KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Liu Cixin : la Mort immortelle

(死神永生, 2010)

roman de Science-Fiction chinois traduit en anglais par Ken Liu : Death's end, 2016

traduction française par Gwennaël Gaffric, 2018

chronique par Pascal J. Thomas, 2019

par ailleurs :

De temps à autre, je me penche sur les parallèles profonds qui unissent l'humour et la Science-Fiction, empêchent la deuxième de trop faire usage du premier, même si l'amateur de SF blasé saura sourire des situations les plus graves. Chez Liu Cixin, pourtant, le moins qu'on puisse dire est qu'on ne rigole pas. Sous l'influence de la Dissuasion instaurée lors de la Forêt sombre, le volume précédent de la trilogie, les Trisolariens renoncent à envahir notre système solaire. S'ouvre une ère de détente entre les deux espèces, au cours de laquelle les Trisolariens communiquent aux Terriens une énorme quantité d'information scientifique et technologique, tout en absorbant goulûment la culture terrienne, et en lui rendant l'ultime hommage de l'imitation talentueuse. Et pourtant, dès qu'ils en auront l'occasion, ils mettront en œuvre le génocide de toute l'espèce humaine. Avec cruauté et perversion, en chargeant du sale boulot une petite minorité des Humains, dotés des armes nécessaires à opprimer leurs congénères, contre l'illusoire promesse qu'eux-mêmes seront épargnés.

Ce n'est qu'un des spectaculaires retournements qui ponctuent ce volume de conclusion de la trilogie de Liu Cixin, adepte rompu à la pratique de la gifle émotionnelle. On se souviendra du principe de la Forêt sombre : toute espèce vivante est un prédateur en puissance, et prête à tuer pour se défendre — il faut donc l'éliminer avant qu'elle ne puisse présenter un risque. Ainsi, révéler urbi et orbi la position dans la galaxie d'un système solaire habité, c'est le condamner à mort, et mettre ses voisins en danger — nous aurons au cours du roman un aperçu des méthodes d'une espèce spécialisée dans ce tir aux pigeons un peu particulier. Et les Humains vont devoir passer de la menace à la pratique en ce qui concerne la diffusion de la localisation de Trisolaris.

Le personnage central du livre est une scientifique, Cheng Xin, d'abord embauchée dans un projet de sonde destinée à rencontrer les Trisolariens — ceci se déroule à une époque qui correspond au début de celle du second volume ; l'auteur a pris le parti original de séparer son troisième volume en fonction des personnages suivis plus que par la postériorité temporelle, même si celui-ci étend son déroulement bien au-delà du précédent, potentiellement jusqu'à la fin des temps, à la Olaf Stapledon. Après une période d'hibernation, elle remplace Luo Ji comme Swordholder, garante de la volonté de l'Humanité d'entraîner les Trisolariens dans l'anéantissement de leurs systèmes plutôt que d'accepter la soumission. Mais “She was a woman, not a warrior.”(1) — fidèle à son habitude, Liu Cixin met en scène un cynisme brutal, teinté ici de sexisme. Discréditée, mais protégée par la sophon qui représente sur Terre les Trisolariens, Cheng Xin arrivera toujours à tirer son épingle du jeu et nous accompagnera au fil des époques successives, d'apparente sécurité en désastres cosmiques pour l'Humanité. Jusqu'à une réorganisation radicale de l'espace et du temps.

Bref, Liu Cixin restitue une bonne partie des qualités et des défauts de la SF américaine la plus classique. Et pourtant. Plus encore que dans le volume précédent, en filigrane d'une ambiance générale souvent marquée par l'autoritarisme militaire qu'engendre une menace extérieure, la leçon politique que l'on peut tirer du roman est que l'Humanité sera sauvée par l'insubordination de visionnaires qui font fi des lois et de l'opinion générale. Pas de quoi satisfaire les amateurs d'une société stable et paisible, qu'elle soit démocratique-bourgeoise ou communiste. Plus surprenant encore, le fil rouge de ce long roman est une histoire d'amour, d'un romantisme que l'on qualifierait de béat s'il n'était mitigé d'amertume.

Le premier personnage significatif dont nous faisons la connaissance dans les premiers chapitres est Yun Tianming, un camarade de promotion de Cheng Xin, moins doué et moins chanceux qu'elle. Mais son admirateur éperdu, et non payé de retour. Le geek moyen, fan de SF aux lunettes épaisses, s'identifiera avec enthousiasme. C'est le cerveau de Yun qui tentera de rejoindre la flotte spatiale envoyée contre la Terre, c'est lui qui enverra aux Humains une longue suite de contes de fées (pages 367 à 414) dont le sens caché recèle la clé du futur. Ces contes sont sans doute le sommet littéraire du livre — le procédé n'est pas nouveau, mais le changement d'atmosphère qu'ils apportent donne un nouveau souffle à un livre qui court le risque de la longueur.

On peut aimer Liu Cixin ou pas, mais il n'est jamais à court de surprises — j'espère que je n'en ai pas trop défloré au cours de cette chronique —, et il entraîne toujours le lecteur avec lui. Ce n'est pas si commun.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 84, avril 2019


  1. p. 201 de la publication britannique par Head of Zeus.

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