Gérard Klein : préfaces et postfaces
Anthologie composée par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et Gérard Klein : Histoires d'envahisseurs
Livre de poche nº 3779, avril 1983
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L'invasion est un événement si commun de l'histoire humaine qu'elle aurait pu constituer très tôt un des thèmes principaux de la Science-Fiction naissante. Tous les ingrédients nécessaires étaient préexistants. L'hypothèse de la pluralité des mondes habités remonte à l'Antiquité. Celle du voyage interplanétaire est presque aussi ancienne, même si les procédés invoqués doivent, jusqu'au siècle dernier au moins, plus à la fantaisie qu'à la spéculation scientifique. L'histoire des xviiie et xixe siècles répète plusieurs fois, à l'occasion des entreprises de colonisation, le scénario de l'invasion d'une société par une autre, technologiquement plus avancée. Aussi est-il au premier abord surprenant qu'il faille attendre 1897, l'année où H.G. Wells publie la Guerre des mondes, dans le Pearson's Magazine, l'exposé canonique de ce thème depuis répété à satiété.
Il y a là comme une sorte d'aveuglement volontaire.
Il est permis d'y voir l'expression de la bonne conscience des sociétés industrialisées, toutes occidentales, toutes européennes. À entendre leurs idéologues de tribunes ou de salons de thé, à lire leurs historiens officiels, l'invasion en force des quatre autres continents par le cinquième — le plus riche et le plus densément peuplé — relève d'une œuvre de civilisation. Déjà, la conquête de l'Amérique s'était parée des vertus de l'évangélisation. C'est au nom de la vérité qu'on envahit, même si l'on ne néglige pas des bénéfices secondaires plus concrets. À la bonne conscience métaphysique va venir s'adjoindre très vite la certitude socio-historique. C'est en invoquant le progrès que les nations qui se désignent elles-mêmes comme les plus avancées vont tenter d'étendre leurs conceptions de l'ordre et de la décence à toute la planète.
Mais à l'extrême fin du xixe siècle, la bonne conscience a reculé, en partie parce que la concurrence acharnée que se font dans la conquête du reste du monde les principales nations européennes les a conduites à dénoncer leurs impérialismes respectifs. Dès lors, la réciproque devient pensable, sous la forme d'une invasion punitive dont seraient victimes les nations “avancées”.
Et comme il n'y a pas sur Terre de puissance capable de leur faire connaître ce sort, il faut bien que les envahisseurs tombent des étoiles. Ou plutôt pour commencer, des planètes proches, de Mars en particulier que l'on croît volontiers habitée depuis qu'en 1877, Schiaparelli pense y avoir découvert des canaux artificiels. Cette même année, Asaph Hall découvre à cette planète deux satellites minuscules qu'il baptise Deimos et Phobos, la terreur et la crainte. Il n'en faut pas davantage pour créer un climat. Sans équivoque, Mars symbolise la guerre jusque dans sa couleur rouge (à vrai dire plutôt rose dans un télescope) ; ses “habitants” sont plus avancés que l'homme puisqu'ils ont su couvrir la face de leur planète de canaux gigantesques à côté desquels le Canal de Suez fait figure de simple rigole. Leur civilisation est donc plus ancienne et par conséquent technologiquement plus puissante qu'aucune civilisation de la Terre. Elle est abritée par un monde qui meurt : atmosphère raréfiée, eau concentrée autour des pôles (d'où les canaux chargés d'en exploiter la moindre goutte). Il est donc logique que les Martiens aillent chercher fortune ailleurs et en particulier sur notre Terre regorgeant d'océans et de végétation, d'oxygène et de créatures dodues. Le décor est posé pour la Guerre des Mondes, même s'il faut encore attendre vingt ans pour que Wells écrive son chef-d'œuvre.
Glissons ici une remarque tout à fait incidente et sans grand rapport apparent avec notre sujet : c'est qu'une tradition passablement constante attribue, dans la littérature, des âges différents aux civilisations supposées écloses sur les planètes intérieures du système solaire : planète “chaude et brumeuse”, Vénus est souvent décrite comme “plus jeune que la Terre, préhistorique”, une sorte d'Afrique en somme ; la civilisation reste à y naître. À l'inverse, Mars, planète éloignée du soleil, froide, aride, pauvre en atmosphère et en eau, est réputée une “vieille planète” sur le déclin, couverte de ruines ou au mieux de villes hautement mécanisées qui témoignent de la grandeur passée ou menacée d'une civilisation moribonde. Ainsi Vénus est un monde “d'avant l'homme” et Mars un monde “d'après l'homme” sans qu'aucun indice scientifique ne soit jamais venu renforcer ces clichés qui ont gaillardement fonctionné pendant au moins un siècle. Mais c'est toujours, dans les débuts de la Science-Fiction, une civilisation plus vieille — et non pas seulement techniquement plus avancée — qui envahit et détruit, comme si l'Occident envahisseur avait voulu camoufler jusqu'à sa jeunesse historique relativement à certaines sociétés investies par lui.
H.G. Wells lui-même a rapporté dans son autobiographie que l'idée de la Guerre des mondes lui fut suggérée par une remarque de son frère Frank. Ils se promenaient dans le Surrey et Frank lui dit : « Imagine un moment que des habitants d'une autre planète descendent tout à coup dans cette prairie et marchent sur nous. » Mais même si cette conversation a pu servir d'ultime déclencheur, elle n'a pu jouer de rôle déterminant. Dans son précédent et premier roman, la Machine à explorer le temps, Wells avait déjà introduit une problématique sociale sous couvert de fiction scientifique : celle de la lutte des classes. Il était entièrement logique qu'il aborde ensuite la question de l'impérialisme et qu'il étende à l'univers entier, ou tout au moins à notre système solaire, le darwinisme social dont il avait déjà fait usage sur Terre.
Près d'un siècle après la parution de la Guerre des mondes, on ne peut que rester impressionné par la modernité, au cadre historique près, de ce roman. Et d'abord par celle de son style, descriptif, nerveux, apparemment simple et direct, qui fut critiqué en son temps pour son “manque d'écriture” mais qui préfigure le style “journalistique” d'une grande partie du roman du xxe siècle et en particulier du roman de guerre. Ensuite, par le réalisme anticipateur de cette guerre des mondes qui annonce bien des aspects des conflits de notre siècle : importance des tours blindées des Martiens, rayons de la mort (devenus depuis une vraie tarte à la crème si l'on ose cette métaphore) qui évoquent à la fois les lance-flammes et surtout l'usage de la mitrailleuse à grand débit contre laquelle la charge à la baïonnette relève de la folie pure, engins aériens d'observation, attaques aux gaz et, pour finir, guerre bactériologique même si elle revêt ici un caractère involontaire.
L'exemple de Wells fut contagieux et le thème des envahisseurs venus de l'espace fut pendant très longtemps sans doute le plus assidûment courtisé de toute la Science-Fiction. Aucun média n'y échappa ; ni la radio grâce à laquelle Orson Welles rendit hommage en 1938 à l'œuvre de son presque homonyme, et déclencha une panique sans précédent dans l'histoire des média ; ni le cinéma, ni la bande dessinée.
On pourrait redouter cependant que cette avalanche d'envahisseurs ne soit tristement répétitive. Elle l'a été sans conteste possible, mais la Science-Fiction a prouvé, ici encore, son étonnant pouvoir de renouvellement : aucune des dix-neuf histoires qui vous allez lire n'en répète une autre. Et certaines variations, comme celle décrite dans le roman de Thomas Disch, Génocides, n'ont même pu trouver place ici. Disch imagine l'invasion absolue : sans se soucier aucunement des humains, des extra-terrestres qu'on ne verra jamais ensemencent la Terre et, le moment venu, procèdent à la récolte. Pour eux, l'humanité n'a pas plus d'importance que pour nous les fourmis ou les mulots. Considérée comme parasite, elle est traitée à coups d'insecticide.
Mais toutes les histoires d'envahisseurs n'ont pas une conclusion aussi pessimiste. Par un retournement à peine surprenant, elles rétablissent souvent en valeur suprême la foi en l'humanité et le progrès technologique. Grâce à ce dernier, les humains parviennent souvent, voire presque toujours, non seulement à chasser l'envahisseur mais encore à retourner la situation en leur faveur et à redevenir, au détriment de l'ennemi, les impérialistes qu'ils n'ont jamais vraiment cessé d'être. La leçon d'humilité proposée par H.G. Wells n'a pas porté ses fruits bien longtemps.
Il est vrai que dans bon nombre d'histoires, les envahisseurs ressemblent aux Terriens comme des frères : notamment dans celles qui remontent aux heures point si révolues de la guerre froide. Plus originales sont celles où l'envahisseur, d'abord inintelligible et peut-être destiné à le rester, fait figure de retour dans le conscient du refoulé dans l'inconscient : c'est alors le désir qui fait figure d'intrus : meurtre du père dans la nouvelle de Dick, aspiration à la liberté dans celle de Benford, vertige de l'anéantissement dans celle de Terry Carr, désir sexuel inassouvissable dans celles de Theodore Sturgeon. Enfin, il arrive que l'envahisseur soit logé si profondément au cœur de notre histoire qu'il apparaît, comme dans la nouvelle de Lafferty, la seule explication à ses aberrations.
Car aucune époque n'échappe aux envahisseurs, ni l'avenir proche, ni le passé historique, ni surtout le passé lointain des origines. Au point que sur sa propre planète, riche d'une histoire remaniée par tant d'invasions occultes, l'homme fait figure, à la fin, de descendant des conquérants.
Ainsi l'envahisseur apparaît-il dans la panoplie des thèmes de la Science-Fiction comme le miroir par excellence tendu à l'humanité. Ce qui justifie sans doute la crainte que notre espèce semble inspirer, selon la plupart de nos auteurs, à ses voisins dans l'univers. Le singe nu n'a pas fini, hélas ! de montrer les dents et les poings.