Gérard Klein : préfaces et postfaces
Simon Lequeux : Xénolexique
Encrage • Travaux nº [?], à paraître depuis septembre 1998
On entendait en gong bas la bichuterie des Trèmes plates et basses comme des punaises, de la dimension d'une feuille de nénuphar, d'un vert olive ; elles faisaient dans la plaine, là où on pouvait les observer, comme une lente et mystérieuse circulation d'assiettes de couleur ; êtres mystérieux à tête semblable à celle de la sole, se basculant tout entiers pour manger, mangeurs de fourmis et autres raviots de cette taille.
Marchaient au milieu les grands Cowgas, échassiers au plumage nacré, si minces, tout en rotules, en vertèbres et en chapelet osseux, qui font résonner dans leur corps entier ce bruit de mastication et de salivation qui accompagne le manger chez le chien ou chez l'homme fruste.
Klaatu Barada Nikto
La langue est ce qui n'appartient à personne (3). Ou plutôt, la langue est ce dont personne ne peut se prétendre le maître, ni le propriétaire, pas même le plus habile de ses utilisateurs. C'est pourquoi peut-être Lacan proposait de l'appeler lalangue dans l'usage qu'en fait chacun, ce qui évite de penser “ma langue”.
La langue nous posséderait plutôt. Elle nous saisit tout petits et ne nous laisse aucune chance de lui échapper au point que ses mots et sa syntaxe nous semblent faire partie de nous-mêmes, d'un corps immatériel qui serait le presque tout de nous, voire plus nous que nous. Et pourtant la langue nous traverse et se sert de nous, comme porteurs et comme transformateurs, comme du reste les gènes dont nous ne sommes aussi que les vecteurs transitoires.
Un de mes cauchemars métaphysiques est précisément la chute des corps entre deux parois, ou plutôt deux réseaux parallèles, celui de la langue et celui des gènes, entre lesquels ils tombent soumis à la gravité du temps, flammèches dérisoires, provisoires, à peu près impuissantes et pour l'essentiel inconscientes, filets auxquels ils tentent de se raccrocher, entre lesquels ils établissent autant de ponts fragiles. Et malgré leur insignifiance, ces corps font tenir ces réseaux démesurés à leur aune, comme de vivantes navettes, des araignées inlassables qui tisseraient d'immenses tapisseries collectives. Qu'une seule génération défaille et le double tissage est non pas troué mais interrompu définitivement.
Les langues à jamais mortes sont celles qu'une seule génération n'a pu transmettre ni par l'oral, ni par l'écrit, même si les corps se sont reproduits comme on dit improprement puisqu'il n'en sort que du différent, de l'inédit. Ce sont des langues devenues radicalement étrangères à ceux-là qui continuent de ravauder leurs propres langages.
Plus radicalement encore, le même Lacan aurait dit : « ce qu'on ne peut pas nommer n'existe pas. » Ce qui est une version assez fine du credo plus grossier des publicitaires (4), et peut-être de surcroît un appendice à la fameuse conclusion du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein qui, dans sa traduction française classique et fautive (5), se lit : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Alors que le texte allemand, moins autoritaire, suggère seulement que « sur ce quoi on n'a rien à dire (d'exact ou de précis), là-dessus il faut se taire. »
Pourquoi invoquer des cautions aussi impressionnantes et peut-être redoutables, si ce n'est pour inverser ces propositions et les transformer en une interrogation : « si l'on nomme quelque chose qui n'existe pas, est-ce qu'on le fait exister, cela suffit-il pour que cela existe ? Et si oui, de quelle existence s'agit-il ? » C'est toute la question de l'imaginaire, des mythologies voire des religions, des littératures fantastiques et de Science-Fiction entre autres, et peut-être de toute la culture humaine qui, au fond, ne nomme que des choses ou des faits de son expérience qui, auparavant ni du reste davantage par la suite, n'existent pas dans l'inaccessible réel dont on ne sait, au mieux, que ce qu'il n'est pas.
Bien sûr, les mots ne sont qu'une partie des langues, leur lexique, à côté de leurs syntaxes et de leurs sémantiques. Peut-être la partie la plus ancienne, certainement la plus visible, la plus extérieure, la plus extensive aussi et par là la plus collective, celle qui excède le plus nos capacités individuelles au point que nous nous servons beaucoup plus de dictionnaires que de grammaires ou de traités de linguistique. Nous utilisons inconsciemment la grammaire avec de petits efforts pour en tirer du style, mais nous caressons volontiers l'illusion de choisir les mots, le mot juste.
Il est frappant que les linguistes n'aiment pas le mot de mot, sous prétexte de son imprécision. Ils lui préfèrent celui de terme, ou d'expression, ou encore toute autre désignation technique.
Il n'est pas donné à tout le monde de créer des mots, en tout cas des mots qui durent. Et pourtant, à tout mot, il y a bien eu un créateur singulier avant que l'usage ne s'en répande. À d'infimes exceptions près, les mots n'ont pas été créés par des commissions de terminologie qui auraient décidé de construire un vocable pour désigner par convention quelque chose, objet ou concept ; et là-même où ce fut le cas, il a fallu que quelqu'un en particulier produise le mot, le transforme, le réforme. Maille d'un des réseaux dont je parlais plus haut, le mot n'existe que collectivement mais il ne peut naître que d'un individu le plus souvent insaisissable et lui-même inexistant en soi puisque lui-même maille.
Certains y laissent leur nom. Ainsi le préfet Poubelle.
Cela pour dire que la création délibérée de mots, voire de tout un vocabulaire, n'est pas quelque chose d'anodin, même si c'est quelque chose d'assez courant. Je noterai en passant que s'il y a des créateurs individuels de mots, il n'y a pas de vrais créateurs de syntaxes : celles-ci demeurent exclusivement des productions collectives, servies certes très localement par les déformations, les fautes communément adoptées, les effets de style, en particulier ceux des poètes qui ont licence de transgresser l'usage consacré (6).
Il y a bien eu des créateurs de langues artificielles mais comme l'espéranto, elles empruntaient leurs règles au corpus simplifié de langues naturelles, ou encore, comme les langages informatiques, elles sont en réalité des codes et non pas des langues. La différence, fondamentale, entre un code et une langue, que je n'ai pas le loisir d'approfondir ici, me paraît tenir à ceci : un code n'a pas de sémantique propre ; toute sémantique qui lui est affixée est empruntée aux usages d'une langue préexistante ; d'autre part un code ne supporte pas la notion de flou qui est essentielle à la langue où chaque mot, sans exception, malgré les efforts des lexicologues, est non seulement polysémique mais cerné seulement par l'ensemble de ses relations avec tous les autres mots et par tous ses usages singuliers et subjectifs, en permanente dérive.
Certains écrivains ont cependant simulé la création ou l'évolution de langues, ainsi George Orwell avec sa novlangue dans 1984, ou Daniel Drode dans Surface de la planète. Leur souci commun, dans les deux cas d'ordre politique, était de signifier que la langue de l'avenir serait par force différente de celle du présent et qu'en se satisfaisant de cette dernière, les écrivains d'anticipation commettaient un impardonnable, encore qu'inévitable, anachronisme (7). D'autres s'affirmaient inspirés, qui parvenaient peut-être à se cacher à eux-mêmes leurs simulations, ainsi Swedenborg et Élise Müller, plus connue sous le pseudonyme d'Hélène Smith dont la masqua Théodore Flournoy (8). On en trouverait un autre exemple marginal dans cet ouvrage énigmatique qu'est la Cosmologie d'Urantia (9). Mais j'aurai garde surtout d'oublier de citer Denis Veiras, l'auteur de l'Histoire des Sévarambes (1677-1679), utopiste, qui poussa le soin du détail jusqu'à doter d'une langue ce peuple imaginaire (10).
Toutes ces langues donnent très imparfaitement le change car si elles peuvent surprendre l'observateur superficiel, le linguiste professionnel décèle vite qu'elles reproduisent les structures, à peine décalées, de la langue de leur inventeur.
Abandonnons provisoirement ce chapitre des langues pour revenir à la création de mots isolés, de fragments d'un vocabulaire spécialisé. Cette création s'opère en général soit par dérivation à partir d'un terme populaire préexistant, voire d'un nom propre (11), soit par construction savante à partir de racines empruntées à une langue classique, latin ou grec, et parfois à un odieux mélange des deux (12). Tout autant que la science et la technologie, la Science-Fiction est une grande productrice de néologismes puisqu'il lui faut désigner des objets et parfois des idées qui n'existent pas encore ou qui n'ont pas encore été rencontrés. Il arrive que la science et la fiction coopèrent, comme firent Rosny-Ainé et Esnault-Pelterie pour forger les termes astronautique (1910 d'après le Petit Robert), astronaute (1928 de même source), astronef (13). Certains de ces mots nouveaux finissent par s'intégrer au vocabulaire commun, quoique cela demeure rare. Ainsi, au moment où la chose se met à exister, le mot déjà ancien de vidéophone, parfois contracté en viphone, ne semble pas s'imposer, peut-être en raison de sa cacophonie.
Il y aurait lieu pour un linguiste en mal de sujet de recherche de tenter de collecter et d'analyser le vocabulaire propre à la Science-Fiction et d'examiner son destin, à l'intérieur et à l'extérieur du genre, s'agissant d'un vocabulaire qui désigne des objets supposés appartenir à l'avenir ou à l'ailleurs de la culture humaine (14).
Quelques recensions en ont été tentées par des enthousiastes mais aucune à ce jour n'est convaincante, du moins à ma connaissance.
Il vaut de relever que la Science-Fiction, dans la littérature, est presque la seule espèce à présenter cette fécondité. Dans la littérature dite générale, peu d'auteurs s'en donnent la peine et les moyens. C'est du côté de créateurs qui lui sont excentriques, tels François Rabelais, Lewis Carroll, James Joyce, Henri Michaux, Raymond Queneau ou Boris Vian, que l'on observe une création lexicale délibérée. Elle trouve quelquefois, comme dans le cas du vocable de quark (15) adopté par les physiciens, une postérité inattendue.
L'on se trouve cependant en présence d'un projet différent de la création de néologismes lorsqu'un auteur entreprend de suggérer l'existence d'une langue proprement étrangère et jusque-là inconnue, radicalement si elle est prêtée à une espèce non-humaine, voire extraterrestre. Ce projet se limite le plus souvent à la production d'un vocabulaire exotique où les mots prennent néanmoins un sens, soit qu'il soit suggéré par leur contexte, soit que plus naïvement l'auteur se charge d'en fournir la traduction. À l'extrême, comme dans l'œuvre de H.P. Lovecraft, tout sens est perdu, et les langues sont devenues indéchiffrables, langues mortes des Grands Anciens dont le mystère se réfugie dans une phonétique à la lisière de l'imprononçable, signifiant des secrets dont il vaut mieux qu'ils soient forclos, en quelque sorte atteints de schizophrénie.
Il ne s'agit plus alors de néologismes mais de xénologismes.
C'est qu'en effet l'auteur de Science-Fiction, lorsqu'il cherche à rendre vraisemblable l'existence d'une civilisation étrangère, rencontre une difficulté et découvre ingénument une source de jubilation. Il écrit avec les mêmes mots que chacun, mais lorsqu'il doit accuser l'étrangeté radicale jusque dans le dialogue, sous peine d'invraisemblance, il lui faut comme Veiras avec ses Sévarambes, en fabriquer de toutes pièces. Ces connotations d'aliénitude s'amorcent avec l'évocation de noms propres de planètes, de peuples, de sujets. C'est même une facilité courante chez le débutant ou chez l'auteur peu regardant sur ses moyens, ou quelquefois ironique sur les travers du genre, que l'accumulation de toponymes et de patronymes exotiques. Le catalogue des titres de la collection "Anticipation" du Fleuve Noir en fournit à lui seul un riche exemple. On y relève souvent l'association de lettres relativement peu usitées dans notre langue, en particulier des consonnes claquantes ou gutturales, dans des combinaisons malaisément prononçables.
Mais la tentative se corse encore lorsqu'il s'agit de noms communs puisqu'ils sont présumés appartenir à des langues qui devraient former par définition des ensembles cohérents. L'auteur de Science-Fiction introduit ainsi, le plus souvent sans même paraître s'en rendre compte, l'hypothèse de linguistiques étrangères. Et il pose du même coup, généralement sans s'en apercevoir non plus, la question difficile de savoir ce que c'est qu'une langue naturelle, et ce que c'est que le sujet qui la parle et la porte, et en quoi ils pourraient être distingués. Comment la possibilité en apparaît-elle puisqu'aucun locuteur ne saurait être le premier ? La langue implique des interlocuteurs, jamais un impossible fondateur. Une conception naïve voudrait que la première langue soit née d'une convention passée entre des sujets. Elle est insoutenable. Avec quel instrument ces sujets auraient-ils débattus des termes de la convention ?
Rien de surprenant à ce que la création du langage, comme celle du monde, apparaisse un privilège divin. Que s'arroge soudain, dans la jubilation, l'auteur qui s'instaure en petit démiurge du verbe tout en s'abritant derrière la pseudo-objectivité de sa fiction, échappant par là au diagnostic de folie. J'ai bien le droit d'inventer mes extraterrestres, semble-t-il dire, et ce n'est pas de ma faute s'ils parlent de façon si bizarre. Je pose la convention, mais je prétends qu'elle vient d'ailleurs.
Ce faisant, la plupart des auteurs de Science-Fiction, sinon tous, s'exposent au reproche de naïveté, à tout le moins d'anthropomorphisme, lorsqu'ils font l'hypothèse que des espèces étrangères communiqueraient au moyen de sons articulés, dans des fréquences accessibles à nos oreilles. La production de sons et l'audition occupent une telle place dans la communication humaine, place somme toute contingente relativement à l'évolution, que ces auteurs négligent d'autres vecteurs pourtant observables dans la faune de notre planète, comme des fréquences infrasonores et ultrasonores, des signaux gestuels (abeilles et fourmis), des messagers chimiques tels les phéromones, ou encore des plasmides, voire des fragments d'ADN ou d'ARN ou de ce qui en tiendrait lieu pour d'autres structures vivantes, sans négliger des variations de champs électriques ou électromagnétiques ou des échanges de particules plus ou moins exotiques. Mais c'est que s'ils en tiraient parti, comme le fait du reste une minorité d'auteurs, ils se priveraient d'un grand plaisir qui mérite qu'on l'examine un peu, celui de la création de vocables inconnus.
Le mérite de Simon Lequeux, qui nous incite à cet examen, a été précisément de composer un xénolexique, certes limité à la Science-Fiction francophone (16). Il s'est agi pour lui de collecter et de définir grâce à leur contexte ou aux explications fournies par les auteurs, des termes supposément empruntés à des langues étrangères, extraterrestres, non-humaines (17).
Dénommer, y compris ce qui n'existe pas, ce n'est pas rien. D'abord, c'est faire exister dans la langue le préexistant ; c'est parachever la création du réel, le faire entrer en un processus sans fin dans la réalité, car ce qui n'est pas nommé n'existe pas (18). Ensuite, c'est classer, ou du moins permettre la classification sur le mode linnéen (19), c'est-à-dire introduire dans le monde un ordre qui devient constitutif de la réalité. Enfin, c'est se donner le pouvoir de créer de l'irréel, quelque chose qui n'existait pas hors de la langue, fut-elle inventée, et lui infliger un étant, fut-il indémontrable. Cheval, equus caballus, licorne. Encore cette dernière était-elle un cheval augmenté d'une dent de narval. Mais les fabricants de noms et de mots extraterrestres se targuent d'une étrangeté plus absolue, même si elle ne recouvre, en fin de compte, qu'un chou-fleur pensant. En un sens ils se mettent dans la position impossible d'un fondateur de langue sans interlocuteurs.
Par-delà la recherche d'un exotisme à bon marché, qui est bien le but visé en aval, à quel motif peut bien céder l'auteur en amont lorsqu'il s'oblige à cette création toute entière placée du côté de l'arbitraire, de l'absurde et de l'insensé ? D'où cela vient-il ? D'où cela lui vient-il ? Je ne prétends pas ici résoudre une question aussi difficile, difficile même à penser, mais seulement ouvrir quelques chemins à la réflexion, du côté de l'inconscient.
Je crois volontiers que c'est là pour l'auteur l'occasion d'une jubilation liée à une transgression, celle des limites du langage, des mots de la tribu, celle aussi du dire de l'impossible, confondu ici avec l'impossible du dire qui, de plus, ici, est transcrit (20) tant bien que mal avec des lettres ordinaires (21). C'est aussi, contre l'expérience commune, devenir le propriétaire d'un mot créé par soi, bénéficier d'un langage privé, faire semblant d'échapper à lalangue et dans une bouffée narcissique jouer à malangue.
Cette transgression jubilatoire est redoublée par une découverte inattendue, celle d'une production en quelque sorte directe de l'inconscient. Sauf élaboration secondaire toujours possible, mais qui ne change rien au surgissement premier du mot, l'auteur le voit, ou l'entend, s'imposer à lui sans généalogie immédiatement repérable. Seul un travail psychanalytique d'association permettrait d'en repérer, peut-être, les linéaments. Ce surgissement n'est pas pour un écrivain une expérience proprement inédite, car il ne sait jamais, du moins pas exactement, ce qu'il va écrire, fût-ce dans sa propre langue et en suivant un canevas préétabli. Mais cette expérience s'éprouve ici, en quelque sorte, à l'état pur.
Il me semble qu'il s'agit là de la réactivation d'affects et d'expériences très archaïques, infantiles, qui remonteraient aux premières époques de l'expérimentation et de l'apprentissage du langage. Les mots de la tribu sont pour le petit enfant incompréhensibles, mais il éprouve sans nul doute une grande jouissance lorsqu'il s'aperçoit qu'un son, puis qu'un assemblage de sons, même dénués de sens, produisent une interaction avec son entourage et d'abord avec lui-même dans une perspective auto-érotique antérieure au sens puis brusquement chargée de sens (22). On sait la capacité des enfants à créer un pseudo-vocabulaire strictement personnel, idiosyncrasique, parfois partagé avec un autre enfant à qui il arrive du reste de se faire interprète. Il s'agit aussi de partager le mystérieux privilège des “grands” de proférer des vocables à l'efficacité pour ainsi dire magique.
Puis cette capacité s'estompe pour faire place aux mots de la tribu et à la jouissance de se faire non plus seulement entendre mais comprendre. Mais chez beaucoup, elle demeure accessible, dans un mouvement sans guère de doute puissamment régressif. Ce serait à mon point de vue l'occasion d'un réenchantement primitif du monde et d'une revisitation de ces moments anciens où l'identité apparaît parce qu'un moi naissant se donne à entendre et s'écoute. Cette capacité de régression volontaire ou du moins évocable se montre chez la plupart des adultes très limitée, mais elle se manifeste parfois avec une force étonnante : une de mes amies qui n'est plus tout à fait jeune, est ainsi capable, par jeu, en en tirant une satisfaction manifeste, de produire de longues séquences de “phrases” dans une “langue” imaginaire sans syntaxe ni signification, mais dont on peut tout à fait reconnaître l'accent et la prosodie. Elle a donné un nom à cette langue de jeu, le “yorchta”. Il m'arrive de tenter de lui répondre mais je suis loin de disposer de son aisance dans cet exercice. Je pense que les mêmes processus mystérieux de communication directe avec quelque chose de l'inconscient sont à l'œuvre chez les auteurs producteurs de xénotermes, ou mieux xénolectes.
Ce caractère archaïque me semble révélé notamment par le fait qu'on ne trouvera guère, ou pas du tout, de système protolinguistique à l'œuvre dans l'invention des xénolectes : ainsi, on n'y rencontre pour ainsi dire jamais de couples d'opposés comme ceux qui structurent les langages naturels. On n'y trouve également presque que des noms, très peu de verbes, encore moins d'adjectifs et aucun adverbe (23). Je risquerai l'hypothèse qu'on se trouve ici dans un espace intermédiaire entre le nom propre, désignatif de personnes, et le nom commun, désignatif de catégories ou de classes, et que cet espace, ou plutôt ce temps, correspond à une phase de l'apprentissage humain du langage. Ce serait un moment où la distinction entre signifié et signifiant n'est pas encore faite (24), ou du moins pas nette, et qui précède une jouissance particulière à l'instant où cette distinction s'opère. Jouissance qui préfigure et conforme celle du “aha”, de l'euréka, de tous les instants ultérieurs de mise en forme soudaine, voire brutale, d'un sens.
De fait, dans nos xénolectes, le signifiant se confond avec le signifié. Ou encore il ne semble pas y avoir d'autre véritable signifié, au moins explicite, que le signifiant lui-même, pur symbolique d'étrangeté, « aboli bibelot d'inanité sonore », répondant quelque peu à l'injonction mallarméenne de ne rien dire avec des mots qui veulent dire. Encore faudrait-il aller y voir de plus près, dans chaque cas, car il n'y a sans doute pas, du moins pour nos auteurs, de signifiant sans signifié, même si on ne le trouve pas là où on est invité à regarder, ni même où on s'attend.
Voilà qui est d'autant plus remarquable que nos auteurs ne passent pas en effet pour psychotiques ni délirants, du moins pas ouvertement, non plus que leurs lecteurs. Leur production s'inscrit dans un cadre socialisé puisqu'ils sont publiés, lus et, semble-t-il, appréciés. Mais tout se passe comme s'ils avaient accès, épisodiquement, et en se montrant capables d'en revenir à volonté, à des processus de nature psychotique. Et comme s'ils étaient également susceptibles de faire partager le plaisir, largement inconscient, de telles excursions, à un public qui en ressent la nostalgie mais pour qui les voies en sont d'ordinaire forcloses.
Ce qu'ils produisent, peut-être bien comme les psychotiques en effet, encore que je tienne à la plus grande prudence dans ce parallèle audacieux, ce sont des mots orphelins et des mots morts-nés.
Des mots orphelins parce qu'ils ne s'inscrivent pas dans la généalogie d'une langue existante, mais qu'ils s'exhibent comme productions de l'inconscient qui peut certes, lui, utiliser ce qui l'habite, y compris les constituants de la langue maternelle. Des mots morts-nés parce qu'ils ne sont destinés à aucun usage ultérieur, ni extérieur, à l'œuvre où ils apparaissent, sauf exception rarissime (25). Bien entendu, les mots morts-nés sont légion dans toute langue naturelle. Mais ici, ils le sont par constitution.
Et c'est ce double caractère, d'être orphelins et morts-nés, qui fait de leur réunion systématique et alphabétique dans le xénolexique de Simon Lequeux une entreprise tout à fait étrange. Personne, je suppose, n'utilisera jamais ce dictionnaire pour déchiffrer les œuvres exploitées. Personne ne le lira non plus d'un bout à l'autre, ce qu'on ne fait du reste généralement pas d'un dictionnaire, sauf pour apprendre une langue. Reste que sa consultation engendre une fascination certaine qui procède à mon sens de la jouissance archaïque dont j'ai risqué l'hypothèse jusqu'à présent toute théorique.
Par son inutilité même, il m'est d'autre part difficile de ne pas voir dans ce lexique une sorte d'œuvre d'art conceptuel.
De telles entreprises demeurent rares, du moins à ma connaissance. Je n'en connais que quelques exemples. Ainsi, Valentin, glossaire et portfolio d'après l'œuvre de Robert Silverberg (26). Ou encore le Burroughs Dictionnary, an alphabetical list of proper names, words, phrases and concepts contained in the published works of Edgar Rice Burroughs (27). Il existe également une Encyclopædia jeuryalis, lexique que j'ai eu l'honneur de préfacer déjà. (28)
En dehors des ambitions au demeurant peu explicites de leurs auteurs, et qui se bornent peut-être à la jouissance liée à l'appropriation secondaire de ces créations lexicales, à leur collationnement et à leur classement, ces travaux devraient susciter l'intérêt de linguistes, de psycholinguistes, de psychologues et de psychanalystes et attirer leur attention sur un champ négligé (29). Au-delà du zèle de collectionneurs qui défrichent et balisent ce terrain dans leurs domaines de prédilection, il serait utile de recenser systématiquement en s'appuyant sur les méthodes de diverses disciplines, les créations (ou pseudo-créations) de langues, en opérant les distinctions nécessaires encore que parfois malaisées entre fictions révélant des fragments de langues étrangères (voire extraterrestres) supposées, inventions poétiques, productions médiumniques, glossolalies religieuses ou délirantes. Peut-être vaudrait-il la peine d'étendre une telle enquête aux productions verbales de “personnalités multiples”, aux “souvenirs” récupérés sous hypnose, dont l'Amérique conserve à peu de choses près le monopole. On en trouve également des exemples dans certaines créations musicales, ainsi celles du groupe Magma, et, à la marge, dans l'entreprise de déstructuration-restructuration du langage courant risquée par Boby Lapointe, qui enchante tellement les enfants de tous âges. De même peut-on se demander si au cours de rêves, ou encore de certaines psychanalyses, ne surgissent pas des “mots” inconnus, apparemment déconnectés du fil de la pensée, voire le parasitant, et pouvant être communiqués à l'analyste.
Loin de moi l'idée de confondre de respectables auteurs de Science-Fiction avec des médiums, des inspirés, des délirants, voire des analysants. Mais ils semblent partager avec ceux-là une énigmatique aptitude à faire passer des “mots” de l'inconscient à la parole. Et parce qu'ils contrôlent dans une certaine mesure cette aptitude et qu'ils en fournissent des productions aisément repérables, ils constituent à travers leurs œuvres publiées des objets privilégiés pour une recherche.
Dans cette perspective, il convient de féliciter Simon Lequeux. En fournissant immédiatement la date d'apparition des xénolectes, telle qu'elle ressort au moins de la date de parution des œuvres qui les contiennent, comme font les lexicographes, il rend plus facile un classement chronologique et la recherche de diachronies et de synchronies éventuelles (30). De tels classements, par auteur et collectivement, permettraient d'explorer les généalogies individuelles et collectives, si elles existent, de ces vocabulaires. Y a-t-il une évolution des xénolectes dans l'œuvre d'un auteur ? Se manifeste-t-il entre les xénolectes de différents auteurs des effets d'intertextualité comme on en relève si souvent dans la littérature de Science-Fiction ? Y a-t-il même des effets de mode ? Chaque xénolecte demeure-t-il isolé ? Ou bien existe-t-il des sortes de xéno-idiolectes, comme dans la production d'Hélène Smith ? Autant de questions qui ouvrent sur de vastes horizons.
Notes
(1) "Notes de zoologie, Mes propriétés" (1930), in l'Espace du dedans, Gallimard.
(2) Le Jour où la Terre s'arrêta, film de Robert Wise, 1951.
(3) « De là procède la nature profondément paradoxale de la langue, à la fois immanente à l'individu et transcendante à la société », Benveniste, 1974, cité par Marine Yagello in les Fous du langage, note 13, page 19. Voir infra.
(4) « Je suis perçu, donc j'existe. »
(5) Il s'agit de la traduction de Pierre Klossowski, éditée par Gallimard en 1961, par ailleurs certainement remarquable. C'est dans la Nouvelle Revue Française de Psychanalyse que cette erreur, philosophiquement de quelque conséquence, a été signalée pour la première fois.
(6) Un exemple : le titre de Céline, D'un château l'autre, qui, sans entrer dans la syntaxe courante, a été souvent imité.
(7) Sur les langues imaginaires, on consultera avec profit l'œuvre de Marina Yaguello, les Fous du langage : des langues imaginaires et de leurs inventeurs (le Seuil, 1984), qui va jusqu'à consacrer un bref chapitre à la Science-Fiction contemporaine et qui lui rend par ailleurs abondamment hommage. On aura également intérêt à se reporter à l'ouvrage collectif la Linguistique fantastique, Joseph Clims éditeur (Denoël, 1985), en conservant à l'esprit que son titre renvoie à l'invention de théories linguistiques fantastiques, c'est-à-dire non scientifiques, et non pas à une linguistique du fantastique, même si ce dernier sujet est assez largement abordé.
(8) Voir évidemment le livre classique de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars (1900), fort opportunément réédité en 1983 par Le Seuil, avec une excellente introduction et des commentaires de Marina Yaguello et Mireille Cifali.
(9) Le Livre d'Urantia, Amadon Corporation, Urantia Foundation, Chicago, U.S.A. Édition française 1961.
(10) L'amateur devra se procurer cet introuvable dans son indispensable réédition par Encrage, 1994, intelligemment introduite par Michel Rolland. On notera que ce dernier a choisi la graphie Veiras pour son auteur, alors que dans les deux ouvrages précités sur le langage, il apparaît sous le nom de Vairasse d'Allais, ce qui semble correspondre à un usage ancien. Versins fournit les deux graphies dans son Encyclopédie.
(11) J'affectionne particulièrement l'exemple de bouffarde, synonyme de pipe, que l'on fait tantôt remonter à Jean Népomucène Bouffard, soldat de Napoléon tué à Friedland, pipe en main, et tantôt à “bouffer”, “souffler en gonflant ses joues” en ancien français (cf. l'ABCdaire de la Pipe, Flammarion, 1996).
(12) Par exemple le mot cosmonaute qui additionne un mot grec et un mot latin.
(13) Le Petit Robert, dans son édition de 1995, se contente de noter que ce dernier terme est antérieur à 1956. J'ai toutes les raisons de penser qu'il est bien plus ancien et de déplorer que les lexicographes explorent insuffisamment les textes de Science-Fiction. Ce mot présente une autre caractéristique curieuse. Donné aujourd'hui pour masculin, comme aéronef, il est construit à partir d'un mot féminin et a été initialement usité dans ce genre.
(14) Il va presque de soi que la plupart de ces créations lexicales ont été effectuées en anglais, en raison de la prédominance de cette langue dans la production de Science-Fiction, mais aussi de la plus grande facilité qu'elle offre aux auteurs dans la formation de néologismes. La recherche de leurs équivalents en français est une difficulté redoutée des meilleurs traducteurs.
(15) Ce mot est issu du roman de James Joyce, finnegans wake, et a été introduit dans la physique par Gell-Man vers 1967.
(16) Plus quelques productions exogènes, comme celles d'une médium (Hélène Smith) et d'hétéroclites et soucoupomanes, comme Jean-Pierre Petit et Robert Charroux, qui prétendirent avoir accès à des langues extraterrestres.
(17) Le problème est tout différent lorsqu'il s'agit de représenter une culture humaine de l'avenir. Frank Herbert s'en est magistralement tiré dans sa série Dune à propos de la langue des Fremen en faisant de larges emprunts à des racines arabes et persanes.
(18) C'est la tâche que Yaveh assigne à l'homme dans le second récit de la création, et c'est seulement après que l'homme l'a accomplie que Yaveh lui donne une compagne. Dans cette tradition, la femme se trouve de la sorte exclue de la dénomination du monde.
(19) Le mode linnéen prétend refléter un ordre ontologique ou du moins y tendre. Il est d'autres classifications qui relèvent d'un arbitraire social, comme celle, fameuse, des animaux dans la science classique chinoise, rapportée et sans doute inventée par J.L. Borges.
(20) Il serait intéressant de savoir si certains de ces auteurs “entendent” intérieurement les xénolectes avant de les transcrire. Ou bien si, dans d'autres cas, ils semblent naître spontanément sous la plume ou sur le clavier.
(21) Je n'ai pas connaissance d'un auteur qui fasse usage, par exemple, des signes phonétiques utilisés par les linguistes, bien que quelques-uns se livrent à des jeux comme des superpositions de lettres. Cela ne présenterait pourtant pas de difficulté bien considérable. Cette limitation inscrirait presque à elle seule la création de xénolectes hors du champ de la Science-Fiction.
(22) Pendant plusieurs mois, le petit enfant s'essaie à produire toutes sorte de sons, y compris des sons étrangers à la langue de son entourage, comme pour un Européen des claquements de langue. Peut-être pourrait-on trouver dans les créations xénolexicales des traces de ces expérimentations.
(23) Le “martien” d'Hélène Smith fait ici exception significative puisqu'il s'agit d'une tentative pour produire une “langue” prétendument complète, dont on dira seulement ici, beaucoup trop sommairement, qu'elle est transposée dans sa structure du français. Je ne peux que renvoyer aux ouvrages cités et en particulier à son introduction et à ses commentaires du livre de Théodore Flournoy.
(24) Certains exercices spirituels qui impliquent la répétition mécanique en des termes définis d'une prière jusqu'à la perte de son sens, dans l'espoir d'une expérience extatique, me sembleraient procéder d'une entreprise délibérée de retour à un tel stade.
(25) Un tel exemple rarissime est le verbe “martien” to grok introduit par Robert Heinlein dans son roman En terre étrangère pour exprimer quelque chose comme comprendre intuitivement et profondément la nature fondamentale du réel, et qui semble avoir été usité, un temps, dans le jargon des fans de Science-Fiction. Il a été rendu dans la traduction française par “gnoquer”. Robert Heinlein semble jouir d'un privilège particulier en la matière puisqu'un autre terme inventé par lui, “waldo”, à l'origine nom d'un personnage, est passé dans un certain vocabulaire technique pour désigner des télémanipulateurs électromécaniques particulièrement sophistiqués.
(26) Andromède, édition originale limitée à 30 exemplaires. J'ignore s'il y a eu une édition courante. Silverberg est un exceptionnel créateur de xénolectes, en particulier dans la série de Majipoor aux premiers volumes de laquelle renvoie l'opus cité.
(27) George T. McWhorter, University Press of America, 1987.
(28) Vraisemblablement publié en 1988. Il semble avoir été dévoré par un des rayons de ma bibliothèque.
(29) Dans un article, "les Enjeux sociaux de la traduction de la Science-Fiction américaine dans les années 1950 : le cas du "Rayon fantastique" (Hachette-Gallimard)", Jean-Marc Gouanvic aborde en passant la question de ce qu'il appelle les technolectes et les exolectes fictifs. In Francophonie plurielle (Montréal : HMH & Casasablanca, Eddif 1995) ; repris dans les Univers de la Science-Fiction : essais (Galaxiales, supplément à Galaxies nº 8, mars 1998). À la différence de Gouanvic, je préfère le terme de xénolecte qui indique une étrangeté radicale sans préjuger de sa source, tandis que celui d'exolecte suggère une origine spécifiquement extraterrestre.
(30) Pour l'étude de littératures du surgissement, en évolution permanente, comme la Science-Fiction, où apparaissent sans cesse de nouveaux objets, de nouvelles idées, voire de nouveaux concepts, qui sont ensuite retravaillés, on n'insistera jamais assez sur l'intérêt de chronologies aussi fiables que possible.