KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Liu Cixin : la Forêt sombre

(黑暗森林, 2008)

roman de Science-Fiction chinois traduit en anglais par Joel Martinsen : the Dark forest, 2015

traduction française par Gwennaël Gaffric, 2017

chronique par Pascal J. Thomas, 2018

par ailleurs :

De même que les semaines ne devraient jamais avoir de lundi, les trilogies ne devraient pas avoir de deuxième volume. On se console en se disant que si les lundis disparaissaient, les mardis prendraient leur place, et que sans deuxième volume, les trilogies s'en feraient pousser un quatrième — source d'infinie malchance pour tout Chinois qui se respecte.

La Forêt sombre, qui fait suite au Problème à trois corps, souffre donc du problème des milieux de partie : nous n'avons ni l'excitation de la découverte d'un monde nouveau, ni la libération que peut produire la conclusion d'une saga. Et le volume doit porter le fardeau du prolongement des événements mis en route dans le premier volet, et fournir les éléments qui contribueront à la conclusion dans la Mort immortelle, le troisième. De quoi ployer l'échine.

Liu Cixin, écrivain plein de ressources, a partiellement contourné l'obstacle : son deuxième volume se divise en deux périodes inégales, séparées par un hiatus de deux siècles (d'un côté Colmateurs & la Malédiction, et de l'autre la Forêt sombre), qui fonctionnent presque comme deux livres séparés… à ceci près qu'ils ont les mêmes personnages principaux.

Resituons le contexte : l'Humanité est au courant de l'existence des Trisolariens d'Alpha du Centaure, et de leurs intentions belliqueuses. Les sophons, que nous avons découverts dans le premier volume, sont en communication instantanée avec Alpha du Centaure. Ils bloquent le progrès technologique humain et encouragent des organisations humaines clandestines dévouées à la destruction de leur propre espèce. La Terre plonge dans une attente inquiète, d'autant plus que l'observation fortuite d'un nuage de poussière interstellaire permet d'apercevoir les traces de la flotte trisolarienne, en route pour notre système.

Mais le trajet va prendre des siècles. Littérairement, se pose la question de comment meubler l'attente — eh oui, c'est un deuxième volume de trilogie. Devant l'évidente supériorité technologique des extraterrestres, on peut réagir par le défaitisme, l'évasion — mais à bord de quels vaisseaux ? — ou la mise au point d'une résistance inédite. Les Nations Unies choisissent bien entendu cette dernière voie, en créant la position de Colmateur (Wallfacer). Le terme est inspiré de la tradition chinoise : ces sages font face au mur pour libérer leur esprit, et imaginer des stratégies surprenantes pour contrer les envahisseurs. Au nombre de quatre, ils vont représenter autant de positions géopolitiques : un Américain façon CIA, un Vénézuélien façon tiersmondiste, un scientifique européen et un intellectuel chinois.

C'est l'occasion de parler un peu de l'ambiance politique du livre. Marquée par la date d'écriture (2008), la géopolitique du roman est déjà datée. On y rencontre un Oussama Ben Laden âgé, dont le visage est “like the media always said: […] the kindliest face in the world” (p. 177 de l'édition britannique chez Head of Zeus). J'ai manqué tomber de ma chaise de rire. Grande rigolade aussi quand l'auteur présente le Colmateur Rey Diaz, successeur de Hugo Chavez et de son “socialisme du xxie siècle” : “Surprisingly, he had achieved considerable success, boosting the country's power across the board and—for a time—turning Venezuela into a city on a hill, a symbol of equality, justice and prosperity for the world” (p. 103). La marche du temps est souvent cruelle pour la SF à court terme…

Plus généralement, la vision politique du livre est marquée par le communisme, de façon parfois caricaturale ; par exemple, quand on doit faire des plans pour la future organisation d'une flotte spatiale pour défendre le Système solaire, un point très important est la mise en place d'un corps efficace de commissaires politiques (ailleurs dans le livre, ils sont comparés, pour leur rôle dans le moral des troupes, aux aumôniers militaires occidentaux, ce qui témoigne d'une vision tout aussi caricaturale du monde capitaliste). Mais le récit montre aussi les représentants de l'Humanité rejetant catégoriquement l'usage de la possibilité technologique d'un contrôle mental des convictions des Humains, et Zhang Beihai, un de ces personnages-clé du livre dont les intuitions se révèlent toujours correctes, émet l'opinion, quand se pose la question de la façon de gouverner une arche stellaire, que “a totalitarian system is the greatest barrier to human progress” (p. 474), tout en évitant de présenter ceci comme une critique du communisme puisqu'il précise qu'il se fonde sur “the historical facts from the Middle Ages”.

Bref, difficile de savoir si Liu est un auteur prudent dans un pays à la censure sourcilleuse, ou un admirateur sincère du marxisme-léninisme. Ce qui est certain, c'est que comme la plupart des régimes qui s'en réclament, il en vient à substituer aux masses en lutte et aux forces socio-économiques la figure plus traditionnelle de l'homme providentiel. Dans ce second volume, Da Shi, l'enquêteur perspicace et sans scrupules du premier volume, semble se cantonner au rôle de discret garde du corps, mais deux figures dominent l'intrigue : Zhang Beihai et Luo Ji.

Nous avons déjà parlé du premier ; jeune officier, il influe déjà sur les choix du Haut Commandement. À un point du livre, il éprouve peu de scrupules à recourir au meurtre pour s'assurer que l'Humanité prenne la bonne direction militaro-technologique dans le futur. De façon générale, tous les moyens lui sont permis pour le but ultime de préserver l'Humanité — comme il l'entend lui.

Luo Ji est bien moins violent — moins violent aussi, on le voit au cours de la première partie, que les trois autres Colmateurs —, mais pas moins providentiel, même s'il n'est pas toujours suivi par les représentants de l'Humanité. Il formule notamment la doctrine paranoïaque à l'origine du titre du livre. Elle est évoquée dès la quatrième de couverture, mais son exposé le plus détaillé se trouve p. 518 : puisqu'aucune civilisation de la Galaxie ne peut être certaine que les civilisations voisines ne sont pas prêtes à l'agresser pour s'emparer de ses ressources, elle doit se comporter elle-même comme un agresseur et porter les premiers coups, justifiant ainsi globalement la méfiance qu'elle éprouve. Le cosmos est donc cette forêt obscure dans laquelle chaque animal soucieux de sa survie cherche à cacher sa présence à tous les autres, nécessairement prédateurs, et le Paradoxe de Fermi est ipso facto expliqué.

Par la brutalité des rapports qu'il met en scène, et son approbation implicite de la violence de certaines solutions, Liu Cixin me fait penser à un Orson Scott Card chinois, qui aurait en guise de substrat religieux troqué le mormonisme contre un marxisme-léninisme mâtiné de confucianisme. Les ennemis sont d'une inouïe brutalité, les défenseurs efficaces de l'Humanité doivent jouir d'un pouvoir dictatorial. L'intrigue est secouée de retournements spectaculaires — et parfois un peu téléphonés, comme quand l'armada spatiale terrienne met en scène son invincibilité en s'alignant en rectangle dans l'espace. Mais comme chez Card, si ses livres fonctionnent aussi bien, c'est grâce à la complexité que leur confèrent leurs contradictions intérieures. Les solutions les plus violentes se révèlent parfois des impasses, et ne se déroulent pas sans regrets.

Cas symptomatique : pendant le Grand Ravin, période catastrophique que le livre ne décrira pas directement, se produit un effondrement écologique de la planète, et des famines qui tuent les deux tiers de la population mondiale. Parmi les facteurs qui ont mené au désastre figure la réaction contre l'écologisme due à la découverte que l'Organisation Terre-Trisolaris (OTT/ETO, les collaborateurs humains des futurs envahisseurs) se paraît des atours d'un discours écologiste radical, et les Humains du futur le regrettent : “environmental protection was seen as no less treasonous to Humanity than the ETO. Organizations like Greenpeace were […] suppressed” (p. 392). Le retournement de point de vue est frappant, par comparaison avec le premier volume de la trilogie.

Liu Cixin se distingue de Card par son inventivité futuriste, à laquelle il laisse libre cours dans la dernière partie du livre, autant pour l'évolution de la société humaine que pour les inimaginables négociations entre Humains et Trisolariens. Et c'est ainsi qu'il construit des livres qu'on ne peut pas lâcher.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 83, novembre 2018

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