Keep Watching the Skies! nº 21-22, septembre 1996
Francis Valéry : CyberDreams 07 : Rencontres cosmiques
revue de Science-Fiction ~ chroniqué par Christo Datso
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Sous-titrée "Rencontres cosmiques", la dernière livraison de la très dynamique revue de Francis Valéry et Sylvie Denis propose de revisiter le thème des "Envahisseurs". Ce n'est pas un hasard, nous voyons en effet presque au même moment sortir un film comme Independance Day. L'idée d'une invasion de notre planète revient en force, mais là où le cinéma est toujours hanté, près d'un siècle plus tard, par la Guerre des mondes de Wells, la littérature de SF a depuis longtemps exploré sans les épuiser les multiples variations de ce thème classique. Peut-être constitue-t-il une pierre angulaire de toute la science-fiction, mélange des angoisses de l'humanité sur son avenir et la vision de ces espaces infinis qui l'effraient, et de la question de l'Autre projetée dans les étoiles.
Nous trouverons au sommaire de ces Rencontres Cosmiques quatre nouvelles, ainsi qu'une importante partie "Magazine" consacrée a l'actualité. Un seul petit regret, l'absence d'article de fond, mais on ne peut pas tout avoir. Très inégales, les fictions parviennent pourtant a constituer un petit tableau éclectique qui nous montre quatre figures de l'envahisseur mythique : de l'Autre, au sens fort du terme comme on le verra avec le texte d'Ian McDonald, au Mal incarné dans celui de F. Paul Doster, en passant par l'Etranger, celui qui nous est incompréhensible, dans le texte de Jack Deighton, et le l'envahisseur ambigu de Jerry Oltion.
Ian McDonald : "Frooks" (paru dans Interzone, 1995)
Première apparition du brillant Ian McDonnald au sommaire de CyberDreams avec ce remarquable "Frooks", terme à peu près intraduisible, qui tient de "frog" (grenouille), de "spook" (fantôme) et de "freak" (monstre). La notice de présentation nous informe que la nouvelle fait partie d'un cycle, The Shian Cycle, au cours duquel sont abordés les thèmes de l'identité sexuelle, la xénophobie, la question irlandaise…
Brillant en effet. J'aurais mal imaginé il y a vingt ans d'ici cette nouvelle au sommaire des Histoires d'envahisseurs, le premier des trente-six volumes que publièrent Gérard Klein, Jacques Goimard et Demètre Ioakimidis au Livre de Poche, probablement la meilleure anthologie publiée en français jusqu'à présent… La première série de cette anthologie nous faisait découvrir la SF classique des années quarante-cinquante. "Frooks" est par contre un texte proche de ce qu'on appelait à l'époque la “new wave” ou la “new thing”, cette nouvelle vague british qui est hélas tombée dans les oubliettes de l'histoire… Mais pas pour tout le monde. Le fait qu'Ian McDonald soit Irlandais (du Nord) n'est pas sans hasard avec son style subversif, mais qui a aussi appris à se défier de la violence, à garder une distance critique vis-à-vis d'elle. Mais aussi comme Irlandais, Ian McDonald nous rappelle qu'il a pour ancêtres littéraires des fous du langage et des contestataires.
Et pourtant, “histoire d'envahisseurs” il y a, dans ce texte qui nous montre les dessous immoraux d'un Londres du proche futur, qui a été conquis par des Martiens d'un nouveau genre, qui n'ont plus rien à voir avec les tripodes wellsiens. Ils nous ressemblent, sauf quelques détails de leur anatomie, et la couleur de leur peau, ils aiment danser et s'amuser, et par dessus tout ils aiment l'Amour. Leur sexualité étrange fascine et répugne, mélange classique qui conduit quelques terriens à s'aventurer sur les bords de ce nouveau trou, de quelque perversion nouvelle, à tel point que ceux qui veulent s'y frotter, s'y risquent à leur corps perdu, perdu absolument dans une nouvelle frontière qui n'est ni celle du miracle technologique ni celle de la révélation mystique sur les fins dernières du cosmos, non, simplement, celle qui nous amène à la question de notre identité. Les envahisseurs ont amené avec eux l'objet d'un désir assez radical, et celui qui y succombe entend l'injure terrible bruire à ses oreilles : « you're a frook ! ».
La question de la sexuation du sujet humain se pose dans cette nouvelle avec une acuité rarement atteinte dans la science-fiction. J'ai en mémoire la Main gauche de la nuit (Prix Hugo 1970) de la très intelligente Ursula K. Le Guin qui aborda ce problème avec l'optique anthropologique issue de sa formation, mais là où Le Guin s'intéressait aux mœurs étranges d'une race extraterrestre qui change de sexe comme la nature change de saison, ce qui est finalement presque compréhensible pour nous, Ian McDonnald s'adresse à notre incapacité psychique à nous situer « comme être de mâle ou être de femelle » (Lacan, Séminaire XI, p. 186). Si dans la conclusion surprenante de la nouvelle, une chute de première grandeur, notre ami irlandais nous apprend bien quelque vérité, c'est « qu'il n'y a pas de rapport sexuel » (comme le disait Lacan dans le Séminaire XX), ce qui est une autre façon de dire que baiser ne met pas les protagonistes de la chose dans une position telle qu'on peut l'écrire. Le rapport sexuel est incommensurable… tout comme le sont les distances infinies qui nous séparent des étoiles, et que pourtant Ils sont capables de traverser pour se joindre à nous.
Le tour de force de cette nouvelle — la meilleure du recueil, une des meilleures de tout ce qui a été publié jusqu'à présent dans CyberDreams, sachant que le niveau d'ensemble de cette revue est élevé, réside dans ce qu'en peu de pages autant de questions fondamentales peuvent être posées avec autant de pertinence. Est-ce un hasard si CyberDreams publie ce texte après nous avoir gratifiés dans la livraison précédente de la revue ("Univers en folie") de la nouvelle peu ordinaire "Les Amoureux du contrespace" de Barrington J. Bailey (un autre British fou) ? Qu'est-ce qui unit en effet les envahisseurs d'Ian McDonald au contrespace des pilotes de fusées qui conduisent leur engin avec les fesses, sinon la mise en évidence que la sexualité est une affaire de surfaces et de bords, une question topologique ?
Jack Deighton : "Le chemin d'éternité" (paru dans New worlds, 1993)
CyberDreams avait déjà publié la nouvelle "La face des eaux" de Jack Deighton dans le numéro 2 consacré aux Banlieues Stellaires. Autant le premier texte d'une facture classique impeccable était lumineux, très proche de ce qu'on appelle je crois l'“hyperréalisme” en SF (cf. Kim Stanley Robinson avec sa trilogie de Mars), autant celui-ci est obscur et s'égare dans la parabole. Déception. Quel est le propos de ce "Chemin d'éternité" ?
Une humanité harassée s'étire en une queue interminable dans une terre livrée à des envahisseurs qui poursuivent des buts totalement étrangers à notre espèce. Parfois la queue bouge, et il se passera peut-être quelque chose, des enfants y naissent, grandissent et meurent. On devine un sens caché derrière ce dispositif d'élongation, mais au dernier moment la queue s'immobilise, pour toujours sans doute. Les aliens se font appeler Amis ; ils sont probablement aussi bons envers nous que des cultivateurs moissonnant leur champ le sont pour les tiges de blé mur qui leur signifient le bon pain à venir.
Texte expérimental qui ne m'a pas convaincu. Je lui reconnais de belles qualités d'écriture, mais sur un thème pareil, comment ne pas penser au chef-d'œuvre de Thomas Disch Génocides et à sa vision désespérée d'une humanité traitée comme de la vermine par des maîtres totalement inaccessibles ?
Jerry Oltion : "La Sonde de Pandore" (paru dans Analog, 1994)
Jerry Oltion est apparu dans CyberDreams 03 "Futurs au quotidien" avec une nouvelle percutante, ironique, "Dédicace", tout à fait dans l'esprit du magazine Galaxy des années cinquante. Le texte que nous découvrons ici partage les mêmes qualités d'écriture, cette “ligne claire” du style qui caractérise les écrivains influencés par le grand Asimov ; ce n'est pas pour rien d'ailleurs que l'auteur a contribué à la série Robots et extraterrestres écrite dans le sillage du Maître.
Dans cette nouvelle, l'envahisseur est relégué à l'arrière-plan, c'est l'homme qui traverse le domaine qu'il occupa jadis. De l'envahisseur, il ne reste aux yeux des deux protagonistes de l'histoire — des mineurs travaillant dur sur les anneaux de Saturne pour y expédier de la glace — qu'une boîte magique, présent ambivalent si l'espèce humaine s'en empare, somme de savoir, totalité, bouteille d'encre jetée à la mer. Peut-être s'agit-il d'une erreur de livraison, comment être certain que nous sommes les bons destinataires ? Nous ne pouvons qu'imaginer faiblement les êtres qui laissent traîner derrière eux de tels messages. Qu'ils restent chez eux. Le système solaire aux humains !
Cette "Sonde de Pandore" pourrait figurer dans un recueil consacré aux Artefacts et autres Objets d'Envahisseurs (non pas des BDO, des Big Dumb Objects, mais plutôt des LSO, des Little Smart Objects). On pense inévitablement au Rendez-vous avec Rama d'Arthur Clarke ou à l'invraisemblable Éon, et sa suite Éternité de Greg Bear. Le charme de ce petit texte procède de la mise en réduction de son propos, au sens propre du terme, et c'est très bien ainsi.
F. Paul Doster : "Rêve de Chine" (inédit)
Voici le texte le plus énigmatique publié jusqu'à présent par CyberDreams. L'identité de l'auteur est elle-même une clé pour le récit ; quand au texte, court, il nous laisse une impression forte, et on se demande, une fois la lecture terminée, s'il s'agit bien de science-fiction, du moins dans le sens étroit du terme, celui de “genre SF”, ou peut-être d'autre chose, qui est comme une interpellation de l'être. Relevons d'abord, simples traces, simples mots, quelques références au “genre SF”. Ce sont les Martiens de la Guerre des mondes que l'on voit directement à l'œuvre, qui brûlent les cités et massacrent leurs habitants, qui inondent les rues de leurs rayons de la mort. Seul le Village est épargné, bulle d'ordre ou de fiction au sein d'un réel sans nom, lieu de la Vérité et de son dévoilement, mais ici habité d'un couple de “prisonniers”, vieux voyageurs fatigués, que l'on devine toujours unis du même amour désespéré, et dont la femme poursuit sans relâche son œuvre de témoignage, porteuse d'une parole de vie au milieu du cataclysme. Ecrire est la seule chose qui importe, même si le monde disparaît. À la fin il ne restera que les mots, que « les dernières pages de la Terre », tout le reste dissous dans le non-être, revenu au non-être après la tentative de dire la vérité nue.
Alors de quoi s'agit-il ? Si l'on s'inscrit dans la lecture du “genre SF”, on y verra un texte bizarre de type “histoires de fin du monde” ou “histoires d'envahisseurs”. Peut-être sera-t-on tenté de le lire aussi comme un “poème en prose de science-fiction”, ou alors, mon hypothèse, comme un texte “post-moderne” qui pointe d'une manière très peu voilée du côté de l'œuvre d'un écrivain majeur : l'américain Paul Auster, auteur de l'extraordinaire Trilogie new-yorkaise dont le premier volet Cité de verre n'est pas sans reflets dans ce "Rêve de Chine" qui nous évoque au passage le songe du philosophe taoïste Tchouang-Tseu qui rêvait d'être un papillon (et qui se demanda a son réveil s'il n'était pas un papillon rêvant de Tchouang-Tseu).
Mais que le lecteur de SF ne s'y trompe pas. Cela n'a rien à voir avec Philip K. Dick par exemple, car Paul Auster (F. Paul Doster également), ne s'intéresse absolument pas à la perception de la réalité ; il s'intéresse à ce que c'est que d'écrire, simplement d'écrire, et l'enjeu terrible qu'il y a dans cet acte, peut-être le seul capable de nous rendre dignes de survivre, dignes d'avoir un nom, une identité. À la fin de Cité de verre, le protagoniste a disparu, il s'est lentement effondré dans l'inexistence, seul survit de lui un carnet rouge qui raconte son histoire, une histoire dont il n'est sans doute même pas le véritable auteur. À un moment donné du récit, ce personnage, vague détective privé qui mene une enquête aux sources du langage et de la paternité, devrait recevoir de l'écrivain Paul Auster, incarné dans un autre personnage du roman, un chèque pour services rendus, mais ce chèque n'arrive pas à destination, car le héros n'est plus connu à l'adresse indiquée. C'est exactement ce que nous explique l'éditeur de CyberDreams dans la présentation de la nouvelle, son chèque n'est pas arrivé à l'auteur, et ce dernier a bien raison de préciser que son nom n'est « qu'un demi-pseudonyme ».
Alors qui se cache derrière ce “demi-pseudonyme” ? J'aimerais bien dire ici : personne, car F. Paul Doster est le héros inventé du roman — à jamais inachevé — qui raconte “les derniers jours de la Terre” ; il est l'auteur d'un texte qui n'appartient vraiment qu'à la littérature, et je parie que d'autres textes mystérieux tomberont un jour du ciel, fulgurations d'écriture, juste des mots pour sauver ce qui peut l'être encore…
P.S. : le supplément exclusif pour les abonnés est le dernier fanzine en date de Francis Valéry… ça saigne !
Notes
››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 21-22.