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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Poudre jaune du temps

« Tout va bien. » répondit Jacques à une question de John Dikinger. « Enfin, aussi bien que possible. Mais je suis perplexe. »

Dikinger éclata de rire.

— « Nous vivons une époque de perplexité générale.

— Le temps est une drôle de chose.

— La vie aussi.

— Et l'Homme…

— Les éléphants, les dieux, les cygnes et les sages !

— Oui, je te répète que je suis extrêmement perplexe.

— On le serait à moins. »

Dikinger fit claquer sa main libre — l'autre devait sûrement tenir l'appareil — sur une table, un mur ou n'importe quelle surface lisse qui se trouvait près de lui, là où il téléphonait, et cela fit un bruit étrange, lointain et puissant à la fois : signal ou appel ou Dieu sait quoi.

Quel est le bruit d'une seule main qui applaudit ? demande un koan zen. Peut-être un bruit de gifle. Ou bien le bruit du temps qui passe… Une musique aigre-douce grinçait près de Dikinger : Écoutez Allah, Çiva, Krishna. Écoutez Brahma, écoutez Bouddha… Mais l'Anglais avait une voix forte et claire, qui dominait toujours les bruits d'ambiance et ceux du temps qui passe. Une voix de prédicateur ou de prophète.

« J'espère que nous pourrons nous voir la semaine prochaine. » reprit-il. La chanson de Kafi se perdit dans le lointain. Écoutez les dieux… « Nous sommes mardi… mardi 23. Oui, la semaine prochaine ou au début de l'autre. Entre le 2 et le 5 juillet, ça va ? Je pense avoir quelques explications à te donner.

— Ah, je pensais justement te demander…

— Oui, mais de vive voix. Il y a des choses qu'on ne peut pas écrire. Et encore moins raconter au téléphone.

— Alors, tu en as déjà trop dit. »

Jacques recula jusqu'à son fauteuil gonflable et s'y laissa tomber en serrant les écouteurs contre ses oreilles. Sa demi-surdité le gênait beaucoup au téléphone et avait longtemps renforcé son impression de vivre dans un univers inintelligible.

« Au fait, John, tu es en vacances ou en mission ?

— Eh bien, un peu les deux. » reconnut Dikinger. « Mettons que je fasse des heures supplémentaires bénévoles. Bon, je t'expliquerai ça aussi… Tu sais que j'ai été détaché pour quelques mois à l'université de Bombay ?

— Oui, je sais. Tu me l'as écrit.

— Eh bien, je n'étais pas fâché de revoir un peu la mer. Delhi, c'est presque au pied de l'Himalaya et j'aime beaucoup le climat de Bombay en hiver. Malheureusement, l'université est un peu trop près du Sachivalaya.

— Trop près de quoi ? » demanda Jacques. Il connaissait le mot et il l'avait parfaitement compris. Mais il se plaisait à paraître souvent plus naïf qu'il ne l'était, tout en méprisant ce côté veule et servile de sa personnalité.

— « Le Sachivalaya : ça n'a rien de mystérieux. C'est le siège du gouvernement de l'État. Or, ces braves gens ont des problèmes. Ils en ont profité pour me coincer et il faut que je les aide. Je suppose que ça ne t'étonne pas trop ? Tu sais combien la situation est grave en Inde et au Bangla Desh. Une fois de plus. Alors je vais… J'ai pas mal de choses à voir en Europe pour les gens de Bombay et pour le ministère de l'Agriculture de Delhi. C'est pour ça que je te téléphone maintenant de Roissy. Il faut que je reparte tout de suite ou presque. Mais à la fin de la semaine prochaine… disons le 23 ou le 24 au plus tard…

— Le 23 ou le 24…

— Attends, non… Je me suis encore paumé dans le calendrier. Quelle saloperie que ce truc ! Laisse-moi calculer : ça sera le 4 ou le 5 au plus tard, s'il n'arrive rien. Nous pourrons faire le point. S'il n'arrive rien ! »

Jacques Marian avait connu John Dikinger à Genève, à l'occasion d'un colloque sur la dénutrition azotée et le manque de protéines dans l'alimentation des pays sous-développés. Il travaillait alors aux laboratoires Laurent-Duvernois, qui avaient deux produits destinés à la prévention ou au traitement des carences en acides aminés indispensables, le trylifon et le D-aminogel, ainsi qu'un service de recherche dans cette branche. La maison avait donc été invitée avec quelques dizaines d'autres. Mais le patron et les cadres supérieurs ne voulaient pas se déranger pour cette réunion d'un intérêt commercial extrêmement mince — d'autant que la société Laurent-Duvernois allait être absorbée par Clinton et que cela commençait à se savoir dans les sphères dirigeantes. « Du folklore. » avait dit M. Duvernois sur un ton définitif. « Mais nous devons y être, question de standing… » Un séjour à Genève au début d'un printemps presque sans neige ne tentait guère les chefs. On avait choisi Jacques parce qu'il se débrouillait en anglais, en allemand et en italien un peu moins mal que les autres employés disponibles et parce qu'il acceptait toutes les corvées, par indifférence ou par distraction.

Il partit donc, se mêla aux palabres, plaça deux ou trois mots de temps en temps, sans parvenir à attirer l'attention du monde affamé sur son D-aminogel. À une exception près. Une jeune doctoresse indienne, nommée Durga Ujjain, vint lui demander une caisse d'échantillons. Un homme d'une trentaine d'années — il en avait en fait trente-quatre —, grand, maigre, vêtu de jute jeans, avec des cheveux clairs, longs et bouclés, une barbe de swami et des yeux bleus au regard presque insoutenable, l'accompagnait pour lui servir apparemment de guide et d'interprète. Il se présenta dans un français plus qu'excellent : « John Dikinger, conseiller scientifique du gouvernement indien pour la santé publique et l'agriculture. Mettez-nous le plus possible d'échantillons et ne vous occupez pas de l'expédition. Je passerai moi-même les prendre à Paris. Nous aurons sans doute un avion spécial. ».

Plus tard, Jacques apprit que John Dikinger était le fils d'un petit fonctionnaire de Calcutta et d'une infirmière française de Chandernagor. Né en Inde, il avait fait une partie de ses études en France, après la mort de son père et le retour de sa mère, puis en Angleterre et aux États-Unis. Il était d'ailleurs docteur ès sciences d'une grande université américaine. Mais, fasciné par son pays natal, il y était reparti aussitôt ses diplômes obtenus, pour se mettre au service du gouvernement de New Delhi. Cela se passait peu avant la guerre du Bangla Desh. Dikinger avait même joué un certain rôle dans l'établissement des relations entre les deux pays. Puis, après l'explosion de la première bombe atomique indienne, il avait rompu temporairement avec New Delhi. Il s'était tenu une année — une année seulement — à l'écart de la recherche et des affaires de l'État indien. Après… Après, commençait le mystère.

À ce fameux colloque de mars 1977, Durga Ujjain parla longuement de la situation alimentaire et sanitaire dans toute l'Asie du Sud. Elle s'attaqua avec un langage presque marxiste aux structures périmées et aux philosophies nébuleuses qui bloquaient tout progrès et dissimulaient comme un rideau de fumée des privilèges effarants. Elle stigmatisa sans aucune précaution oratoire la politique nucléaire de son gouvernement. Et elle fut applaudie tout le moins autant que le méritait sa beauté brune et tragique.

Dikinger fut presque aussi agressif, mais il parut beaucoup moins sûr de lui et sans cesse déchiré par ses fidélités contradictoires. Il se sentait coupable d'admirer aussi l'Inde traditionnelle des Upanishads et de la Bhagavad-Gitâ. Il s'arrangeait toujours pour terminer un exposé plus ou moins objectif par quelque formule à l'emporte-pièce. On oubliait les exposés mais pas les formules. Par exemple : « Il y a des gens qui condamnent la sagesse au nom de la synthèse des protéines. Mais ils sont incapables de faire la différence entre un sage et un tas de protéines ! ».

Plus tard, il avait dit à Jacques sur un ton las, en promenant un regard distrait sur quelques personnages rebondis présents dans les environs : « Après tout, l'Homme n'est peut-être qu'un tas de protéines. En Occident, un assez gros tas ! ».

La nuit qui suivit sa rencontre avec Dikinger et Durga Ujjain, Jacques eut des cauchemars. Il entendait des voix mourantes l'appeler : « Des protéines, par pitié des protéines ! ». Il s'élançait dans le désert, les bras chargés de D-aminogel, et il ne trouvait plus que des cadavres exsangues.

Le lendemain, il rendit visite à ses nouveaux amis. Dans le hall de l'hôtel, il vit une grande malle prête à expédier, sur laquelle s'étalait, provocante, inoubliable, l'adresse de Darga : Dr. Ujjain — Cholera Hospital Road — Parsi… Il se sentit très misérable. Qu'est-ce que je fous ici, bon Dieu ? L'éternelle question. Sans réponse.

La jeune femme engagea une conversation passionnée, mais Jacques ne comprit pas la moitié de ce qu'elle lui racontait avec son accent rauque et chantant. Un autre soir, il eut la surprise de les voir débarquer chez lui, John en complet jute, traînant un petit chien nommé Atar, et Durga en strict tailleur gris, maquillée avec un art tout oriental, mais les traits tirés, les yeux cernés, l'air de porter par avance le deuil de son peuple.

Cette fois, ce fut Dikinger qui mena le débat, avec son autorité habituelle, tour à tour insidieux, passionné, péremptoire et désabusé. Il disait avoir trente-trois ans (l'âge de la vie publique !) mais il paraissait beaucoup plus jeune. Il prétendait savoir qu'il lui restait peu de temps pour réaliser un projet grandiose qui occupait selon lui entièrement son esprit : sauver l'Inde de la famine sans détruire sa spiritualité. Il se saoulait trois fois par semaine au moins, à coup de whisky, de cognac, de vodka et d'arak, pour oublier ses échecs et trouver d'autres rêves.

Jacques s'intéressait depuis longtemps à l'Inde et à l'hindouisme. Il pensait — sans être tout à fait convaincu — que la philosophie orientale, le zen, le yoga et tous les trucs de ce genre pouvaient encore apporter un remède à la maladie sénile de l'Occident, dont les symptômes ne cessaient de s'aggraver. Il connaissait les noms de quelques swamis célèbres : Ramakrishna, Krishnamurti, Bhagavan Das, Shri Aurobindo, Vivekananda et deux ou trois seigneurs de moindre importance. Il les confondait d'ailleurs entre eux et connaissait fort mal leurs théories. Il ne fréquentait guère les milieux spiritualistes et orientalistes parmi lesquels, estimait-il, on rencontre pour une tête solide et bien en place deux douzaines d'hurluberlus, de candidats à la fosse aux serpents et d'agents de la Millennium Pilgrim Society. Mais certains scientifiques s'étaient penchés avec succès sur les doctrines et les expériences de l'Orient et avaient su en tirer la meilleure part. Du moins on le disait. John Dikinger semblait de ceux-là.

Après un moment, Dikinger s'aperçut des difficultés qu'éprouvait Jacques pour suivre la conversation en anglais — une conversation d'un niveau très élevé — et il se mit à parler en français. Ce fut au tour de Durga de ne plus comprendre. La jeune femme s'accrocha vaillamment puis sombra, et ses grands yeux noirs s'emplirent de larmes. Elle posa la tête entre ses bras et s'endormit sur l'accoudoir de son fauteuil.

« Il faut l'excuser. » dit John. « Dans son pays, cette fille travaille quinze heures par jour. Le voyage l'a pas mal fatiguée et elle prend ce congrès un peu trop au sérieux. Elle passe ses nuits à écrire je ne sais quoi. De plus, je dois reconnaître que je me conduis comme un salaud avec elle. Je lui fais l'amour quand il faudrait qu'elle dorme… et il n'y a pas que ça ! »

Plus tard, ils avaient transporté Durga sur le lit de Jacques sans qu'elle bouge un cil. Ils l'avaient déshabillée à moitié, puis veillée jusqu'à l'aube en poursuivant leur discussion à voix basse — c'était d'ailleurs presqu'un monologue de John Dikinger — en buvant du thé, du café et du whisky, pendant qu'Atar gémissait dans la salle de bains. Jacques écoutait Dikinger d'une oreille distraite, en luttant contre le sommeil. Quelques formules classiques mais bien frappées devaient cependant rester dans sa mémoire.

« Nos contemporains vivent plus que jamais dans l'angoisse et la frustration. Plus ils se remplissent la panse de viande, d'alcool et de drogues de toutes sortes, plus ils sont insatisfaits au milieu de leurs trésors dérisoires. L'Homme occidental passe sans transition de la fatigue à l'ennui, de la puérilité à la sénilité, de l'apathie à l'hystérie. Ses loisirs ne sont que des temps morts. Il vit et travaille seulement pour les choses. Il souffre sans cesse de l'envie des choses, la plus creuse et la plus dévorante des passions. Et cette passion fait de sa vie un enfer gris. Bien sûr, il y a les psychotropes, tranquillisants, neuroleptiques et autres, qui changent l'enfer gris en limbes cotonneux : le paradis d'un ver à soir dégénéré. Ver à soie dans son cocon, en train de filer son minable petit fil, prêt à casser au moindre choc : tel est l'Homme moderne, ce héros prométhéen ! »

Cette thèse n'avait rien de très original en 1977. Des millions de personnes partageaient plus ou moins la conviction que la science, la technologie et l'industrie n'avaient pas apporté le bonheur en Occident — ni ailleurs. Et sur ce nombre, beaucoup pensaient que la civilisation scientifique, technologique et industrielle était un échec — ou à la rigueur un demi-échec. La conscience de cet échec — ou demi-échec — entretenait la révolte latente d'une partie de la jeunesse. Jacques avait lu des centaines d'articles et des dizaines de livres qui développaient ce thème avec complaisance, vigueur ou désespoir. Mais comment en sortir, bon Dieu ? Dikinger lui-même — Jacques n'avait pas tardé à le comprendre — se sentait encore trop à l'aise dans les salons et les laboratoires — ces deux pôles opposés mais solidaires de la société civilisée — pour se faire carrément disciple des grands yogis de l'Inde. Il était plus près de Janus que de Shri Aurobindo et il ne parvenait pas très bien à concilier les deux faces de son idéologie et de sa personnalité. Il rêvait entre autres choses de réunir le christianisme et l'hindouisme dans une synthèse à la Guénon — et il n'ignorait pas, bien entendu, que Guénon avait finalement choisi l'Islam —, avec un grain de sel socialiste et un zeste de liberté sexuelle. Il défendait avec acharnement la pensée et le mode de vie de l'Orient traditionnel, que sa tâche avait pour raison d'être et pour but de transformer le plus vite possible. Il était coincé. Nous sommes tous coincés.

Pendant une semaine, Jacques se demanda s'il était, lui aussi, un héros prométhéen. À première vue : non. Mais il se sentait obscurément visé. Peut-être avait-il trahi, comme tout le monde, quelque chose ou quelqu'un. À coup sûr, il était un pauvre type et un salaud. Comme tout le monde. Et il se voulait solidaire du ver à soie minable : l'Homme de ce dernier quart de siècle.

L'appareil transmit à Jacques un soupir anxieux.

« Crois-tu que ta ligne soit écoutée ?

— Oh ! on dit que le Bodiac écoute régulièrement dix à douze mille personnes avec son ordinateur-espion. Mais je suppose que je ne suis pas assez important pour figurer sur la liste.

— Qui sait ? Ils ne doivent pas ignorer que tu es en relation avec moi… Bon, eh bien mon avion va partir dans… dans dix minutes, je crois. Je te quitte. Jacques ?

— John ? »

Il y eut un instant de silence : un instant, une seconde, cinq secondes, dix… Ce fut long.

— « Je serai de retour à Paris vers le 3 ou 4 juillet. » reprit Dikinger d'une voix soucieuse, comme s'il calculait en même temps. « Je t'appellerai à la même heure qu'aujourd'hui. Non, enfin, je… je pense que je suis surveillé. Mais ce n'est pas très important… Il se passe quelque… Oh ! Je suppose que tu ne vas pas me croire. Jacques ! Jacques, tu m'écoutes ?

— Mais bien sûr, je t'écoute, John. Qu'est-ce que… »

Jacques n'acheva pas sa question. La respiration de John, nettement perceptible dans l'écouteur, devenait saccadée et sifflante.

« John, quelque chose ne va pas ?

— Jacques, tu as toujours la poudre jaune que je t'ai donnée ? Le tube de verre avec un bouchon de liège. Tu…

— Naturellement, je l'ai toujours. »

Jacques chercha une position plus confortable dans son fauteuil et n'en trouva pas. Fini le confort, Jacques Marian.

« Malgré l'envie que j'avais d'essayer, je n'y ai jamais touché.

— Bien, très bien. » dit John. « Quelle heure as-tu, Jacques ?

— L'heure ? »

Jacques se mit à rire, d'un rire nerveux, en frissonnant de tout son corps.

— « Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? » demanda John.

— « Tu as toujours ta valise en peau de porc ?

— Oui. Pourquoi ?

— Le cochon n'est pas un animal sacré en Inde ?

— Personnellement, je ne connais qu'un seul animal sacré.

— Et c'est la vache ?

— Non. C'est l'Homme.

— Ah ! oui, très bien. Mais la bombe ?

— La bombe ?

— Oui. Vous avez la bombe H et les vecteurs.

— La bombe !

— John ?

— Jacques, j'ai vingt-deux heures trente exactement.

— Oui. Moi, trente-deux. J'avance peut-être. Quelle importance ?

— Seigneur, j'espère qu'on ne nous écoute pas ! »

En lui remettant le fameux petit tube, au cours d'une de leurs rencontres — cela datait d'un peu moins d'un an —, John Dikinger lui avait dit : « Au fait, je crois que je te dois quelques échantillons depuis mars 1977. Voici… au poids, tu y perds un peu.

— Qu'est-ce que c'est que ce truc-là ?

— Un produit de nos laboratoires secrets de… hem, on dit Çiva en code : ça te suffit ?

— Qu'est-ce que…

— La poudre jaune du temps ! À utiliser quand même avec prudence. Ce n'est rien moins qu'au point. Non de code “Diana”. » (Peut-être était-ce Dhyana ou quelque chose comme ça.) « L'effet n'est pas garanti à petite dose. Mais jusqu'à douze grains, c'est en général un hallucinogène léger, avec déphasage temporel mineur. Sans danger. Mieux qu'un tranquillisant. Aucune forme d'anxiété n'y résiste… même celle qui est motivée par des ennuis réels. C'est du yoga en pilules. Enfin, en poudre. Les pilules sortiront peut-être bientôt. Mais écoute ce que je vais te dire et ne le répète jamais : ce sera peut-être un jour une arme… une arme auprès de laquelle la bombe H ressemblera à un pétard mouillé. Et en même temps un médicament et un outil de travail… bref, la puissance pure. Une découverte qui fera de l'Inde le premier pays du monde ! »

Naturellement, Dikinger était ivre. Il en convenait lui-même : l'alcool restait le seul remède efficace contre son anxiété personnelle. Il ne dessaoulait plus gère. Et la poudre jaune ? Il l'avait essayée. Elle n'avait rien d'un pétard mouillé. Du moins, il l'affirmait. Elle pouvait remplacer presque n'importe quoi, y compris le bonheur, l'amour, l'espoir — mais pas la gnôle et ses dérivés exotiques.

« Tu seras un de nos expérimentateurs. » dit-il à Jacques. « Peu d'Occidentaux ont encore utilisé Diana. Mon cas est un peu particulier. Je suis curieux des effets qu'elle pourrait avoir sur toi. Je te demande de noter les circonstances dans lesquelles tu en auras pris, le nombre de grains… Oui, ils sont minuscules, mais on peut les compter. Et, bien entendu, la nature et la durée de son action. Enfin, tout ce que tu jugeras utile. Et tu nous rendras un grand service. D'autre part, je te connais assez. Je n'ai pas besoin de te recommander le secret le plus absolu. »

Le secret le plus absolu ! Dérisoire.

Jacques avait mis le tube dans sa poche en souriant. Il ne croyait pas la moitié de ce que Dikinger lui avait raconté. Même pas le quart. Si la poudre jaune avait vraiment été la découverte du siècle, un chercheur responsable aurait-il pu en distribuer des échantillons à ses amis ? Et si John Dikinger n'était pas un chercheur responsable des laboratoires secrets de Brahma, Çiva ou n'importe quel autre dieu, qu'était-il en réalité ? Un fou, un provocateur, un génie, un agent double ? Et la poudre jaune ? Quelques grains de sable cueillis sur la plage de Khadalipura ?

Plus tard, Jacques avait caché le tube au fond de son armoire à pharmacie et s'était efforcé de ne plus y penser.

Mais il n'oubliait pas tout à fait la chère Diana — ou Dhyana. Chaque fois que l'angoisse ou le désespoir venaient l'assaillir — et c'était de plus en plus souvent depuis qu'il avait eu quarante ans —, il se disait : Jusqu'à douze grains, aucun danger. Et au-dessus ? Si la poudre jaune était capable de tuer, ça valait la peine d'essayer. Mourir en avalant une pilule de yoga, quel destin ! Le yoga en poudre, c'était presque aussi bien. Quel est le foutu imbécile qui a dit que crever c'était toujours crever ? Douze grains — ou vingt ou trente — ou le tube tout entier ? Un soir où la solitude était lourde, il avait vidé le tube sur la table de son studio — une table couverte de carreaux en céramique. Sur les carreaux blancs, il voyait mal les grains. Il les avait rassemblés sur un carreau noir. Puis il s'était mis à les compter. La première fois, il en avait trouvé cent un. Il avait pensé : Je me suis trompé, ça doit être dosé à cent. Il avait recommencé. Cent deux. Dosé, mon œil. Irrité, il avait pris les deux petites chronules d'or en surnombre et les avait posées sur sa langue. Après un instant d'hésitation, il les avait avalées. Jusqu'à douze grains, aucun danger. Bon, ça va, on le sait. Il s'était remis à compter. Cent. Oui, ça colle. Ces salauds s'étaient foutus dedans. Tu parles si on peut faire confiance à des gens comme ça. Pétard mouillé ! ah ! ah ! Laboratoires secrets Çiva mon cul Çiva mon cul Çiva… Le pays le plus puissant du monde bande de drogués leurs gosses meurent comme des mouches ça fait la bombe H et ça croit encore à des trucs qui… Deux grains : est-ce que ça compte pour un essai ? Mais non, deux grains ça ne compte pas. D'abord, cette poudre c'est zéro. De la poudre aux yeux voilà ce que c'est ah ! ah ! Rien du tout. Çiva mon… En remettant Diana dans son tube — Diana mon cul, ah ! ah ! —, il avait fait tomber une bonne dizaine de grains sur la moquette. Il n'avait pas pris la peine de les chercher. Aucune importance. Moins que rien.

Il avait fait quatre ou cinq fois le tour de la pièce. Quatre ou cinq fois le tour… ou dix fois ou vingt fois. Je suis un salaud et un pauvre type. Occidental moyen. Foutu à quarante ans. Vers à soie minable bande que d'une. Bon Dieu quand j'avais dix ans !

Il eut dix ans. Il oublia qu'il serait qu'il était qu'il avait été un salaud et un pauvre type. Il traversa la place déserte, sans un mot à ses compagnons. Ceux-ci le rejoignirent devant l'église romane. Les bicyclettes étaient posées contre le mur. Sur le fronton s'étalait un vieux lierre pareil à une pieuvre crucifiée. Le soleil d'août était haut et brûlant. Des guirlandes d'ombre se balançaient sur les allées incendiées du presbytère.

Jacques enfourcha sa bicyclette le dernier, mais pris aussitôt la tête du groupe et se détacha de quelques mètres. Il regardait à droite et à gauche d'un air responsable. Il était un agent de zone galactique chargé d'empêcher la pénétration des Bjorns, des Hourkas et des Rzuks dans cet amas d'étoiles, soumis à la Fédération terrestre, et de s'assurer que les frères non-humains étaient bien traités dans son secteur. On pouvait lui faire confiance. Tant qu'il serait en poste dans le système d'Achernar, les extraterrestres ne passeraient pas.

De temps en temps, il écoutait avec attention. Si jamais il entendait quelque bête hurler sous les coups, se plaindre de la faim ou de la soif, il… eh bien, il alerterait d'abord le quartier général de Véga. Puis il attendrait les instructions. Et si les instructions ne viennent pas, agent de zone ? Non, non, les instructions viennent toujours. Sans quoi la vie serait impossible. Impossible… Bien sûr, il y avait le cas du chat Grégorius qui était particulièrement difficile. L'animal se terrait du côté du dépôt d'ordures. Les redoutables Bjorns pouvaient l'attaquer avant l'intervention des zones galactiques. Il faudrait envoyer un message par hyperondes à ce sujet. Priorité zéro un. Véga trouverait peut-être une solution.

Il est beau, le ci-devant agent de zone ! Un pauvre type, un raté — un ver.

Jacques nota sur un carnet : Effet Diana (ou Dhyana), deux grains, durée de l'état hallucinatoire (léger) : une heure et quart. Souvenirs d'enfance extrêmement précis. J'ai à peine eu le temps de penser que je m'étais endormi dans mon fauteuil et que je rêvais. Seulement, je ne rêvais pas. J'y étais.

Pour deux grains ? Le lendemain, Jacques retrouva la note. Il se dit qu'il devait être complètement saoul quand il avait écrit ça. Il déchira la page et la brûla dans son cendrier. Il ne parla jamais de son expérience à John Dikinger. Je me suis suggestionné, un point c'est tout. Il ne croyait toujours pas aux laboratoires secrets de Çiva, Brahma ou Dieu sait quoi. Ni à l'effet Diana — à moins que ce ne fût Dhyana.

À la question de John, il avait répondu : « Malgré l'envie que j'avais d'essayer, je n'y ai jamais touché. ».

C'était un mensonge instinctif. Il aurait été bien en peine d'expliquer pourquoi il avait menti.

« Jacques ?

— John ?

— Il est vingt-deux heures trente minutes et quelques secondes…

— Oui.

— Il va se passer quelque chose de grave.

— Oui ?

— Je crois que je peux parler, maintenant…

— Pourquoi ?

— Parce qu'il est plus de vingt-deux heures trente.

— Je t'écoute.

— Tu devrais prendre la poudre jaune.

— La poudre jaune ? Le tube entier ?

— Oui, ça vaut mieux. C'est plus sûr. Moi-même, je viens de…

— Tu as…

— Oui.

— Mais ton avion ?

— Oh ! mon avion… Les avions, maintenant.

— Avec un verre d'eau ?

— Quoi ?

— La poudre.

— Ah ! oui. Avec un verre d'eau… ou d'alcool. Je te recommande plutôt l'alcool. Avant onze heures. Ou plutôt tout de suite. Il vaut mieux que tu n'attendes pas trop. Et puis tu t'étendras comme pour dormir. Et tu dormiras. Enfin, un certain sommeil…

— Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ?

— Parce que… — peu importe si on nous écoute… — la guerre atomique… la guerre totale va être déclenchée dans quelques instants. Et Paris sera détruite, comme la plupart des grandes capitales. La poudre jaune, c'est le seul moyen que nous ayons d'échapper à la mort. Immédiate ou prochaine… Et si nous n'étions pas tués immédiatement, Jacques, songe aux souffrances que nous… Je… Excuse-moi. Je commence à être un peu fatigué. L'effet de la… Je te donne rendez-vous de l'autre côté.

— De l'autre côté ?

— De l'autre côté du temps !

— John, la dose…

— À bientôt… Jacques. » dit John. « De l'autre… »

Il y eut un déclic.

Le temps.

Jacques essaya d'imaginer le sort qui lui était dévolu. La poudre jaune du temps. Rendez-vous de l'autre côté. John était-il ivre encore ou fou — simplement et définitivement fou ? Mais l'occasion était trop belle. L'occasion d'en finir. Un choix libérateur. Mourir. Il était seul, mais il avait envie de se justifier, de crier sa révolte et sa peine.

Seul.

Dans la glace du lavabo, il observa pour la cent millième fois sa tête de raté. Ver à soie minable, pauvre type dégueulasse. Bouche veule et trop ouverte, dents mal plantées, menton mou, regard fuyant. Cette obsession du miroir le tourmentait jusqu'au fond de ses cauchemars. Ce n'est pas moi, ce n'est pas moi ! Fuir, changer de peau une fois pour toutes…

Certains jours, je vomirais le genre humain et sa bêtise. Je voudrais crever. Pourquoi pas ce soir ?

Mais comment John Dikinger peut-il savoir que la guerre..? Ah ! la poudre jaune, peut-être. Deux grains m'ont fait plonger dans le passé. Avec une forte dose, ou une dose moyenne, ou Dieu sait quoi, on est peut-être projeté dans le futur. Oui, ça doit être quelque chose de ce genre. John a expérimenté Diana et il a eu une vision de l'avenir. Maintenant, il sait.

Exaltation physique, fièvre. Un pari : John Dikinger a dit la vérité. Je vais jouer le jeu. Le jeu du temps et de l'espoir. Les dernières bribes d'espoir… Il avala le contenu du tube avec un verre de whisky. Un goût de métal resta dans sa bouche. Impression subjective d'avoir bu de l'or en fusion. Fièvre, exaltation. Je vais mourir et la Terre va mourir !

Solitude. J'aimerais… avant de partir… j'aurais voulu… Trop tard, mon vieux ! Il s'étendit sur son lit. C'est une farce. Si tu téléphonais… Une ambulance, l'hôpital. Tu peux encore t'en tirer. Oh ! à quoi bon ?

À quoi bon ?

Comment en es-tu arrivé là, Jacques Marian ? Je me souviens d'une époque où ma vie semblait bien partie. L'avenir s'annonçait sous des tons chauds. Je me souviens… me sou… qu'est que ça peut foutre ? Aucune importance. Ver à soie. Ver ailé mouche venimeuse crever pour l'exemple. N'a rien compris. Métastase… Quand j'avais dix ans. Commandant Storm appelle salle des machines destinée d'une génération salaud.

Le toit descendait en pente douce jusqu'à un mètre cinquante du sol. Par les interstices entre les tuiles et les lattes, on apercevait la clarté du jour, éparpillée, tamisée, qui figurait les étoiles vers lesquelles se dirigeait le vaisseau. Commandant Storm appelle… Au bout du rouleau. Solitude. Ne plus être un pion. Devenir un joueur quarante ans et tu viens de perdre ta situation pauvre type pauvre con un joueur ! Ce n'est que de l'aspirine pas une vraie drogue tu vas… douleur brutale dans la colonne vertébrale désir violent de se coucher par terre mais tu es sur ton lit imbécile couché sur ton lit me coucher par terre n'importe où m'allonger me coucher je me plaque le dos contre un mur et j'appuie le dos contre un mur et j'appuie les épaules de toutes mes forces jusqu'à ce que la crise soit passée et les cauchemars les chiens aux corps vitreux et translucides qui flottent autour de moi organes visibles avec les mécanismes physiologiques en pleine action… ou les gros œufs enveloppés dans des bandes à pansement et quand je défais les bandes ils se mettent à saigner dans mes mains… le mont Bellune avec la maison du berger tout au sommet nous marchions longtemps sous les chênes les hêtres et les sapins… Il encerclait son buste nu. Elle ne portait jamais les vestes de pyjama, mais une courte chemise de nuit, par-dessus le pantalon. Maintenant, la chemise de nuit formait un petit tas de dentelles sur le plancher. Chaleur piquante et râpeuse d'une nuit d'août. Le pyjama, qui avait la fraîche douceur de la soie, elle s'en servait pour aviver et exaspérer le désir de Jacques. « Tu sais pas ce que je viens encore de rêver ? Je traînais un œuf gros comme une soupière et tout enveloppé de bandes à pansement… »

« Ce qui se passe avec cette drogue ne ressemble en rien à une hallucination. C'est une sorte de dédoublement — et bien plus encore. J'ai même eu de la peine à y croire au début. Et tu en prends souvent ? Pas très souvent, non. Je me méfie un peu. Mais elle agit en très petites quantités. Et même, quand on y est habitué, elle agit sans qu'on en avale un seul grain, par imprégnation ou rémanence ou n'importe quoi de ce genre. C'est un laboratoire qui fabrique ça ? Je crois qu'elle est fabriquée en Inde, sous le contrôle des services fédéraux. Je ne sais pas si c'est une recette traditionnelle, une découverte moderne ou un mélange des deux. Il en circule régulièrement dans l'entourage du Président. Des sachets, des tubes, des doses… Et la formule ? Connais-tu la formule ? Je ne suis pas chimiste. Mais tu penses bien qu'on s'en est occupé. Apparemment, il n'y a pas grand-chose dans cette poudre jaune. Une simple poudre jaune à gros grains. Et personne ne comprend qu'elle puisse avoir une action aussi profonde et aussi troublante. Je n'ai encore jamais proposé l'expérience à personne… Mais tu voudrais que j'essaie ? Oh ! ma chérie, je ne sais pas. Je n'osais même pas t'en parler. J'avais peur que tu ne me méprises. J'avais peur de gâcher notre amitié. Tu es jeune et belle, Anima, et tu as devant toi une carrière brillante. Moi je suis un ami du Président. C'est peu et c'est beaucoup… Laisse-moi continuer. J'avais l'impression d'avoir — comment dire ? —, d'avoir déjà vécu avec toi et de t'avoir perdue. Maintenant, grâce à la poudre du temps, ce n'est plus une impression : c'est une certitude. Lorsque tu m'as parlé de ce désir que tu avais à sept ou huit ans d'être la cavalière d'un oiseau blanc et de le conduire en plein ciel, eh bien, je souriais, je m'en souviens, parce que je connaissais ce rêve depuis toujours. Non, non, ne crois pas que je délire… Je ne crois pas que tu délires, Jacques. Je crois que tu es en train de m'apprendre des tas de choses passionnantes… et je suis vraiment passionnée. Tu n'es pas très beau ni très jeune, mais je m'en moque. Tu es quelqu'un de tout à fait extraordinaire. Je ne risque pas de te mépriser à cause de la poudre jaune ni de quoi que ce soit. Ce n'est pas non plus parce que tu es l'ami du Président que je couche avec toi. Tu le sais. Je t'aime. Tu me fais peut-être un peu peur, mais ce n'est pas désagréable. D'ailleurs, moi aussi, il me semble que je te connaissais avant de te rencontrer. Peut-être nous sommes nous rencontrés… ailleurs ? Parle-moi de la poudre du temps. C'est un hallucinogène ? Même pas. C'est peut-être… rien ! Un mélange inoffensif. À part quelques traces minimes d'alcaloïdes connus. Rien du tout. Alors ? Alors, je peux quand même me tromper. Je ne sais pas si j'ai le droit de t'encourager à l'essayer, Anima chérie. Mais pourquoi ? Ma vie en a été changée et d'une façon que je ne comprends pas très bien encore. J'ai l'impression d'avoir été un pauvre type avant cette expérience. Et j'ai peut-être perdu en même temps mes dernières chances de réussir. Je veux dire : ici, dans ma carrière. Au début, j'avais la certitude de rester lucide en dehors des voyages et de l'être même plus qu'avant. Maintenant, je ne suis plus sûr de rien. Je me demande si je ne commence pas à confondre le rêve et la réalité. Le rêve ou cette autre face de la réalité que j'ai découverte grâce à la poudre jaune. Enfin, si c'est grâce à elle… Qu'est-ce qui se passe si ce n'est pas elle ? J'ai parfois le sentiment qu'il existe une explication très simple et que je suis sur le point de la trouver. Mais tu ne la trouves pas ? Je crois que je finirai par la trouver. Qu'est-ce qui se passe exactement au cours de tes voyages ? Je me remémore des scènes bizarres que je n'ai jamais vécues. Comme une autre vie ou je ne sais quoi. Comme si je me mettais à avoir des souvenirs d'un autre univers. Et parfois, je deviens réellement un autre. Ces scènes, la plupart se situent dans le passé de mon alter ego. Certaines juste avant sa mort. Car il est mort. Dans cet univers, les trois quarts de l'Humanité ont été anéantis par la guerre atomique à la fin du xxe siècle. Évidemment, ce n'est qu'un cauchemar — enfin, une sorte de cauchemar. J'y retrouve beaucoup de choses que je souhaite ou que je redoute inconsciemment. Et j'ai toujours une impression de réalité extrême. Mais je sais bien que ce monde dans lequel la guerre a détruit l'Humanité est une projection mentale née de mes tendances suicidaires. Tu ne penses pas que je suis fou ? Non. Au contraire, je suis de plus en plus tentée d'essayer cette poudre, même si tout ne s'explique pas par ses effets. Oui, je te donnerai une dose. Nous l'essaierons ensemble. Tu es une femme extraordinaire. J'ai beaucoup de chance de t'avoir rencontrée. Je pense que la plupart des femmes — et des hommes aussi, d'ailleurs — m'auraient jugé bon pour la fosse aux serpents. Et toi, tu m'as écouté… Mais tu es l'ami du Président. C'est quand même une référence. Oui, l'ami du Président. Pour combien de temps, je me le demande. Quand il saura que je me drogue… Mais tu ne crois pas que lui aussi… J'espère bien que non ! Si le président de la confédération terrestre se mettait à confondre le rêve et… Et puis il n'y a pas que ça. Le Président va bien s'apercevoir un jour ou l'autre que je ne suis pas à la hauteur des responsabilités qu'il m'a confiées. Je ne suis pas un homme d'action. Le pouvoir me paralyse. Dans mon autre destinée (celle que la poudre du temps m'a révélée), je suis un type simple dans un monde simple. J'ai des problèmes, bien sûr, mais ce sont les miens et je suis capable d'y faire face. Je crois que je préfère ça, au fond. Mais je n'ai pas le choix. Peu importe. Un jour ou l'autre, je quitterai le palais présidentiel et… Je suis fatigué. Il faut que tu m'aides, Anima. Je t'aiderai, Jacques, puisque je suis en toi. Puisque je suis toi et que rien ne peut nous séparer. Merci. »

Jacques serra lentement le cordon auto-nouant de sa luxueuse robe de chambre en diapral et il s'approcha lentement du comset posé devant la fenêtre qui donnait sur la mer. Comme chaque fois qu'il s'éveillait après avoir pris une dose de chronine — ou plusieurs —, ses mouvements étaient très ralentis. Il avait l'impression qu'une pâte molle et tiède collait ses bras à son corps et ses jambes au sol. Mais son cerveau restait lucide, trop lucide.

Appel bleu et or. Les couleurs du Président.

« Jacques ?

— John.

— Comment ça va ?

— Très bien. Enfin, aussi bien que possible. Mais je suis perplexe. »

Dikinger éclata de rire.

— « Je t'ai toujours connu perplexe, mon vieux. Mais il me faut une réponse tout de suite. Tu le sais.

— John, sincèrement, je me demande si je suis capable…

— Si je t'ai proposé ce poste, Jacques, c'est que je te juge parfaitement capable de t'en tirer. »

Jacques essuya avec sa paume son front couvert d'une sueur chaude, malsaine. Il avait pourtant l'air conditionné, comme dans tous les appartements du palais. Bon Dieu… John ne voyait donc pas qu'il était malade, intoxiqué ? Ce qui m'arrive est effroyable. Je suis un malade nerveux. Je crève de névrose. Je me bourre de chronine pour avoir en rêve la femme que je n'ai pas pu rencontrer dans la vie et pour me créer une autre destinée, minable et moche, alors que j'ai tout, du moins que je pourrais tout avoir puisque je suis l'ami de John Dikinger. Je suis un pauvre type et un salaud. Et John me propose le poste de secrétaire d'État à la santé mentale ! C'est à devenir… oui, à devenir fou !

— « Je ne suis pas médecin. » dit-il avec désespoir.

— « Ruiz Daïmo n'était pas médecin non plus. Il n'a jamais été question de donner ce secrétariat d'État à un médecin. C'est un poste politique, tu le sais bien.

— Je ne suis pas un homme politique.

— Tu es mon ami. C'est une référence politique suffisante pour moi. »

Une imperceptible crispation tendit le visage maigre du Président. Avec son abud claire, ses cheveux presque ras, son teint bronzé, John Dikinger ressemblait à un swami sans âge. Jacques pensa : Le yoga au pouvoir. On sentait aussi dans cet homme quelque chose d'implacable. Il est très fort. Comment peut-il être mon ami… moi qui suis si faible ? Pourquoi mon ami ? Pourquoi moi ? Qui suis-je ?

Mais le regard du Président restait brillant et chaud. Sa bouche gardait une expression amicale.

Jacques baissa la tête.

— « Je suis bouleversé, John, je l'avoue. Ta proposition me comble et me fait peur en même temps. Peux-tu m'accorder encore une heure de réflexion ? Rien qu'une heure. Je te promets… »

Les traits du Président s'adoucirent. Ses grosses lèvres sensuelles, qui contrastaient si fortement avec son profil mince et dur, s'écartèrent sur un sourire presque enfantin. Ses yeux bleus pétillèrent d'amitié.

— « D'accord, Jacques. Je comprends très bien que c'est un choix difficile pour toi. Tes scrupules t'honorent. Mais il ne faut pas en abuser car cela finirait par te détruire moralement. Tu sais que ma confiance t'est acquise. Et pour toujours. Appelle-moi donc dans une heure. »

Communication coupée.

Jacques se jeta sur son lit en serrant le sachet de chronine dans sa main droite. Le dernier sachet. Tes scrupules t'honorent ! Si tu savais ce que je suis, John… Il attira le plateau mobile du bar placé contre son lit. Il choisit un alcool d'Europe centrale : le plus fort qu'il possédait. Il versa le sachet de chronine dans son verre à demi plein. Six doses d'un coup. Il ne s'agissait plus de passer une nuit avec son Anima : c'était un billet pour un changement de destinée. Aller simple. Du moins, si la réputation de la drogue était justifiée. Ceux qui avaient absorbé plus de quatre doses n'étaient jamais revenus pour raconter ce qu'ils avaient trouvé de l'autre côté du temps.

Peu importe.

Il but le liquide dans lequel la poudre jaune achevait de se dissoudre.

« Commandant Storm appelle salle des machines ! »

Jacques, mon vieux, il faut que tu en sortes !

Le jeu du temps et de l'espoir.

Si tu lançais un appel… une ambulance, l'hôpital… Tu as encore une chance.

Comment en es-tu arrivé là, Jacques Marian ?

Il avait enlacé son buste nu. « Je t'aime. »

Douleur violente dans la colonne vertébrale. Désir brutal de se coucher par terre. Mais tu es dans ton lit, imbécile.

Le téléphone sonna.

— « Tout va bien. » dit Jacques. Aussi bien que possible. Mais je suis perplexe. »

Dikinger éclata de rire.

— « Nous vivons une époque de perplexité générale.

— Le temps est une drôle de chose.

— La vie aussi.

— À propos de temps… J'ai essayé la poudre jaune !

— Ah ?

— Oui. Et je te répète que je suis extrêmement perplexe.

— Je comprends. On le serait à moins. »

Dikinger fit claquer sa paume sur une table, un mur ou n'importe quelle surface lisse qui se trouvait devant lui, là où il téléphonait (probablement une cabine de Roissy). Une musique aigre-douce grinçait près de lui. Mais sa voix forte et claire dominait aisément les bruits d'ambiance.

« J'espère que nous pourrons nous voir la semaine prochaine pour parler de ton expérience. Non, je… Il faut que… J'espère qu'on ne nous écoute pas.

— John ? »

Jacques recula jusqu'à son fauteuil gonflable et s'y laissa tomber en serrant le combiné et l'écouteur contre son visage.

« John ?

— Il faut que nous fassions le point tout de suite. Tant pis si la ligne est sur table.

— Qu'est-ce qui se passe donc ?

— Tu as fait combien d'essais avec la poudre ?

— Un seul.

— Combien de grains ?

— Six. La moitié de la dose moyenne.

— Oui… Jacques ?

— John ?

— Il est vingt-deux heures trente. Je crois que je peux parler maintenant.

— Je t'écoute.

— Jacques, tu as confiance en moi ?

— Oui, John.

— Une confiance totale ?

— Oui !

— Alors, tu vas vider tout ce qui te reste de poudre jaune dans un verre de whisky et boire ça sans perdre une minute ! »

Première publication

"la Poudre jaune du temps"
››› Fiction 255, mars 1975