Articles de Gérard Klein

"Ailleurs et demain" : vingt ans après

historique d'une collection, 1969-1990

article de Gérard Klein

par ailleurs :

le Rêve d'une collection différente

"Ailleurs et demain" a eu vingt ans en novembre 1989. C'est en effet en novembre 1969 que parut le premier volume de la collection : le Vagabond de Fritz Leiber.

Mais "Ailleurs et demain" a d'abord été un rêve que j'ai porté pendant dix ans. Ce n'était pas seulement celui de créer une collection de Science-Fiction, comme il en existait déjà, et où du reste j'avais publié quelques livres.

Ce rêve, c'était de faire une collection différente, qui démontrerait à l'univers littéraire, l'un des plus coriaces et conservateurs que j'aie rencontrés, de l'armée à l'administration, que la Science-Fiction pouvait être une littérature à part entière, que certaines des œuvres au moins qui en ressortissaient pouvaient avoir l'apparence et la dignité de livres normaux.

Ce rêve, je l'ai porté durant toutes les années 60 de maison d'édition en maison d'édition, proposant des dossiers peut-être maladroits sans rencontrer autre chose que du scepticisme et parfois aussi cela qui pouvait ressembler à du mépris. Comment un homme d'aspect aussi sérieux, chargé de fonctions quasi officielles auprès d'un grand organisme de l'État, économiste distingué comme le zèbre est à ses raies, pouvait-il songer à éditer des fariboles à propos de la conquête de l'espace, du voyage vers la Lune ou plutôt vers les étoiles, des mutations sociales, des robots et autres machines à explorer le temps ?

Les années 60 n'avaient pas été tendres pour la Science-Fiction de qualité. Après un départ fulgurant sur le milieu de la décennie précédente, dû surtout à la découverte de sa vitalité et de son exubérance dans le monde anglo-saxon, elle avait subi la disparition de la plupart des collections lancées souvent avec plus d'enthousiasme que d'expérience, et elle avait connu le désenchantement de ces années gluantes, pourries à la fois des souvenirs étouffés d'une guerre impopulaire, de la déchéance des grandes idéologies et, comme par compensation, d'une frénésie de consommation dans l'immédiat, qui excluaient les échappées dans l'avenir et l'imaginaire. Beaucoup vivaient dans le présent, et à travers les objets comme l'a si bien montré Georges Perec dans les Choses.

Exigence d'abord : un des paris de Robert Laffont

C'est sur ces entrefaites que je rencontrai par le plus grand des hasards Robert Laffont. Un hasard organisé en même temps par les forces du destin. Depuis plus de trente ans, tous les lundis, auteurs, éditeurs et amateurs de Science-Fiction se retrouvent dans un restaurant italien de la rue des Canettes où Robert Laffont a sa table réservée à vie. Un beau jour, comme je me rendais au Déjeuner du Lundi, je reconnus, à la table de Robert Laffont, peu éloignée de la nôtre, Jean-Pierre Mocky avec qui j'avais travaillé en 1963 à l'adaptation de la Cité de l'indicible peur, d'après le roman de Jean Ray, et noué une véritable amitié. Mocky me présenta à Laffont et lui parla de mon désir d'œuvrer dans l'édition et de créer une collection dont je lui avais rebattu les oreilles.

On était au début du printemps 69. Les institutions avaient été secouées un an auparavant et, en juillet de la même année, les Hommes devaient mettre quatre pieds sur la Lune. Mais ni Robert ni moi ne le savions encore quand, au cours d'une rencontre assez brève suivie d'une lettre de moins de dix lignes, il me donna toute latitude pour créer la collection que je voulais.

J'avais trois idées en tête : éditer de vrais livres, bien présentés, choisis sans concession, et susciter et publier autant que possible des auteurs français.

Jusque-là, en effet, les œuvres de Science-Fiction étaient considérées comme de la littérature populaire, ne méritant pas plus d'égards que le roman policier ou “noir”, et, à de très rares exceptions près, présentées d'emblée sous la forme de livres de poche, ou de semi-poche si l'on songe à l'excellente collection "Présence du futur". Les exceptions étaient tenues pour relever de la littérature “générale” et non de la littérature de “genre”, comme si la distinction allait de soi. Ainsi en était-il du Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, du 1984 de George Orwell, et, côté français, des romans de René Barjavel comme le Voyageur imprudent ou Ravage.

Cette présentation réduisait des chefs-d'œuvre au statut d'objets de consommation courante à jeter après usage. Elle interdisait pratiquement à la presse de s'y intéresser. Enfin, elle conduisait à des prix de revient si serrés que les auteurs et les traducteurs ne pouvaient pas être convenablement rémunérés et que leurs productions s'en ressentaient.

Au contraire, une présentation sous forme de vrais livres, vendus à des prix normaux, me paraissait rendre toute sa dignité à la meilleure partie de cette littérature, et donner aux auteurs et aux traducteurs les moyens de travailler. Elle permettait aussi la reprise ultérieure de ces œuvres dans des séries de poche, alors encore absentes de ce domaine, et leur assurait de la sorte une double chance. Elle autorisait enfin la publication d'ouvrages géants, comme Dune ou Tous à Zanzibar qui ne pouvaient trouver place dans un petit format. Encore qu'ils le trouvèrent, le succès venu.

L'exigence de vrais livres signifiait la rigueur dans le choix des titres. Étrangers ou français, ils devaient présenter une qualité littéraire et intellectuelle sans faille. Ce n'est pas à moi de dire si j'y ai toujours réussi, mais la durée de vie sous une forme ou sous une autre de la plupart des ouvrages que j'ai choisis tout à fait librement, et le fait statistique que les cent quarante-neuf titres publiés entre novembre 1969 et décembre 1989 ont reçu cinquante-quatre prix d'importance certes inégale signifient certainement quelque chose, tout comme le prix européen de Science-Fiction que la collection obtint dans son ensemble en 1987, lors de la convention de Montpellier.

Pendant plus de dix ans, je me suis offert le luxe de n'accueillir que les chefs-d'œuvre d'auteurs comme Philip K. Dick ou Frank Herbert, laissant à d'autres qui ne s'en privèrent pas le soin d'exploiter leurs moindres ouvrages. Par la suite, l'âpreté croissante de la concurrence me conduisit à un peu plus d'humilité, mais j'ai continué à refuser des livres d'auteurs que j'estime et publie par ailleurs, lorsqu'ils me semblaient indignes de la collection et surtout de ses lecteurs. À ce jour, aucun ne s'en est offusqué.

D'argent et d'or : habits de lumière pour des classiques d'aujourd'hui et de demain

À cette collection dont l'ambition était de ne publier que de futurs et durables classiques, il fallait un vêtement approprié, sobre, esthétiquement durable et évitant les facilités de l'illustration folklorique “robots-et-fusées”. Cet habit, je le trouvai dans la collection de disques de musique contemporaine "Prospective 2000", éditée par Philips, avec la technique héliophore. J'eus un peu de mal à l'imposer, car il me fut dit d'abord amicalement par les services techniques de la maison qu'il était impossible de l'utiliser pour recouvrir des livres. Elle est certes un peu fragile, mais cent cinquante titres et plus de deux millions d'exemplaires ont fini par démontrer que c'était possible au prix de quelques tâtonnements. Enfin, le titre fut âprement discuté. Je ne me souviens plus des alternatives qui lui furent proposées, mais je tins bon, ne souhaitant pas introduire d'emblée le terme de Science-Fiction dans la désignation de la collection. Aujourd'hui, ce titre paraît tout simplement aller de soi.

Vingt ans après, Robert et moi-même restons fiers de cette présentation qui a donné à la collection presque autant que le choix de ses titres une image forte, si forte même qu'elle risque d'enfermer dans une définition étroite ce que je voulais au contraire ouvrir et qu'il est peut-être temps de penser à changer.

Ma troisième ambition, accueillir des auteurs français qui puissent rivaliser de qualité avec leurs meilleurs collègues étrangers, et en particulier anglo-saxons, était venue de la raréfaction des débouchés durant toute la décennie 60.

Les jeunes auteurs qui se plaignent de l'étroitesse des débouchés actuels n'ont pas connu les années 60 où il n'en existait presque plus. "Le Rayon fantastique" avait disparu, "Présence du futur" ne publiait plus que des Anglo-Saxons, à de très rares exceptions près, et seul le Fleuve noir continuait d'accueillir des autochtones à des conditions draconiennes du double point de vue économique et littéraire. Certes, la revue Fiction publiait bien vingt nouvelles françaises dans l'année et, sous l'impulsion d'Alain Dorémieux, maintint le feu sacré pendant le temps des grands froids.

Il existe aujourd'hui au moins quatre collections régulières qui éditent des textes français inédits et un assez grand nombre de maisons qui se laissent tenter par l'aventure d'un livre isolé ou d'une petite série. Certes, Fiction vacille et le nécessaire terrain d'essai que constitue la nouvelle pour de jeunes auteurs est menacé. À moins qu'ils ne franchissent l'Atlantique et ne tentent l'aventure des revues québécoises qui leur semblent bien ouvertes, Solaris et imagine…

Après ces années de déréliction, il n'existait presque plus d'auteurs français actifs qui correspondissent à mes critères. C'est pourquoi j'entrepris d'une part de créer une série dite “classiques” et d'autre part d'ouvrir le feu en publiant mon roman les Seigneurs de la guerre.

La série des “classiques”, habillée d'or, répondait à deux objectifs.

D'abord rappeler au lecteur que le genre avait des racines multiples et en particulier françaises, rendre à nouveau disponibles, voire révéler, des œuvres devenues introuvables et parfois restées injustement ignorées, les accompagner autant que faire se pouvait d'un certain bagage bibliographique. C'est ainsi que je rééditai trois romans de Stefan Wul ; un roman étonnant bien que tombé dans l'oubli de Marc Wersinger, la Chute dans le néant, qui avait de longtemps précédé le plus connu, l'Homme qui rétrécit de Richard Matheson ; que je réunis quatre œuvres très frappantes publiées dans Sciences et voyages au tout début des années 30 sous le titre de l'une d'elles, Sur l'autre face du monde ; que je ressuscitai l'extraordinaire roman de Bernard Wolfe, Limbo, dont il s'était vendu moins de trois mille exemplaires lors de sa première édition chez Laffont ; et tout aussi bien l'exceptionnelle œuvre ultime de l'écrivain autrichien Franz Werfel, l'Étoile de ceux qui ne sont pas nés, et en profitai pour rafraîchir une traduction ancienne parfois défaillante. J'aurais évidemment aimé éditer aussi Héliopolis d'Ernst Jünger et ses Abeilles de verre, ainsi que le Jeu des perles de verre de Hermann Hesse et, pendant que j'y étais, le Nous autres d'Eugène Zamiatine, le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley et le 1984 de George Orwell, mais ils étaient inaccessibles.

Il est inutile que j'énumère ici la liste complète de ces “classiques” puisque vous la trouverez dans la bibliographie qui clôt le présent ouvrage.

Le second objectif était de respecter à l'endroit du lecteur une honnêteté élémentaire, négligée par certains de mes confrères, et de lui permettre de distinguer au premier coup d'œil un texte inédit de la réédition d'un texte déjà paru en français à plus de cinquante pour cent. C'est ainsi que je publiai sous la couverture dorée les Monades urbaines de Robert Silverberg parce que la majeure partie en avait été publiée auparavant dans des revues dans des conditions incertaines au détriment de l'auteur et de son éditeur. Le livre n'en eut pas moins de succès et demeure l'un des plus beaux fleurons de la collection. Il en alla de même pour le Monde du fleuve, point de départ de la fameuse série du Fleuve de l'éternité de Philip José Farmer, que je repris à la demande de son auteur, un soir mémorable, lors d'un festival de Metz. Bien entendu, avec les années, les classiques se raréfièrent bien que j'en aie encore quelques-uns dans ma manche, d'autant que d'autres éditeurs suivirent mon exemple, et les couvertures dorées s'espacèrent.

Français ou anglo-saxons : les grands auteurs d'ici et d'ailleurs

Le véritable point de départ de la Science-Fiction française dans ma collection fut le Temps incertain de Michel Jeury. J'ai déjà raconté dans le Livre d'or consacré à cet auteur comment j'ai reçu ce manuscrit par la poste, accompagné d'une brève lettre, et comment je m'étais mépris sur la qualité de son auteur, le pensant économiste comme moi-même tant nos préoccupations me semblaient proches, et le découvrant avec retard ouvrier agricole. Le Temps incertain reçut en 1974 le Grand Prix de la Science-Fiction Française, et les livres de Jeury qui suivirent firent plus pour encourager la production nationale et la valoriser que tout le reste de la collection. Il devint de bon ton pour les auteurs français d'entreprendre le pèlerinage d'Issigeac et de rendre visite au Maître.

Depuis quelques années, Jeury s'est éloigné de la Science-Fiction pour retourner avec succès à ses origines terriennes, mais je ne doute pas de le voir un jour y revenir,(1) ayant profité de cette syncope pour renouveler son inspiration.

Je fus heureux de ressusciter l'enthousiasme de grands anciens comme Jacques Sternberg (Futurs sans avenir) ; André Ruellan (Tunnel), alors plus connu sous le pseudonyme de Kurt Steiner ; Philippe Curval (Cette chère Humanité, qui obtint le premier prix Apollo décerné à un Français) ;(2) Michel Demuth (les Années métalliques) ; et peut-être plus encore d'accueillir des nouveaux venus plus ou moins relatifs, comme Pierre Jean Brouillaud, Pierre Christin, Pierre Pelot, Yves et Ada Rémy, Christian Léourier, Lorris Murail, et, à l'occasion d'un recueil collectif, Utopies 75, Christine Renard et Jean-Pierre Andrevon ; et enfin Emmanuel Jouanne, l'un des plus turbulents représentants de la nouvelle génération (avec Nuage, qui présente cette particularité d'avoir obtenu un prix (le prix Galaxie) six ans après sa parution).

Mais je regrette de n'avoir pu pousser plus loin cette ambition et publier comme c'était mon intention initiale trois titres français par an. J'y suis parvenu un certain temps, en tenant compte des classiques, mais je dois constater que depuis le Jeu du monde de Michel Jeury, publié en 1985, je n'ai trouvé aucun manuscrit français qui corresponde à mon attente.

Ce n'est pas faute d'en recevoir, pourtant, plus d'une centaine par an. Mais c'est qu'un divorce semble s'être établi entre les auteurs les plus ambitieux, qui cherchent à s'échapper de la Science-Fiction dans la direction d'un certain ésotérisme littéraire plus ou moins héritier du surréalisme, et mon propre goût ainsi que celui, semble-t-il, de la majeure partie des lecteurs. Je ressens l'absence présente d'auteurs français dans "Ailleurs et demain" comme une sorte d'échec et j'attends chaque jour l'arrivée d'un manuscrit qui me donne le même choc que le Temps incertain. Ou bien me faudra-t-il, blanchi sous le harnois, réamorcer la pompe en payant de ma plume comme au tout début ?

Il y a là, du reste, quelque chose d'étrange. La France, qui a inventé le genre en même temps que la Grande-Bretagne et qui est, avant ce dernier pays, Japon excepté, le second marché de la Science-Fiction après l'Amérique, ne semble pas avoir la production que son Histoire et ses lecteurs méritent. Je me suis expliqué à plusieurs reprises et ailleurs des raisons possibles de cette relative lacune.(3)

Rencontres avec des auteurs-culte

Côté étranger, je n'ai pas rencontré les mêmes difficultés, au moins sur le versant anglo-saxon. C'est plutôt l'abondance des textes qui me conduisit à des choix parfois héroïques. Lorsqu'on ne dispose que de sept parutions par an, avec parfois l'appui d'un huitième “classique” ou “essai”, tout choix devient draconien.

Mais devenir l'éditeur, et généralement l'ami, d'auteurs mythologiques aux yeux du lecteur adolescent que j'avais été, quelle ivresse !

Publier Fritz Leiber, Robert A. Heinlein avec En terre étrangère, révéler Frank Herbert, accueillir le chef-d'œuvre de Philip K. Dick, Ubik, puis d'autres de ses romans qui ne lui cédaient guère en qualité, embarquer Jack Vance avec un Monde d'azur, Philip José Farmer, John Brunner, Samuel R. Delany, Thomas M. Disch, Robert Silverberg, Arthur C. Clarke, Robert Sheckley avec la Dimension des miracles, Ursula K. Le Guin, découvrir Norman Spinrad, Gene Wolfe, puis Vonda N. McIntyre avec le Serpent du rêve, Michael G. Coney, John Crowley, David J. Skal, A.A. Attanasio avec l'un des plus grands premiers romans de toute l'histoire de la Science-Fiction, Radix, inviter Brian W. Aldiss avec Helliconia, Christopher Priest avec le Don, Keith Roberts avec Survol, Lucius Shepard avec la Vie en temps de guerre, Gregory Benford et David Brin avec Au cœur de la comète, puis Benford seul avec sa trilogie inaugurée dans la Grande rivière du ciel, Greg Bear avec Éon et Éternité, et enfin conclure en beauté ces vingt ans de labeur avec l'autre grand premier roman de l'histoire de la SF, Desolation Road d'Ian McDonald, sans oublier Pamela Sargent avec le Rivage des femmes, quelle aventure !

La plupart de ces auteurs ont été mes hôtes, et bien d'autres comme Theodore Sturgeon que je n'ai pas eu la chance d'éditer. J'ai quelques regrets qui touchent John Varley, Orson Scott Card qui m'échappèrent, au moins provisoirement, mais que j'eus l'occasion de publier ailleurs, en revue ou dans mon autre collection, celle du Livre de poche, qui prolonge et élargit "Ailleurs et demain". Mais je n'ai pas de remords, et si je n'ai pas cité ici tous les auteurs que j'ai eu l'honneur de publier, cela ne signifie pas que je les apprécie moins, mais que la place m'est mesurée.

Parmi les rencontres qui m'ont le plus marqué, j'en citerai cinq, non qu'il n'y en ait pas eu d'autres, tout aussi passionnantes.

Je me souviens d'abord du jour où, recevant Frank Herbert et son épouse, Bev, une femme impressionnante et chaleureuse, je leur promis une surprise. Quelques instants après, on sonna à la porte, et Arthur C. Clarke, flanqué des deux frères Bogdanoff, fit son apparition. Clarke et Herbert ne s'étaient pas revus depuis dix ans et je crains que cette rencontre n'ait été la dernière. C'étaient des hommes fort différents. Clarke m'a toujours paru froid et distant malgré son humour et sa brillante intelligence, un Britannique authentique, en somme. Nos relations sont demeurées marquées du sceau du professionnalisme, tandis que celles que j'ai eu le bonheur d'entretenir avec Frank Herbert ont été beaucoup plus personnelles et cordiales. Frank et moi, nous avons eu longuement l'occasion de nous entretenir du ou des sens de Dune — et en particulier de mes théories sur les néo-féodalités montantes —, et Frank était capable de passer du plus grand sérieux à la truculence, tel un vrai héros américain.

Une autre année, j'organisai une rencontre entre Frank Herbert et Alejandro Jodorowsky, un autre vieil ami, qui avait préparé comme on sait une fantastique adaptation de Dune et dont les efforts gigantesques(4) étaient venus se briser sur l'indifférence des majors américaines, ces grandes sociétés qui monopolisent la distribution mondiale du cinéma. Nous allâmes déjeuner en terrain neutre, dans une grande brasserie proche de la Bastille. Au départ, le climat, sans être vraiment tendu, était au mieux diplomatique. Jodorowsky reprochait sans le lui dire à Herbert de ne pas l'avoir soutenu, et Frank Herbert n'avait que modérément apprécié les libertés prises par Alejandro avec son œuvre. Mais tout changea en moins d'une demi-heure, et Frank fit une promesse solennelle à Alejandro : si le Dune qu'allait produire Dino De Laurentiis et réaliser David Lynch était un succès, il financerait personnellement la réalisation par Alejandro d'un film tiré d'un de ses romans auquel il tenait beaucoup, le Preneur d'âmes que j'avais publié chez Seghers. Malheureusement, le Dune en quelque sorte inachevé de Lynch et de De Laurentiis ne fut pas un succès,(5) et Frank Herbert mourut avant d'avoir tenu d'une autre façon sa promesse.

Une autre rencontre émouvante fut pour moi celle de John Brunner. Je ne le connaissais pas directement et ce fut à l'occasion d'un passage à Londres, où dans un contexte assez dramatique j'allais porter secours à une amie en difficulté, que je frappai à sa porte de Hampstead. L'accueil de John et de Marjorie Brunner, malheureusement disparue il y a quelques années, au tout jeune éditeur que j'étais en 1971 contribua largement à me remonter un moral ébranlé. Je découvris avec stupeur que John parlait un français plus élégant et plus châtié que le mien. Notre amitié ne fit que se renforcer au cours des nombreux voyages des Brunner sur le continent.

J'ai conservé aussi un souvenir extraordinaire d'un passage inopiné de Theodore Sturgeon, que je n'ai malheureusement jamais eu l'occasion de publier. Ce grand enfant de soixante ans passés portait à la ceinture une sorte de trousse de cuir, extraordinairement bien aménagée, qui contenait un véritable nécessaire de survie qu'il étala sous les yeux de ses convives. En particulier, il faisait tourner avec un plaisir intense sur son rivet un solide canif de trappeur qui avait été, disait-il, spécialement équilibré pour lui par un de ses fans.

J'avais rencontré une première fois Robert Silverberg à New York en 1965 au cours d'une soirée mémorable qui se déroula dans l'appartement immense et néo-victorien de James Blish, malheureusement retenu à Washington ce soir-là par ses activités. Bob était en train de réussir sa mutation littéraire, mais je n'en avais pas encore conscience. Et comme je rencontrai cette nuit-là tout ce que New York et ses environs comptaient de célébrités de la SF venues voir l'écrivain français sans doute tenu pour exotique, ma conversation avec Bob ne me frappa, hélas ! pas particulièrement. Mais lui s'en souvenait parfaitement lorsque nous nous revîmes une bonne dizaine d'années plus tard et que j'étais devenu son éditeur. Bob Silverberg est certainement le plus “européen” des écrivains américains de SF bien qu'il vive à San Francisco, et j'ai toujours été émerveillé par sa culture et la vivacité de son esprit. Nous ne manquons jamais une occasion de parler économie et politique, et j'ai toujours été frappé par la qualité de son information, même si je ne partage pas tous ses choix, telle son admiration pour Ronald Reagan plutôt paradoxale pour un homme qu'on classerait en France à gauche.

La plupart de ces rencontres ont eu lieu dans un petit restaurant situé juste en bas de mon immeuble, le Buisson ardent, qui deviendra sans doute un jour un lieu de pèlerinage pour les amateurs de Science-Fiction comme les Trois Canettes de la rue de même nom qui abrite le légendaire Déjeuner du Lundi.

Nous avons connu malheureusement quelques deuils au fil de ces années, ceux en particulier de Philip K. Dick et de Frank Herbert, tous les deux prématurés en ce qu'ils pouvaient encore immensément accroître leur œuvre. Notre tristesse est atténuée par la fidélité d'un public renouvelé qui continue à les découvrir et à les lire.

Il y a cependant, côté étranger, un domaine où je regrette profondément d'avoir à demi échoué, celui des auteurs européens non anglo-saxons. Je pensais pouvoir leur réserver un titre par an, et c'est ainsi que je publiai Stanisław Lem pour la Pologne, Herbert Franke pour l'Allemagne, Vladimir Colin pour la Roumanie, mais l'accueil réservé du public et les difficultés de traduction me dissuadèrent provisoirement de persévérer dans cette voie. L'Europe de la Science-Fiction n'est pas encore faite. Je n'ai pas non plus renoncé.

des Essais non transformés

Une direction où les choses ne furent pas faciles non plus fut celle des “essais”, que je décidai de publier sous couverture cuivre afin de les différencier des inédits et des “classiques”. Je pensais qu'il était souhaitable qu'une réflexion critique sur le genre pût se développer à l'image de ce qui se passait aux États-Unis et en Grande-Bretagne dans des revues et des livres. Malheureusement, le public demeura relativement réticent et je conclus cette ouverture par une réédition augmentée de l'ouvrage magistral de Jacques Sadoul, Histoire de la Science-Fiction moderne, qui demeure le best-seller de cette sous-collection. Je regrette en particulier le demi-échec du beau livre d'Igor et Grichka Bogdanoff, l'Effet Science-Fiction, qui naquit de leur précédent ouvrage paru chez Seghers, Clefs pour la Science-Fiction. Ils avaient accumulé pour ce livre un certain nombre de réponses relatives à la SF et à sa définition, qui émanaient des sources les plus bizarres, ainsi le Vatican ou le secrétariat du roi Baudouin. Je les persuadai de prolonger et de systématiser leur enquête qui fournit le matériau de l'Effet Science-Fiction. Je tiens leur travail pour un remarquable essai sociologique fort révélateur, bien au-delà du genre devenu prétexte, des lignes de fracture culturelles qui traversent notre société. Je renverrai en particulier le lecteur à la réponse de Jacques Lacan, singulièrement pertinente.

Quoi qu'il en soit, si les lecteurs de Science-Fiction se comptent désormais par millions dans notre pays, ceux d'entre eux qui se montrent intéressés par une réflexion sur le genre ne sont probablement pas beaucoup plus d'un ou deux milliers. Faute d'avoir continué à éditer ce genre d'ouvrage qui ne peut guère trouver place que chez de petits éditeurs ou dans l'édition semi-professionnelle, je leur recommande chaudement l'ouvrage de Guy Lardreau, Fictions philosophiques et Science-Fiction, et l'entreprise collective menée par Marcel Thaon, Science-Fiction et psychanalyse.

la Science-Fiction, ses lecteurs et les médias : une histoire d'amour (avec des hauts et des bas)…

Puisque nous y sommes presque, évoquons quelques chiffres, ce que font trop rarement les éditeurs. Les ventes effectives des titres d'"Ailleurs et demain" s'établissent entre 4 000 et 125 000 exemplaires, ce qui représente une énorme fourchette. Au tout début de la collection, la totalité des ouvrages se vendait à 8 000 exemplaires au moins et atteignait parfois 15 000 à 20 000. À partir du milieu des années 70, les écarts se sont considérablement creusés entre les auteurs vedettes, comme Frank Herbert, et les autres, ce qui est redoutable et regrettable car cela entrave la recherche et la découverte de nouveaux talents.

La tendance générale des années 80 a été celle de la stabilité ou d'une légère baisse tendancielle que j'espère bien voir contrariée dans les années 90 si, comme il paraît pour des raisons mystérieuses, les bonnes décennies alternent avec les moins bonnes dans le domaine de la Science-Fiction.

Je ne crois pas que la qualité moyenne des textes ait changé. Je pense, par contre, que le public a considérablement évolué, moins dans sa composition, en majorité masculine, jeune, de niveau universitaire, que dans ses comportements. Au début des années 70, un public relativement étroit d'amateurs éclairés collectionnait avec ferveur. Aujourd'hui, un public immensément plus vaste mais plus nonchalant, sollicité par d'autres genres, voire d'autres formes de loisirs que la lecture, ébranlé aussi peut-être par la médiocrité du cinéma spécifique, achète individuellement moins de titres par an. Plus conformiste, il a moins le goût de la découverte et se porte surtout sur les valeurs reconnues même lorsqu'elles se font paresseuses. Cette évolution suit exactement, encore que de façon heureusement atténuée, celle du marché américain où le nom et l'ancienneté d'un auteur comptent désormais plus que la qualité intrinsèque de ses œuvres. On y voit même le nom de telle vedette plaqué sur un texte qu'il n'a manifestement pas écrit.

Ainsi, de fanatique, le public est devenu en moyenne consommateur relativement passif. Il n'est pas certain que l'auteur et l'éditeur y trouvent leur compte. Ni à long terme le lecteur.

Les relations de la Science-Fiction avec la presse, et donc celles d'"Ailleurs et demain", n'ont pas non plus toujours été de tout repos même si la collection a reçu sa large part d'éloges. Je me souviens avec amusement des quatre lignes méprisantes qui saluèrent dans le Monde la parution de Dune, décrit comme aussi aride que les déserts d'Arrakis. Le coupable a du reste eu ample occasion de faire depuis amende honorable. Une autre forme d'humour involontaire m'a été proposée répétitivement par tous ceux qui croyaient avoir découvert la clé de mes choix : l'un saluait ma passion pour les univers clos ; l'autre pour la science “dure” ; un troisième pour la sociologie, etc. La vérité est plus simple et plus complexe. J'ai publié des ouvrages que j'aimais pour une raison ou pour une autre, sans jamais me tenir à une ligne fixe que je serais bien incapable de définir. Et il m'arrive de ruminer pendant plusieurs mois un livre avant de me décider à le prendre, ce qui ne fait pas toujours le bonheur des agents littéraires.

Malgré mes efforts et ceux de quelques-uns de mes éminents collègues, la Science-Fiction ne s'est cependant pas encore vu reconnaître tout à fait le statut d'une littérature à part entière, contre toute évidence. Les positions chèrement acquises durant les années 70, dans le Monde ou au Magazine littéraire, voire dans Lire, demeurent toujours menacées et dépendent de la pugnacité du critique spécialisé. Vingt ou trente ans après la renaissance de la Science-Fiction en France, et malgré la parution de très nombreux chefs-d'œuvre, le chroniqueur ne se voit pour ainsi dire jamais proposer une page entière ou être invité à traiter de tel ouvrage comme s'il s'agissait de littérature générale. Ce sont parfois les rubriques “société”, ainsi dans Libération avec Philippe Kieffer, qui accueillent le plus libéralement les auteurs ou leurs œuvres marquantes du genre, tandis que les pages littéraires leur demeurent à peu près closes.

Pendant des années, le lecteur a eu droit à un article rituel sur la “crise de la Science-Fiction” dans le numéro du 15 août de l'Express. Il est même arrivé qu'on me demande de le rédiger.

Je vois dans cette relégation toute relative du domaine, plutôt qu'un jugement de ses contempteurs qui l'ignorent avec ferveur et en sont donc bien incapables, une faille profonde de la culture de notre société entre ceux qui admettent la science, fût-elle de fiction, comme un authentique fait culturel, et ceux qui continuent, frileusement et par ignorance, à la mépriser, en bref la vieille querelle entre littéraires et scientifiques, assise pour les premiers sur une crainte ancestrale. Comme si la science n'était pas, profondément, une création de l'esprit humain et comme si elle ne pouvait pas, plus ou moins directement, inspirer des œuvres littéraires ou artistiques.(6)

Je n'ai jamais partagé cette crainte ni cette dichotomie. Si j'ai acquis une certaine culture scientifique, un de mes grands regrets reste de n'avoir pas eu de véritable formation dans l'un de ses domaines les plus rigoureux, à moins qu'on ne considère comme tels l'économie et la psychologie, ce qui n'est pas mon cas. C'est sans doute cette frustration ancienne qui m'a conduit à lire, puis à écrire et enfin à éditer de la Science-Fiction.

J'y vois, dans ces œuvres les plus achevées, non pas la seule mais une des rares vraies manifestations contemporaines modernes de la littérature. J'avoue qu'en dehors de Borges, Kafka, Beckett, Buzzati, Bioy Casares, Calvino, Cortázar et quelques rares autres auteurs comme Robbe-Grillet, Perec ou Le Clézio, qui souvent n'en sont pas si loin, il m'est difficile de lire autre chose en notre siècle, dans le domaine romanesque s'entend. Je suis persuadé que le siècle prochain, vraiment très prochain, saura trouver parmi les auteurs de Science-Fiction aujourd'hui décriés ou ignorés les Poe ou les Lewis Carroll de notre époque.

Dès aujourd'hui, je tiens la meilleure Science-Fiction pour une pédagogie de l'avenir, et donc du présent. Or ceux qui survivent, peuples ou personnes, ne sacrifient ni le présent à l'avenir, ni l'avenir au passé. Je souhaite donc que les lecteurs encore réticents, parce qu'ignorants, lisent des ouvrages tels que l'Oreille interne de Robert Silverberg, le tout récent Rivage des femmes de Pamela Sargent, ou encore le splendide Desolation Road d'Ian McDonald et s'aperçoivent enfin qu'il s'agit tout bonnement de littérature, autre certes, mais d'autant plus fascinante.

Ainsi, vous l'avez sans doute compris, mon rapport à la Science-Fiction et en particulier à "Ailleurs et demain", à quoi j'ai sans doute sacrifié une bonne part de mon temps et donc de mon œuvre virtuelle, a été une histoire d'amour. Elle n'est pas achevée, même si un vingtième anniversaire peut être l'occasion d'une remise en question.

J'ai tenu, dans ce petit ouvrage, à renouer les fils qui unissent le passé du genre à son actualité. C'est pourquoi vous trouverez dans les pages qui suivent deux nouvelles étonnantes, l'une de Maurice Renard, datée de 1909, et l'autre, peut-être plus surprenante encore en notre temps d'obsession de l'image, de Pierre Adornier, datée de 1926. Et enfin, une bibliographie de la collection comme jamais, je crois, il n'en a été établi pour aucune autre série, issue du fameux atelier Quarante-Deux animé par D.E. Marzfeld et sa horde de Macintosh.


  1. En 2010 avec May le monde. — Note de Quarante-Deux.
  2. Ce qui marquait la réalisation d'une de mes ambitions : publier des ouvrages capables de soutenir la comparaison avec les œuvres anglo-saxonnes.
  3. Par exemple dans "Pourquoi y a-t-il une crise de la Science-Fiction française ?" et son prolongement "la Crise dépassée ou Douze ans après" (1967 & 1980).
  4. Pensez qu'il avait réuni pour la préparation de Dune le dessinateur anglais Christopher Foss, le peintre suisse Giger, le grand Moebius et d'autres artistes, dont les carrières furent transformées par cette expérience.
  5. Frank Herbert s'est exprimé clairement et sévèrement sur les raisons de cet échec plusieurs années après la sortie du film. Il est certain que ce film fit l'objet d'un combat perpétuel entre le réalisateur qui donna à voir quelques séquences inoubliables et le producteur qui voulait ramener l'œuvre aux dimensions d'une bluette du type Guerre des étoiles.
  6. Lire aussi mon article "le Procès en dissolution de la Science-Fiction" (1977).