Chroniques de Philippe Curval

Michael P. Kube-McDowell : Projet Diaspora

(the Quiet pools, 1990)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1993

par ailleurs :
l'Homme est-il surfait ?

Lorsqu'un écrivain inconnu répond au nom improbable de Michael P. Kube-McDowell, le lecteur anonyme craint la supercherie. À la vue de sa photo au dos du volume, il s'aperçoit que l'auteur en question manque de retenue pondérale, porte visiblement une barbe postiche et semble bouffi d'autosatisfaction ; son réflexe l'invite à rejeter son premier roman, Projet Diaspora. Pourtant, s'il s'essaye à la lecture des premières pages, ses préventions disparaîtront. Notre gros Kube a visiblement lu beaucoup de Science-Fiction, il a du sérieux, du métier et creuse une idée qui, sans être unique, ne manque pas d'originalité. Au premier siècle du troisième millénaire, l'Humanité conçoit un vaste projet : embarquer vers Tau Ceti des milliers de colons sur un vaisseau géant, le Memphis. Pas nécessairement les meilleurs, mais des Hommes choisis. Sur quels critères ? Là est la question.

Le départ prochain du vaisseau spatial enflamme les passions de ceux qui s'activent pour la mission comme des opposants. Parmi les manifestants, il y a les raisonneurs qui haïssent les futurs voyageurs parce qu'ils partent, et les dépités qui les détestent parce qu'ils se sentent abandonnés. Comme disent les commentateurs sportifs : « La pression monte. ». La résistance s'organise. Un certain Jérémie, porte-parole du mouvement Notre Terre, cherche à inquiéter l'opinion à travers les médias quand il ne se livre pas à des tentatives de destruction du vaisseau, voire des colons.

Sujet parfaitement mis en place, personnages taillés d'après un manuel de psychologie, style efficace, rien ne manque pour que Projet Diaspora fasse un excellent suspense en même temps qu'un excellent livre de Science-Fiction. Je ne me démentirai pas en regrettant que les voies subtiles de l'intuition soient parfois dégagées au rouleau compresseur. Les hésitations amoureuses d'un héros puisent à Nous trois, le magazine sentimental du siècle prochain. Et surtout, les hypothèses sur la motivation principale des colons inquiètent mon rationalisme : le Créateur aurait un plan que l'Homme suit depuis des milliards d'années. La Biologie serait la Destinée. Tout Homme ne dépendrait que de ses chromosomes, et le choix ne constituerait qu'un bruit parasite dans le tableau des génomes. L'homo sapiens serait-il surfait ? Michael P. Kube-McDowell hésite à le confirmer. Il est prêt à se rallier au verdict du Créateur en cas de procès.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 314, octobre 1993

Emmanuel Carrère : Je suis vivant et vous êtes morts : Philip K. Dick, 1928-1982

biographie rêvée, 1993

chronique par Philippe Curval, 1993

par ailleurs :

Philip K. Dick ne le contredirait pas s'il vivait encore. À quelques années de sa mort, il se prétendait dépourvu d'imagination ; depuis son premier roman, il aurait produit des rapports dictés par Dieu, une suite de feuillets sans signification qu'il s'efforçait ensuite de trier et de vérifier. Afin d'infirmer ces propos, Emmanuel Carrère a écrit Je suis vivant et vous êtes morts, une biographie rêvée de l'auteur de Science-Fiction préféré des intellectuels marginaux. De mon point de vue, il s'inquiète d'y parvenir et nous leurre habilement, mêlant la fiction à l'existence concrète, les événements vécus aux faits imaginaires.

Durant sa vie, le génie de Dick s'est exercé à faire croire qu'il mentait en pensant qu'il disait vrai, élaborant simultanément des stratégies subtiles pour faire admettre que la vérité n'a aucune réalité. Dans ce jeu de cache-cache avec lui-même et avec les autres, il n'est pas tout à fait parvenu à la folie, malgré son goût excessif pour les drogues (plutôt que la drogue), pour les femmes délirantes ou castratrices, les psychiatres déviants, les pasteurs hérétiques, les penseurs paranoïaques. Il avait la gauche alerte et militante, craignait fondamentalement le communisme et Richard Nixon, regrettait sa jumelle mort-née et son premier emploi de disquaire. Il était cultivé, érudit même, presque pédant, dissertait volontiers sur la Gnose ou sur les malheurs que lui infligeait le FBI quand il faisait exploser son appartement. Ce n'était ni un styliste ni un amateur d'art ; un auteur de Science-Fiction à deux sous, comme son biographe se plaît complaisamment à le répéter, qui aimait la musique et la connaissait.

Par la grâce d'une plume alerte et souvent bien informée, Emmanuel Carrère a remarquablement recréé cette quête d'une réalité conjecturale qui échapperait aux normes pataudes, pesantes et désespérées de l'Humanité conditionnée. Avec une minutie d'horloger, il a démonté les rouages de la biographie de Dick pour les remonter patiemment sur quelques-uns de ses romans essentiels. À la lumière de ce livre fiévreux, enthousiaste, inspiré, ceux qui n'ont jamais lu le Maître du Haut Château ou autres chefs-d'œuvre découvriront sans doute les clefs pour y entrer.