Il suit tout cela de très près et on parle d'une épouvantable vague de froid dans telle région du monde. Mais lui ne s'en souvient pas. On en parle tout d'un coup ; ça l'étonne. Comment n'a-t-il jamais eu connaissance de cela ? Alors, il se précipite où il peut, à l'hôtel, par exemple, il cherche dans les journaux des jours précédents et, effectivement, les journaux ont parlé de cette vague de froid. Pourtant, lui, il n'en avait pas connaissance. Et ainsi, toute une série de phénomènes du même genre. Il y a un brouillage de la réalité. Voilà quels sont les événements du départ.
Alors, reste à savoir ce qui va se passer, quelle est l'explication du phénomène, si c'est quelque chose qui se passe uniquement dans sa tête — fantasme — ou bien si cela est réel et dans quelle réalité, et quel sera l'aboutissement. Vous m'avez proposé qu'il devienne fou. C'est un peu trop simple ; je n'aime pas ce genre de dénouement. Il nous reste un dénouement à trouver, mais aussi toute une longue partie du développement.
Il est maintenant cinq heures moins dix ; la poste ferme à cinq heures. Vous devez avoir environ quarante minutes de cassette ; je ne vois pas très bien, et n'aurai même pas le temps de la réenrouler, d'ailleurs. Je pense que c'est suffisant. Je vous tiendrai au courant de ce que je ferai… Pour le moment, je ne peux pas faire mieux ; le temps me manque. Je vous souhaite bonne réception de tout ça ; je vous souhaite d'en tirer le meilleur parti possible. Je m'excuse de n'avoir pas pu développer davantage mais j'ai vraiment été pris de court.
Peut-être nous verrons-nous l'année prochaine. Au revoir.