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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury Slombo…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Slombo première

Année 90 : qui est Slombo ? Ou qu'est-ce que c'est ? — car il n'est pas sûr que ce soit quelqu'un. Une entité surnaturelle ou une gigantesque opération publicitaire ? Le cerveau collectif des envahisseurs de la Terre ? Le fantôme d'un homme d'affaire génial, mort quelques années plus tôt ?

Slombo, c'est un nom que l'on voit de plus en plus sur les murs des villes, sur les écrans de télévision, sur de mystérieuses voitures bleues de série, sur les combinaisons bleues de certains vigiles ou colleurs d'affiches… Mais ce que l'on sait de Slombo est à la fois mince, inquiétant et contradictoire.

Témoin numéro un : Rémi Deslac.

Marival est un gros village du Midi-Pyrénées, avec deux petites usines et quelques résidences secondaires. Parmi celles-ci, la luxueuse villa de Joseph Bordier, l'enfant du pays, devenu le milliardaire Bordier (publicité, banque, aviation…). Il s'est tué en 1989. Sa fille Maryse et son gendre gèrent ses affaires. Son fils Brice, malade, un peu désaxé, vit souvent seul à Marival. Rémi Deslac, le médecin du village, est resté handicapé d'un accident d'avion. Les Bordier l'ont aidé à s'installer. Il dit volontiers : « À Marival, tout est Bordier, même le toubib ! ».

Tout commença par des “événements inexpliqués” : portes ouvertes ou fermées alors qu'elles n'auraient pas dû l'être, maisons visitées sans effraction apparente, communications téléphoniques inattendues, perturbations sans cause des ordinateurs domestiques, etc. Puis il y eut ce mot, Slombo, en lettres capitales, tracé sur les murs, les voitures, n'importe où, avec une peinture lavable, qui d'ailleurs s'effaçait d'elle-même si on ne la lavait pas. Deux hommes en combinaison bleue, conduisant une voiture utilitaire bleue marquée Slombo, furent aperçus à plusieurs reprises dans le village. Selon certains renseignements, Slombo était le nom de code d'une énorme opération publicitaire que préparait Joseph Bordier peu avant sa mort, et qui n'avait pas abouti.

Les gens bien informés conclurent que les nouveaux dirigeants de Bordier-Publicité testaient l'idée de base en vue de reprendre l'opération. Mais quelle opération ?

Interrogé par un enquêteur de la Fondation du Troisième Millénaire, le docteur Rémi Deslac raconta :

En revenant d'une visite de nuit avec ma vieille Daf, j'ai surpris les hommes en bleu en train de peindre leur marque au pistolet sur la façade de l'usine… On appelle “usine”, à Marival, l'atelier de la Sonem, qui fabrique des pièces détachées pour l'industrie aéronautique. Je ne me suis pas arrêté de peur de… Oui, ces gens se livraient à une activité illégale et ils me semblaient dangereux. Je ne suis pas apte à un affrontement physique. Alors j'ai filé. Plus tard, je suis passé à la gendarmerie et j'ai appris que des plaintes avaient été déposées. Une femme avait été renversée par une fourgonnette bleue. Les inscriptions se multipliaient. Toujours Slombo. Aux gens qui se plaignaient de dégradations sur leur façade ou leur voiture, les gendarmes répondaient : « Ne vous inquiétez pas, ça va s'en aller. ». Et ça s'en allait…

Mais dans la matinée, j'ai été appelé auprès d'un homme qui avait reçu une commotion électrique — c'est du moins ce qu'il disait — en voulant empêcher les hommes en bleu d'approcher sa maison avec leurs pistolets à peinture. Rien de grave. Peu après, il y a eu un appel de Brice Bordier. Je suis allé à la villa. Il m'a répété que son père mort continuait de le persécuter. Je connaissais ce refrain ; je n'en ai pas fait plus de cas qu'à l'habitude. Je lui ai conseillé d'aller se reposer au bord de la mer, ce qui lui réussissait en général.

Dans la nuit, nouvel appel de la villa Bordier. C'était Nina. Nina, la fille de Simone, la patronne de l'hôtel Miss Veuve. Je… Je lui avais demandé de vivre avec moi quelques jours plus tôt. Pour le moment, elle semblait préférer le jeune Bordier. Elle passait donc la nuit avec lui. Ce n'était pas la première. Elle me demanda de venir immédiatement. Brice avait eu un malaise.

Je me rendis sans tarder à l'appel. En traversant le parc touffu de la villa, j'aperçus de nouveau les hommes en bleu. Ils étaient au moins trois. Je suis revenu à ma voiture pour prendre mon revolver dans la boîte à gants. Brice allait mieux. Il avait eu peur. Très peur. Nina lui avait prescrit et administré un whisky bien tassé. J'arrivais trop tard. « Peur de quoi ? » demandai-je. Il me parla alors des « hommes en bleu que son père envoyait pour le surveiller ». Il ajouta qu'il m'avait fait appeler pour que j'aie une chance de les surprendre. Pour ne pas aggraver son état, je me gardai de lui dire que je les avais vus. Je renouvelai mon conseil : un long séjour à la mer. Il avait les moyens de se l'offrir.

Au matin, j'appris par un coup de téléphone des gendarmes que Nina avait été retrouvée à cent kilomètres de Marival, en état de choc. On la ramenait en ambulance. Mon intervention était demandée. La jeune femme ne se souvenait de rien. Comme elle avait de temps en temps des liaisons orageuses avec des voyageurs, routiers ou représentants, ce n'était pas la première fois que ce genre de mésaventures lui arrivait. Brice Bordier avait également tout oublié. Après ma visite, il s'était endormi… L'enquête de police, d'ailleurs sommaire, n'a rien donné. Nina et sa mère n'ont pas voulu porter plainte, ce qui aurait permis de pousser l'enquête.

Brice partit dans une maison de repos. Et Nina… C'est à cette époque qu'elle a accepté de vivre avec moi. Pendant un certain temps, rien de particulier ne se produisit. Puis les inscriptions Slombo réapparurent dans le village et aux environs. À ce moment-là, nous savions que nous n'étions pas les seuls à subir le phénomène. On parlait de publicité, ou bien d'une secte, ou d'hallucination collective… Toutes ces choses et d'autres encore. Personne ne paraissait connaître la bonne explication. Mais enfin, ce n'était plus une affaire locale.

Enfin, il y eut l'“invasion”. Cette fin d'après-midi du mois de juillet, il faisait vraiment très chaud. J'avais eu deux malades seulement en consultation. J'avais en outre trois ou quatre visites à domicile. Je pris ma voiture, comme de coutume, et je traversai le village. C'est alors que je les vis. Peut-être une dizaine. Non, plus. Je suis sûr qu'ils étaient plus de dix. Bien que… Ils circulaient beaucoup, on les voyait partout, je ne sais pas ce qu'ils faisaient et ils se ressemblaient tous. Il était donc extrêmement difficile de les repérer. On pouvait très bien voir plusieurs fois les mêmes à des endroits différents.

Ils se ressemblaient tous et on aurait dit qu'ils avaient investi le village. Apparemment, j'étais le seul à m'en apercevoir, car tout le monde était dedans à cause de la chaleur. Même les gendarmes, sans doute… Que faire ? Je fis le tour complet du bourg, assez vite, en feignant de ne pas les voir. Je comptai au moins quatre voitures : des fourgonnettes Renault bleues, marquées Slombo en lettres blanches. Je n'essayai pas de compter les hommes. Ils étaient au moins dix. Peut-être beaucoup plus. Tous habillés de combinaisons bleues identiques. Il y avait peut-être des femmes parmi eux. Je n'en suis pas sûr. Ils se ressemblaient trop.

J'avais décidé de me rendre à la gendarmerie, située en dehors du village. À ce moment, j'entendis le signal de mon radiotéléphone. La communication fut interrompue au moment où je décrochai. Il y avait de bonnes chances pour que ce fût Nina qui m'appelait depuis la maison. J'aurais pu rappeler ; mais comme je n'avais pas plus de cinq cents mètres à faire, il était plus simple de rentrer chez moi. Je n'avais pas vu Nina en partant. Elle devait dormir. Elle dormait souvent dans l'après-midi. Moi aussi, j'avais sommeil. Très sommeil… Je me souviens de m'être mordu la lèvre très fort pour ne pas m'endormir sur mon volant.

En arrivant chez moi, je vis… — Oh, je crus d'abord que je rêvais ; un cauchemar, cela ne pouvait être qu'un cauchemar ! — …Nina… Nina avec deux hommes en bleu. Et elle-même portait une combinaison Slombo.

Elle s'en allait avec eux ! J'ai voulu les arrêter. Je suis sorti de ma voiture en oubliant mon revolver. Ou plutôt, je n'ai pas voulu le prendre, de crainte de blesser mon amie. Je pensais qu'ils l'avaient forcée à les suivre, d'une façon ou d'une autre. Et c'est toujours ce que je crois… Mais quand j'ai vu son regard, j'ai eu peur. Ses yeux étaient… brûlants de haine pour moi. J'ai balancé une seconde à la reconnaître. C'était elle et ce n'était déjà plus elle.

Alors, elle s'est détournée et elle est passée devant moi d'un air méprisant. À cause de mon handicap, les hommes de Slombo n'ont eu aucune peine à me bousculer. Je me suis relevé en hâte et j'ai couru à ma voiture. J'ai pu me lancer presque aussitôt à la poursuite de la Renault bleue dans laquelle ils l'avaient fait monter.

Trois autres véhicules semblables ont rejoint la fourgonnette et le convoi a pris la route de Toulouse. Comme je me rapprochais et commençais à me porter à gauche pour tenter de doubler, mon moteur a eu deux ou trois ratés puis s'est mis à cogner très fort. Et il s'est bloqué avec un dernier hoquet au milieu de la route. J'ai allumé aussitôt mes feux warning. Un camion qui arrivait assez vite derrière moi m'a doublé à droite… pour s'arrêter lui aussi un peu plus loin avec des ennuis d'allumage.

Ma Daf est repartie sans histoire environ trois ou quatre minutes plus tard. Mais je n'avais plus aucune chance de rattraper le convoi des Renault bleues. Je suis rentré chez moi sans insister. Nina est revenue le lendemain. Elle a prétendu que j'avais rêvé et que rien de tout ce que je lui racontais n'était arrivé.

L'invasion des hommes de Slombo a pourtant laissé quelques traces. Au village, il y a eu deux chiens tués de façon tout à fait inexplicable. Dans les champs, aux alentours, plusieurs moutons ont été vidés de leur sang mystérieusement. Le mur de façade d'une maison isolée, sur lequel les hommes en bleu avaient beaucoup joué du pistolet à peinture, s'est effondré, comme s'il avait été rongé. Et on a décelé des traces de radioactivité…

Et, de toute façon, je sais que je n'ai pas rêvé.

Note de l'enquêteur

Exact en ce concerne les chiens et les moutons. Le mur en question s'est bien effondré quelque temps après les événements du 22 juillet. Aucune radioactivité anormale ne fut cependant décelée en aucun point du village.

L'après-midi du 22 juillet, des enfants ont vu deux hommes en combinaison bleue avec une fourgonnette bleue marquée en capitales blanches Slombo.

Début août, Rémi Deslac et Nina se sont séparés définitivement. Les héritiers Bordier nient toute participation à une éventuelle campagne publicitaire.

Note de l'analyste

Affaire typique. Tout paraît pouvoir s'expliquer par les problèmes du principal témoin. Hallucination paranoïde nourrie par la rumeur. Si ce n'était pas Slombo le coupable, ce pourrait être un quelconque envahisseur extraterrestre. La parenté avec le phénomène “soucoupe volante” est ici très nette. Avec les ovni, on avait les “petits hommes verts” et les “mystérieux hommes en noir”. Voici maintenant les “hommes en combinaison bleue” de Slombo. Signe des temps : les vaisseaux cosmiques en forme de disque sont désormais remplacés par des fourgonnettes Renault de série.

À classer A3

Note du service des enquêtes

Date : 6 février 1994. Après deux ans de silence, le docteur Rémi Deslac se manifeste de nouveau. Il demande un enquêteur “expérimenté” et prétend que l'affaire « pourrait être dangereuse ».

Jean-Pierre F., enquêteur de la Fondation tué dans un accident de voiture entre Rodez et Marival, dans la nuit du 20 au 21 février 1994. Le témoin nº 233, docteur Deslac, grièvement blessé. Voir fiche 1016.

À classer A2.

Première publication

"Slombo première"
››› Nemo 2, janvier-mars 1987