Keep Watching the Skies! nº 57, août 2007
Olivier Girard : Bifrost : 45 & 46, janvier & avril 2007
revue de Science-Fiction et de Fantasy
Bifrost poursuit son chemin, tranquille et trimestriel — à l'heure où j'écris ces lignes, un nº 47 est sorti, dont je n'ai pas eu le temps de prendre connaissance. De plus en plus, la revue se présente — à l'inverse de sa sœur ennemie Galaxies — comme un paquet surdimensionné de rubriques (critiques de livres, entrevues, articles de fond) agrémenté et illustré de quelques textes de fiction. Et c'est un cocktail que j'aime bien — vous me direz que ce n'est pas surprenant de la part de quelqu'un qui coordonne KWS…
Souvent polémique, Bifrost n'hésite pas à titiller les confrères. Ce n'est pas forcément ce qu'il fait de mieux ; l'agaçant le dispute au rafraîchissant dans les éditoriaux d'Olivier Girard (régulièrement consacrés à l'inévitable crise de surproduction qui guette S.-F. commerciale et Fantasy) ou dans le palmarès annuel des Razzies, prix négatifs décernés à tire-larigot par la rédaction. Et qui visent avec constance un certain nombre de têtes de Turc, même si quelques amis se glissent dans la liste, histoire de satisfaire au quota d'objectivité. On conçoit que les lauréats (gens fort respectables par ailleurs) fassent la moue : je rigole néanmoins — ce qui est peut-être un signe de l'insignifiance de ma production : rien de ce que je peux faire ne court le risque d'attirer l'attention de Bifrost ; c'est la recette de la sérénité…
On connaît les objections à la pratique de la démolition critique : pourquoi gâcher du temps et de l'énergie à parler de productions sans intérêt ? Et une réponse pleine de nobles intentions : certaines baudruches se doivent d'être dégonflées. Pure hypocrisie, naturellement ; si on dit du mal, et qu'on se délecte d'écouter des méchancetés, c'est tout simplement… parce que c'est si booon. Quoique l'exercice puisse être mené avec plus ou moins de compétence. Cid Vicious, avec un quotient de bonne foi pour le moins oscillant, sait être brillant. Jean-Pierre Lion, il m'en coûte de le dire, est souvent plus besogneux, commettant parfois deux pages là où un paragraphe suffirait. Et commettant aussi ce que je tiens pour des erreurs d'histoire du genre (il affirme, dans sa chronique (élogieuse) de la réédition de Pavane, qu'en 1968 « l'uchronie existait déjà […] mais elle n'était pas rattachée à la S.-F. » (nº 46, p. 61)). Il prend soin de faire une exception pour le Maître du Haut-Château (1963), mais je pense immédiatement aux œuvres de Ward Moore, Sarban, Keith Laumer, H. Beam Piper qui paraissaient dans les années 60 ou avant — et ont fait en particulier les choux gras de la collection "Galaxie bis" dans les années 70 —, sans parler des chapitres uchroniques de la Patrouille du temps de Poul Anderson. Le roman de Dick s'inscrivait déjà une tradition, lui faisait des clins d'œil (évoquer dans le monde autre un monde différent, qui se rapprocherait du nôtre, mais ne l'est pas non plus), et la renouvelait en partie. A contrario, Jean-Pierre Lion pourrait-il citer beaucoup d'exemples d'uchronies rattachées au roman historique avant l'irruption de la S.-F. ? Un regard sur l'Histoire revisitée d'Éric B. Henriet suggère que le basculement de l'uchronie dans la S.-F. a eu lieu bien avant les années 601 — même si la constitution de l'uchronie en sous-genre autonome a été plus tardive — ; pendant longtemps il n'y a eu à mon sens qu'un ensemble d'œuvres plus ou moins conscientes les unes des autres, réunies a posteriori par notre regard critique.
Mais revenons à la perforation des boursouflures, et là Lion peut faire merveille, comme dans sa chronique du Papillon des étoiles de Bernard Weber (nº 45, p. 108-111), livre avec lequel, une autre recension de Jean-Louis Trudel m'en a convaincu, notre ami Philippe Paygnard a sans doute été trop indulgent dans KWS 56 — bien qu'en le lisant entre les lignes… Il ne suffit pas, toutefois, de fustiger une apparente prétention pour écrire un article intéressant. Ainsi Olivier Pezigot (nº 46, p. 86-87) cite verbatim à quatre reprises une phrase, certes particulièrement outrecuidante, du texte de promotion du Dernier monde, de Cécile Minard, mais ce faisant il délaye son propos plus qu'il ne l'étaye — les citations qu'il extrait du roman, elles, font mouche : elles me convainquent de ne pas perdre mon temps à l'aller ouvrir.
Mais on trouve beaucoup plus que des chroniques de livres dans Bifrost ; il faut signaler les chroniques, tout aussi polémiques mais toujours érudites, de Pierre Stolze, et les multiples interviews.
Le nº 45 de Bifrost, justement, sans être étiqueté “dossier”, s'articule autour de deux entrevues, avec Greg Egan et Robert Charles Wilson. Ce dernier, sans grand tapage, finit par se faire remarquer par des livres tous différents les uns des autres, et d'une longueur raisonnable. Son dernier roman, Spin, est chroniqué dans la rubrique Objectif Runes. Et sa nouvelle "Divisé par l'infini", variation époustouflante sur le temps et la causalité, vaut largement le prix du numéro. Greg Egan, on ne présente plus. Reflet de son côté “biosciences et méfaits médicaux”, "Yeyuka" est une nouvelle coup de poing. Et là aussi, nous avons droit à une entrevue — peut-être moins surprenante — et à une longue chronique du recueil Axiomatique, premier jalon d'une édition raisonnée de ses nouvelles (qui semble manquer dans la langue d'origine). La chose se fait sous l'égide de Quarante-Deux, c'est dire que c'est du bon. Jean-Pierre Lion dans sa chronique se fend d'un résumé de chacune des dix-huit nouvelles du volume, ça, c'est du moins bon, à mon goût…
Bref, un numéro qu'il faut avoir si on s'intéresse un peu à la S.-F. anglophone contemporaine — les deux auteurs en question étant américain vivant au Canada et australien, respectivement. On lui pardonnera même la présence de la nouvelle de Luc Dutour, manifestation d'humour potache agrémentée de jeux de mots pires que les miens.
Dans le nº 46 de Bifrost, par contre, le thème principal est affiché d'emblée : Gérard Klein, sa vie, son œuvre. Très amusante caricature de l'auteur en couverture, nouvelle inédite — pas la meilleure qu'il ait écrite, mais nous ne nous plaindrons pas, c'est court et léger, malgré son évocation insistante de la mort —, bibliographie, et interview de soixante-dix pages ! Presque une biographie en résumé. À ceci près qu'une biographie est écrite, et que cette entrevue nous est livrée sous forme assez brute, sans grand effort pour remettre de l'ordre, à l'écrit, dans les méandres de la conversation, qui revient souvent sur un sujet déjà abordé — ce qui peut lasser. Richard Comballot, qui mène l'entretien, présente l'avantage de ne pas être un sycophante, et croise le fer avec son sujet sur le thème de la qualité de la S.-F. française — mais il est dommage que le débat se limite à un échange de points de vue irréconciliables, sans vraiment s'engager dans des arguments élaborés. J'ai découvert en particulier un autre éclairage sur le milieu parisien de la S.-F. dans les années 50 et 60 — qu'abordait déjà, avec la subjectivité de son auteur, l'autobiographie de Jacques Sadoul (C'est dans la poche !, 2006). Le reste du numéro pâlit à côté de ce dossier, mais celui-ci, il faut l'avoir si on s'intéresse à la S.-F. française.
Je note avec intérêt que Gérard Klein avait été une sorte de parrain moral de Galaxies, et que le dossier du nº 47 de Bifrost — lui aussi apparemment très copieux — est consacré à Jean-Claude Dunyach qui, pendant des années, a consacré beaucoup d'énergie à la même revue Galaxies, manifestant un occasionnel agacement envers les frasques bifrostiennes. Ce qui montre que le fossé entre les deux revues n'a plus — ou n'a jamais eu — la profondeur que pouvaient lui trouver les protagonistes de chaque rive. C'est même Bifrost, au départ censément distingué par son acceptance de la Fantasy de Galaxies, revue de pure S.-F., qui me semble maintenant publier la S.-F. la plus dure et flétrir à longueur de colonne la Fantasy commerciale. En tout cas, en ces temps de rareté et de flaccidité de KWS, il est bon d'avoir Bifrost sous la main pour se tenir au courant de l'actualité de la S.-F. en France…
Notes
- « L'apparition du thème des univers parallèles chez les écrivains de Science-Fiction [va] révolutionner le genre de l'uchronie dans les années 30. » Deuxième édition, p. 96.↑