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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 52 les Gardiens d'‘Aleph-deux’

Keep Watching the Skies! nº 52, novembre 2005

Colin Marchika : les Gardiens d'‘Aleph-deux’

roman de Science-Fiction

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chronique par Pascal J. Thomas

Le problème du voyage rapide vers d'autres systèmes stellaires a été résolu par deux frères géniaux, un physicien et un mathématicien. Aleph-un et Aleph-deux sont les noms qui ont été donnés à deux niveaux d'hyperespace permettant d'atteindre les étoiles de la Galaxie. Mais on tombe sans prévenir d'Aleph-un en Aleph-deux, et seul un héros comme Frank Howard a pu y survivre ; et même le premier hyperespace rend assez vite fous les pilotes, et la détentrice exclusive des secrets du vol spatial, l'Académie Tsiolkovski, transforme en cyborgs des bataillons de candidats-pilotes, ceux dont les notes au concours d'entrée n'ont pas suffi à leur assurer une place dans les rangs des officiers.

Les vrais problèmes commencent quand un savant génial veut se rendre seul maître d'Aleph-deux, puis quand un cyborg refuse de se laisser exploiter jusqu'à la mort précoce que provoque à terme l'opération d'implantation cérébrale qui l'a fait ce qu'il est. Il faut alors envoyer des équipages fiables contre les renégats. Mais de plus en plus de gens au sein même de l'Académie Tsiolkovski commencent d'être dégoûtés par les méthodes qu'elle utilise pour maintenir son pouvoir.

Les Gardiens d'‘Aleph-deux’ me pose un problème de structure. Divisé en un prologue et cinq parties de longueurs inégales, le livre donne plus l'impression d'être un cycle de nouvelles qu'un roman vraiment unitaire, même si on retrouve certains personnages d'un bout à l'autre du livre, et s'il y a des liens, parfois forts, entre les différents épisodes.

Hélas, les récits se suivent et se ressemblent. Les intrigues tournent toujours autour de la répression d'une révolte par des employés de l'Académie, qui sont eux-mêmes plus résignés que véritablement loyaux à celle-ci. Les événements s'étendent sur de nombreuses années, mais la descendance de Frank Howard (et leurs conjoints) joue toujours un rôle majeur en coulisses. Les types de personnage se réduisent à trois environ, le scientifique surdoué, l'administratif plus ou moins carriériste, le pilote grognon mais respecté par ses pairs car il est le meilleur… L'intervention d'un robot pensant sur la fin du livre change un peu la thématique — mais Harrison et Minsky étaient passés par là bien avant.

Plus grave encore, la manière de raconter de Marchika prive ses histoires d'une bonne partie de leur intérêt. Dès le prologue, l'essentiel des événements est raconté sous forme d'un long flash-back, vu de l'extérieur et relaté sans tension dramatique. Les moments cruciaux m'ont souvent paru escamotés au profit de dialogues d'un intérêt discutable — je trouve que beaucoup trop de personnages donnent leurs pronostics et leurs explications de façon péremptoire, sans la moindre tentative d'expérience ou de démonstration.

À cela s'ajoutent de nombreux détails qui semblent trahir une écriture hâtive. Par exemple, il est question p. 39 d'« une carte d'état-major au quatre cents millièmes, c'est-à-dire avec suffisamment de détail pour que les limites des champs soient marquées ». Un rapide coup d'œil à une carte routière — mais peut-être Marchika n'en possède-t-il pas — montre que l'échelle 1/250 000e permet déjà de couvrir une région entière, et est donc déjà beaucoup moins détaillée qu'une carte d'état-major1, et que dire donc d'une carte au 1/400 000e, dans laquelle un calcul mental immédiat montre qu'un champ de quatre cents mètres de côté — ce qui est déjà grand — se réduirait à un carré d'un millimètre sur un millimètre… De la part de quelqu'un que son éditeur présente comme étant de formation mathématique, se tromper sur un point qu'on enseigne à l'école primaire est plutôt gênant.

Hélas, beaucoup de choses sont à l'avenant. Une suite qui croît comme le carré du rang n est décrite comme de « croissance géométrique, c'est-à-dire qui va en s'accélérant » (p. 69), alors que la croissance géométrique a une définition précise et bien différente (chaque terme est obtenu à partir du précédent en multipliant par un rapport fixé). Les mathématiques servent ici de décoration, comme quand l'auteur donne à une partie le nom de Bolzano-Weierstrass, et cite même l'énoncé de la propriété qui porte leurs noms, sans qu'elle ait le moindre rapport avec l'intrigue2. Et le texte ne donne même pas une vague impression de ce que peut être le mode de travail, ou même le caractère, d'un vrai mathématicien3. Comme beaucoup de gens, il les distingue mal des physiciens, et commet l'erreur enthousiaste de bien des livres de S.-F. : penser qu'on passe directement de la théorie à la pratique. Les mathématiques, dans ce livre, ne sont qu'une excuse pour avoir des espaces seconds que l'homme modèle par son esprit — une notion qui sent très fort la Fantasy, qui semble être le registre de prédilection de l'auteur. La chose est dite clairement dès la page 33 : « Aleph-deux était tout aussi vide qu'Aleph-un. Nous y avons — j'y ai — transporté toute ma folie. Ces Espaces n'attendent que cela. Notre volonté s'imprime dessus. »

Tout cela serait de peu d'importance si l'intrigue m'accrochait, si le livre me donnait envie. Hélas, au-delà des problèmes de structure déjà évoqués, bien des choses sonnent faux. Par exemple ces personnages aux noms anglo-américains, alors que tout dans l'organisation de l'Académie rappelle le monde de l'administration française (le roman mentionne bien que l'Académie est en Europe continentale, sans lui donner une domiciliation précise). Ou la vision des militaires qui semble tirée d'une lecture superficielle de l'œuvre de Jean-Michel Charlier. Ou l'instantanéité des coups de foudre adolescents sans cesse répétés… Bref, malgré l'arrivée d'idées plus intéressantes sur la fin du livre, je ne me souciais plus du sort des personnages.

Que voici beaucoup de temps passé pour un mauvais livre, me direz-vous. Justement, sans doute, parce que ce livre n'est pas si mauvais, ou aurait pu ne pas l'être. Recommandé par Joseph Altairac, finaliste du prix Rosny aîné, il m'avait indubitablement attiré. Et son sujet, correctement élagué, aurait pu être intéressant, même s'il relève d'une S.-F. très traditionnelle. Mais il aurait fallu pour cela que l'auteur prenne le temps de faire éclore de vrais personnages, avec des révélations mieux dosées et une action plus présente.

Notes

  1. Petite information pour les non-randonneurs parmi nos lecteurs : les cartes détaillées de l'IGN, qui correspondent un peu à ce dont l'auteur veut parler, sont à l'échelle 1/25 000e.
  2. J'ai lu à la même époque un roman non-S.-F. assez ennuyeux, le Théorème du perroquet, de Denis Guedj, qui intègre lui beaucoup de contenu mathématique substantiel. Hélas, c'est raté aussi, car présenté sous forme totalement didactique. Ce n'est plus du roman !
  3. Kim Stanley Robinson, qui est de formation purement littéraire, le fait beaucoup mieux en quelques lignes sur un personnage secondaire de les Quarante signes de la pluie : “He was a true mathematician, and had what Leo considered the standard mathematician personality: smart, spacy, enthusiastic, full of notions.” (« C'était un matheux dans l'âme, et il en avait ce que Leo considérait comme la personnalité type : intelligent, complètement à côté de ses pompes, enthousiaste, une idée à la minute. » dans l'édition française).