Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 59 l'Âge des lumières

Keep Watching the Skies! nº 59, janvier 2008

Ian R. MacLeod : l'Âge des lumières

(the Light ages)

roman de de Fantasy

 chercher ce livre sur amazon.fr

chronique par Pascal J. Thomas

Depuis la découverte d'un fluide magique appelé éther, il y a de cela plusieurs Âges — un âge durant à peu près cent ans —, la Grande-Bretagne, puis le monde entier, ont connu une révolution industrielle fondée, non pas sur le charbon et l'ingénierie, mais sur la magie : des talents manufacturiers approximatifs, une rasade d'éther, l'invocation bien placée des sorts idoines, et le tour est joué ; les machines tournent, les télégraphes chantent leurs messages, les bâtiments les plus audacieux s'élancent vers le ciel sans s'effondrer. Mais, comme lors de la Révolution Industrielle que notre monde a connue, la richesse produite n'est pas également répartie. Pour bénéficier d'une part de la manne, il faut être membre d'une des Guildes qui gardent jalousement les secrets du métier et se partagent les emplois protégés (presque tous !), et pour accéder au vrai pouvoir et à une richesse parfois éblouissante, il faut se hisser jusqu'aux échelons supérieurs d'une des Guildes les plus puissantes.

Mais une obsession ronge cette société prospère, celle de la monstruosité qui peut s'emparer de tout enfant (ou de tout adulte) et faire de lui un changeling, ou comme on le dit de façon plus brutale, un troll, un monstre. Une créature magique, au corps torturé d'une façon ou d'une autre, que la Guilde des Ramasseurs devra emmener dans un de ses paniers à salade verts pour l'enfermer dans des institutions où il n'inquiétera pas les honnêtes gens. Rien n'est gratuit, et on comprend vite que c'est l'exposition à l'éther lui-même, de l'individu, ou de ses géniteurs, qui tient en germe le risque de la monstruosité et de l'exclusion.

Après un prologue qui nous permettra, tout au long du récit, de nous faire une idée (adéquatement vague) du dénouement, nous découvrons le narrateur du roman le jour de son Test, l'épreuve qui lui permettra d'avoir un certificat de non-monstruosité. Robert Borrows est le fils de modestes employés des impressionnantes usines Mawdingly & Clawtson, de Bracebridge, modeste bourgade minière du nord l'Angleterre d'où provient l'essentiel de l'éther du pays. Master Borrows est un facteur d'outils, Mistress Borrows travaillait à l'atelier de peinture avant de quitter son emploi pour s'occuper de sa famille. Si le père de Robert est distant et brusque, et partage les préjugés de ses pairs, sa mère fait preuve de tolérance envers les changelings, et présente un jour Robert à Missie Summerton, une vieille troll qui vit dans les bois avec sa fille (?) Annalise, qui exerce aussitôt sur le jeune garçon une intense fascination.

Beaucoup plus tard, parti à Londres en sautant sur un train de marchandises, devenu journaliste révolutionnaire et vivant d'expédients, Robert redécouvre Anna, coqueluche de la haute société, fascinant toujours tout un chacun. Sans jamais accepter une des places bien définies par la société, Robert se faufile entre les classes sociales tout en préparant le changement d'Âge — qui pour lui et son ami Saul doit prendre le visage d'une révolution violente, qui abolisse les injustices dont ils sont témoins.

Vous me pardonnerez cette description un peu longue. Elle m'a semblé nécessaire pour rendre l'atmosphère d'un livre qui crée un monde bien à lui, et reflète pourtant fidèlement l'ambiance de la Grande-Bretagne victorienne — telle du moins qu'elle transparaît dans la littérature. MacLeod adopte un style en accord avec l'époque qu'il décrit — même si son univers parallèle n'est pas doté d'une datation, ou de repères historiques, qui permettent de le relier au nôtre ; le livre ne mentionne qu'en passant, par exemple, que la royauté est depuis longtemps abolie. L'ambiance est au dix-neuvième. Et même si les phrases sont ciselées et goûteuses, la narration ne se presse pas, au point que j'ai eu du mal à rentrer dans le livre, peinant tout au long du premier tiers. Les effets faciles sont refusés ; des situations qui semblent construites pour mener à la révélation de quelque méfait sexuel aboutissent toujours à autre chose de moins spectaculaire et plus étrange. Les fils de l'intrigue ne se nouent que lentement, et c'est dans le dernier quart tout au plus qu'on se rend compte de la pertinence d'une foule de notations apparemment gratuites glissées dans le début du livre — forçant un feuilletage fébrile. C'est là aussi que les événements s'accélèrent, prennent une tournure dramatique, et que je me suis pris à m'inquiéter du sort des personnages — même si une foule de personnages secondaires apparaissent au cours de l'intrigue, les principaux protagonistes reviennent régulièrement et s'imposent peu à peu.

L'Âge des lumières ne m'a pas empoigné comme avait pu le faire les Îles du soleil (dans sa version novella, tout du moins), mais c'est un livre dont on se dit en le refermant que son atmosphère laissera une trace durable. Il est frappant que, tout en utilisant les motifs de l'uchronie de Fantasy (on y trouve des sorts, des sorciers, et même des licornes et des dragons !), ce roman donne un reflet de la société industrielle. Les malheureux qui sont changés en monstres le sont, clairement, à cause de l'éther qu'ils ont dû côtoyer au travail. On pense à l'amiante, ou au charbon — à cause des mines du Nord — et à la silicose, ou à mille autres calamités bien réelles de l'ère industrielle. Les Guildes sont un reflet déformé et monstrueux des syndicats britanniques, les manipulations que Robert devra démasquer nous rappellent les escroqueries d'initiés qui manipulent des bulles financières… et jusqu'aux numberbeads, joyaux magiques qui gardent la mémoire des chiffres, et m'évoquent nos prosaïques clés USB. Le seul patron de Bracebridge qui prête attention à Robert, et qui semble un peu sympathique, Grandmaster Harrat, souffre de la magie comme d'une oppression, et appelle de ses vœux un monde régi par la raison : “Give me electricity and light any day — pure, simple math. But we all must live with aether. […] I have striven these years for the simple and untrammelled logic of physics and engineering…” (p. 86).

La magie n'est pas seule en cause ; c'est l'usage qu'en fait la société qui aboutit aux injustices, et à l'intolérance envers ses victimes, les changelings, que les gens ordinaires poursuivent de leur haine et de leur peur. Avec des réactions qui rappellent l'homophobie de notre monde — le mot de "troll" lui-même fait penser à "fairy", qui est une des expressions argotiques pour parler d'homosexuels. Robert aura sa révolution mais — comme souvent — elle n'apportera pas les résultats escomptés, et recyclera (de plus d'une manière) l'ordre précédent. Pas de surprise. C'est sans doute la force de ce livre : ménager des surprises sans surprise, des retournements qui ne font que découvrir la vérité que nous savons, ou aurions dû savoir, évidente.