Keep Watching the Skies! nº 21-22, septembre 1996
Greg Egan : Notre-Dame de Tchernobyl
(Our Lady of Chernobyl)
recueil de Science-Fiction ~ chroniqué par Christo Datso
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Découvert en France grâce à Baby brain, et à "Cocon" dans CyberDreams 04, l'Australien Greg Egan nous est annoncé en 4e de couverture du recueil comme « un des écrivains les plus novateurs du moment », et c'est vrai. Il est urgent de faire connaissance avec ses textes, et une bonne nouvelle ne venant jamais seule, son premier roman à être traduit en français, la Cité des permutants, vient de paraître.
Greg Egan est un auteur de hard science, dont les centres d'intérêts sont la génétique, la neurobiologie et les nouvelles technologies informatiques. Il est d'une lecture agréable, vivante, en prise avec l'actualité et l'anticipation crédible. Ses intrigues sont influencées par le courant cyberpunk avec lequel il partage une certaine conception du monde, pessimiste, violente, sans pour autant verser dans l'esthétique du genre et son goût pour la vitesse, la mode et le langage.
Le recueil présente deux courtes nouvelles et deux longues ; les trois premières sont des variations sur les dérivés de la biologie, trois fictions hantées par le cerveau, la dernière, la plus longue, un polar qui donne du corps aux idées religieuses.
"Mortelles ritournelles" (Analog, 1989)
Avez-vous déjà ressenti l'effet produit par de la musique obsédante ? Comme une bande qui passe et repasse en boucle dans votre tête sans que vous puissiez mettre le doigt sur le bouton d'arrêt. Le plus souvent d'ailleurs vous serez étonnés du peu d'importance de cette musique, rythmes faciles, mélodies écœurantes, chansons niaises. Mais attention, car ces bouts de musiques s'incrustent dans votre cerveau, le parasitent, pompent son énergie, et vous vident de votre attention, perturbent votre concentration, vous piquent sans cesse et sans cesse au même endroit, finissent vraiment par creuser un trou dans votre tête, un trou par lequel votre pensée fuit, et vous avec, jeté hors de vous-même, mis à la porte de votre cerveau par un intrus dont on se demande comment il a fait pour s'incruster si facilement.
Cette question, Greg Egan y répond grâce à une connaissance précise de la neuropsychologie et du fonctionnement des aires cérébrales, de ces zones de notre cortex spécialisées dans la perception et le traitement de l'information, y compris l'information musicale. La pensée abstraite n'est qu'un sous-produit matériel, presque un résidu, d'une intense activité qui implique des milliards d'échanges d'information simultanés — Egan suppose que dans un futur proche, très proche, notre connaissance des formes et des structures cérébrales d'où procède la pensée aura progressé de la théorie on passe à la pratique ; il viendra suffisamment tôt le jour où les neurosciences deviendront une branche de l'industrie biologique toute-puissante. Alors voilà : les publicitaires s'intéresseront aussi à la circuiterie intime de notre cerveau et à l'organisation de ces myriades d'objets logiques hyper-spécialisés qui travaillent ensemble à créer le grand software que nous sommes. Que se passera-t-il ce jour-là, direz-vous ? Nous entendrons à longueur de journée des ritournelles pour de la poudre à lessiver ou du déodorant. Gare aux effets secondaires !
C'est un Greg Egan en grande forme que nous découvrons ici, virulent, sarcastique, intelligent, avec la touche finale de désespoir qui nous donne tout d'un coup la dimension humaine de ce montage publicitaire qui tourne mal. Au royaume de la pub nous sommes tous des gogos !
"Rêves de transition" (Interzone, 1993)
Le cerveau, une fois de plus, est au centre de cette nouvelle terrifiante, dickienne. Imaginons un dispositif qui fasse une copie de toute l'information contenue dans notre cerveau et qui la stocke dans un ordinateur, avant que cette information soit transférée dans un nouveau corps, biologique ou même pourquoi pas, mécanique. Imaginons que le modèle informatique de notre cerveau, le logiciel, se mette pour une raison inconnue à créer de l'information pendant le transfert, — des rêves de transition. Comme le dit un des personnages de la nouvelle, « pour générer de l'expérience, il suffit d'effectuer des computations sur des structures de données qui encodent les mêmes informations que les structures du cerveau » [1].
La copie est à ce point fidèle à l'original, qu'on peut dire qu'elle est l'original, sauf qu'il y a entre les deux une construction de Copie avec un contenu subjectif. Ce n'est vraiment pas grave puisque nous n'en saurons rien après.
Mais si ces rêves de transition n'étaient que la transposition d'une lutte profonde avec nous-mêmes, un peu comme le combat de Jacob avec l'Ange ?
"Comme paille au vent" (Interzone, 1993)
Un agent du gouvernement américain est chargé de récupérer un scientifique de génie qui travaille pour le compte des narco-trafiquants dans la jungle amazonienne. Seulement on n'en est plus au bon vieux temps de la cocaïne, les drogues les plus recherchées sont issues des labos clandestins de pirates génétiques, et l'une d'elles, surnommée La Mère, s'attaque directement au cerveau en l'infiltrant de cellules parasitaires.
Poussant très loin la spéculation neurobiologique, Greg Egan en vient à imaginer une drogue encore plus puissante : « des parties du cerveau qui n'ont pas bougé depuis des centaines de milliers d'années peuvent être complètement remodelées en une demi-journée » promet le savant fou. N'est-on pas sur la voie de l'horreur ultime ? La désintégration de la personne humaine est annoncée, logiquement inscrite peut-être dans les manipulations que l'homme infligera à coup sur à sa nature « qui n'est que paille au vent », et tout cela pourquoi, sinon pour assouvir toujours plus loin, toujours plus profondément « au cœur des ténèbres » son appétit immémorial de Pouvoir ?
Construit en référence explicite au roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres, ce récit montre que Greg Egan dépassant son imagination et sa rigueur scientifique pour toucher à la morale dans ce qu'elle a de plus désespéré, de plus sombre. Il mène lui aussi, à sa façon, une interrogation de plus en plus pressante sur “les racines du mal” qui minent nos sociétés inquiètes.
"Notre-Dame de Tchernobyl" (Interzone, 1994)
Pour finir en beauté, Greg Egan nous offre un petit “policier”, histoire de prouver qu'il peut écrire autre chose que des histoires de neuro-fiction.
Un privé vaguement désenchanté accepte de retrouver un objet volé à son propriétaire, milliardaire aux convictions un peu irrationnelles. C'est une icône ukrainienne du dix-huitième siècle, qui vaut une fortune. Le privé n'y entend rien en religion, mais le porteur de l'objet, jeune et belle, s'est fait tuer en accomplissant son travail, et cela vaut bien quelques efforts pour retrouver l'assassin. L'enquête va mener le protagoniste de Milan à Zürich, puis Vienne. Nous sommes en 2013, et ce monde est déjà le nôtre, sauf pour la technologie qui est forcément plus évoluée, mais pour nous lecteurs de la fin du vingtième siècle, aucun dépaysement. Il y aura encore quelques cadavres au parcours, et puis surtout une rencontre… divine.
Une fois de plus Greg Egan pose des questions originales dans des textes fortement codés. Il faut de l'audace pour construire un polar de SF sur un thème vieux comme l'Europe, le christianisme et son destin [2]. « Le christianisme a modelé le paysage physique et culturel de l'Europe pendant 2000 ans, sans plus de pitié qu'un glacier ou qu'une rencontre entre deux plaques tectoniques », selon Egan. Parions que ce ne sera pas fini au cours du siècle prochain…
Notes
[1] Le langage dans lequel ces nouvelles sont traduites est-il censé être le français ? —NdlR.
[2] Les mauvaises langues feront observer que toute histoire n'est que répétition, et qu'en manière de polar théologique, il y a de l'Eco… —NdlR.