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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 58 Dimension latino

Keep Watching the Skies! nº 58, novembre 2007

Sylvie Miller : Dimension latino

anthologie de Science-Fiction

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chronique par Pascal J. Thomas

Après le volume sur la S.-F. espagnole, cette anthologie présente la Science-Fiction hispanophone américaine (et non latino-américaine, comme le dit la couverture ; il n'y a aucun texte brésilien, et l'anthologiste n'avait pas pour propos d'aborder ce pays — il eût été sain que l'emballage du livre reflétât cet état de fait). D'emblée se pose la question du statut de l'ensemble ainsi constitué. Un corpus de textes dans une même langue peut relever d'un même contexte littéraire, quand les liens culturels sont suffisants au sein des contrées concernées. Par exemple, il serait assez absurde d'exclure la BD belge de l'étude de la BD francophone — leurs circuits de distribution sont si intimement liés, les auteurs se sont tellement échangés entre Belgique et France qu'il n'y a là qu'un seul domaine. Et on peut dire la même chose de l'ensemble de la littérature francophone sur le continent européen — les spécificités qui existent n'empêchent pas les œuvres de s'inscrire dans un même espace de réception, et quand on lisait un roman de S.-F. chez Marabout ou chez Kesselring, la première chose qui nous venait à l'esprit n'était pas que l'éditeur fût belge ou suisse. A contrario, en ce qui concerne tout du moins la S.-F., une bonne partie de la production canadienne francophone n'est pas distribuée en Europe, et réciproquement — ou alors, à des prix prohibitifs. D'où, nécessairement, le maintien d'ensembles distincts d'auteurs/lecteurs. J'aurais aimé avoir plus d'informations sur ce type de relations entre les différents pays hispanophones d'Amérique Latine, plutôt qu'un classement par pays. Classement qui implique, dans l'historique donné en fin de volume, un certain nombre de répétitions. Car s'il est clair que Cuba, pour des raisons politiques et géographiques, est un cas bien à part, à l'autre extrême je ne vois guère de raison de séparer Argentine et Uruguay au niveau de la production littéraire. Et, bien entendu, certaines œuvres ou certaines revues ont pu avoir un retentissement très large — Sylvie Miller citait déjà dans son anthologie espagnole le cas de l'argentine Mas allá.

Trève de considérations oiseuses. Les textes avant tout. J'avais une inquiétude : que la S.-F. latino-américaine en soit encore restée quelques pas en arrière de ce qui se fait dans l'hémisphère Nord, un peu comme la S.-F. française des années 60 courait derrière sa sœur américaine, et, malgré l'excuse de la poésie ou du surréalisme, pouvait donner des textes dont le divorce avec la vision technico-scientifique du monde était trop profond pour me les faire accepter comme de la S.-F., de la S.-F. contemporaine au moins.

Il y a un peu de ça dans "Exercices filmiques" d'Antonio Mora Velez (Colombie) ou "le Clown de porcelaine" de Luis Saavedra (Chili). Coïncidence ou pas, il s'agit de deux des quatre inédits (sur quatorze textes). Les autres avaient déjà été sélectionnés par Sylvie Miller pour parution dans Galaxies ou diverses anthologies, notamment la série Utopiæ. Fort logiquement, elle avait poussé d'abord les meilleurs, et ceux qu'elle rajoute ne sont pas des surprises éblouissantes. Autre exemple, Yoss est un très bon auteur, quoiqu'un peu verbeux, mais fallait-il vraiment ajouter un troisième texte, bien plus anecdotique, aux deux déjà présents dans le recueil ? Je n'en suis pas sûr.

Plus réussi, jubilatoire même, mais trop classique encore est le texte de Magdalena Mouján Otaño, "Gu ta Gurrarak", qui se moque de la fierté des Basques, tout en la partageant.

Il ne faudrait pas que ces petites baisses de tension jettent un ombre sur l'ensemble, qui est d'un excellent niveau. Foin de toutes mes inquiétudes : on produit dorénavant en Amérique hispanophone des textes cyberpunk cruels et surprenants ("Reflets", du Chilien Pablo Castro ; "Timbouctou" de l'Argentin Carlos Gardini), du space opera sur le fil du rasoir ("l'Impératrice" du Cubain Vladimir Hernandez), ou — c'est moins surprenant — de la politique-fiction sans pitié ("Comme des poissons dans une nasse", du Chilien Rodrigo Jurri). Mention spéciale à Yoss, auteur décoiffant, dont la verve emporte tout sur son passage, y compris la préoccupation pour la vraisemblance scientifique. "Les Interférences" est un texte surprenant, par son humour — parfois on croirait plus du théâtre de boulevard que de la S.-F. — mais aussi par son impertinence vis-à-vis du régime castriste. Il faut dire que cette impertinence dissimule, au fond, une grande fierté nationale et une impertinence plus grande encore, et plus méprisante, à l'égard des USA. On comprendra donc qu'une censure intelligente tolère ce genre de textes. Chapeau tout de même ! Quant à "Kaishaku", de tonalité nettement plus sombre, il m'a donné le même coup de poing émotionnel que la première fois que je l'avais lu (in Utopiæ 2002).

Voici donc une anthologie qui ne sera pas indispensable à qui possède la collection complète de Galaxies et des anthologies Utopiæ — quoiqu'on puisse avoir envie d'un livre pour réunir tous ces bons textes — mais devrait réjouir les autres. Il y a des découvertes encore à faire sur ce continent trop peu connu…