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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Ian McDonald : État de rêve

Livre de poche nº 7203, novembre 1997

Longtemps, la nouvelle a été le bonheur de la Science-Fiction. Durant l'âge d'or des années quarante et cinquante, une brassée de revues américaines, britanniques puis françaises révélèrent [Couverture du volume]au monde ébloui des génies de la concision. Bien des livres qui font figure de classiques et furent par la suite rebaptisés romans, étaient des réunions de nouvelles liées par un thème fédérateur. Ainsi, les Chroniques Martiennes de Ray Bradbury (1), Demain les chiens, de Clifford Simak, l'inusable Fondation d'Isaac Asimov, l'Histoire du futur de Robert Heinlein, et le superbe Dune de Frank Herbert. Un autre Vieux Grand Maître, Alfred Elton van Vogt inventa, ou poussa à sa limite, la pratique du “fix up” (collage) qui consistait à remanier plus ou moins profondément des nouvelles hétéroclites pour les coudre bout à bout en un roman “inédit”. La plupart des chef-d'œuvre de cette époque ont paru initialement sous la forme de nouvelles distinctes et en principe autonomes. Ils n'étaient qu'ensuite repris en volumes dont la pérennité était en principe plus grande mais dont la diffusion demeurait, sauf exception, très inférieure à celle des revues. Cette origine conféra à ces textes un mordant qui fut parfois confondu avec le génie propre de la Science-Fiction. Au lieu de se laisser glisser le long du fleuve tranquille d'une intrigue uniforme, l'auteur se trouvait en effet obligé de rebondir avec un panache croissant une bonne douzaine de fois. La nouvelle a même semblé longtemps caractéristique de la Science-Fiction dans la mesure où elle permettait de présenter rapidement une idée frappante, une expérience conceptuelle, sans avoir besoin de s'embarrasser de tout un arrière-plan plus ou moins élaboré. Bien des romans de Science-Fiction manquent leur but parce qu'ils reposent sur une seule idée, en elle-même intéressante mais dont le ressassement finit par engendrer l'ennui. De même l'art de la nouvelle est souvent indissociable de l'art de la chute, qui s'apparente au mot d'esprit et suscite lorsqu'il est accompli une jubilation sans pareille.

Bien avant cet âge d'or, la nouvelle a tenu une place importante non seulement dans la Science-Fiction mais dans la presque totalité des espèces littéraires, roman policier et fantastique notamment, et jusque dans la littérature générale. H.G. Wells a publié de nombreuses nouvelles, souvent remarquables, ainsi que Conan Doyle, tout comme en France les deux Maurice, Renard et Leblanc. L'œuvre de H.P. Lovecraft ne compte que des nouvelles. Du côté de la “grande littérature”, Voltaire, Pouchkine, Poe, Tchekhov, Nerval, Maupassant, Kafka, Katherine Mansfield, Conrad, Borges, entre autres, font une place majeure et parfois exclusive à la nouvelle.

Cette forme, distincte de celle du roman à l'abréviation duquel on voudrait parfois la réduire à tort, et qui constitue un genre en soi, est fort ancienne. Elle puise sans doute ses origines dans le conte oral qui peut être dit en un temps ramassé alors que l'attention des auditeurs se maintient soutenue. Le Décaméron de Boccace ou l'Heptaméron de Marguerite de Navarre sont des recueils de nouvelles. L'une des différences fondamentales entre la nouvelle et le roman tient précisément à leur rapport au temps : la nouvelle inscrit la fiction dans le temps, dans sa fugacité même, tandis que le roman introduit le temps dans la fiction.

La plupart des auteurs et des amateurs de littérature tiennent la nouvelle pour une forme plus exigeante et plus difficile que le roman. Un passage à vide se tolère dans un roman. Une idée faible, une mauvaise construction, un rythme insuffisant, un seul mot mal choisi, peuvent ruiner une nouvelle tout comme un sonnet. Tout défaut s'y exacerbe. Un roman exige du labeur, une bonne nouvelle un état de grâce. Certains auteurs manquent sans doute du souffle, autrement dit de l'acharnement requis pour arriver au bout d'un roman, mais excellent dans la concentration légère mais souvent grave de la nouvelle, ainsi dans le domaine qui nous occupe Robert Sheckley, William Tenn, Cordwainer Smith, Theodore Sturgeon par exemple.

D'où vient alors qu'un genre ancien, respecté, qui compte d'innombrables chefs-d'œuvre et qui a connu des audiences vastes et enthousiastes, serait aujourd'hui boudé par le public, au point que les éditeurs hésitent à en publier des recueils ? Peut-être à sa difficulté même. Ne supportant pas la médiocrité, il peut avoir parfois déçu.

Mais cette explication ne suffit pas. Si cette désaffection est déjà ancienne pour la littérature générale, elle est assez récente pour la littérature policière et plus encore pour la Science-Fiction. Pour la première, des revues comme Mystère-Magazine, Hitchcock magazine et Suspense ont longtemps nourri l'intérêt du public, et des anthologies relativement récentes comme celles de Jacques Baudou (2) ont connu sa faveur. Dans le domaine de la seconde, des revues comme Fiction et Galaxie dans ses deux éditions successives ont largement contribué à la formation et à l'information du public français. À ce point que la Science-Fiction est longtemps apparue comme l'ultime refuge de la nouvelle, son public lui prêtant autant d'intérêt qu'aux romans. L'un des plus grands et des plus durables succès dans le domaine fut "la Grande Anthologie de la Science-Fiction" établie par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et Gérard Klein, qui réunit en trente-six volumes thématiques, pour la plupart épuisés aujourd'hui (3), plus de cinq cents nouvelles anglo-saxonnes, et qui fut prolongée par une série d'anthologies de la nouvelle française de Science-Fiction composées par Ellen Herzfeld, Dominique Martel et moi-même (4). D'autres collections (5), d'autres anthologies isolées et de nombreux recueils d'auteurs sont venus compléter ce florilège.

Las, le lectorat de la Science-Fiction a paru progressivement rejoindre celui de la littérature générale dans sa méfiance. Malgré les efforts des éditeurs précités et de nombreux autres, malgré les triomphes et les nostalgies, malgré les éloges des critiques, libraires et maisons d'édition vous diront à l'envie que les nouvelles se vendent mal et que les rayons des uns et les publications des autres doivent se publier aux désirs inconstants de cette maîtresse capricieuse, l'opinion.

La raison principale de ce déclin, qu'on espère réversible, tient sans doute à celui des revues. Car pas plus qu'aucun autre, un genre comme la nouvelle n'est indifférent à ses conditions matérielles de production. Le destin de la nouvelle est indissociable de celui de son mode de diffusion privilégié depuis le dix-neuvième siècle, la revue. C'est parce que des revues offraient à des auteurs des débouchés réguliers et rémunérateurs que la nouvelle a prospéré. Aux États-Unis en particulier, elles ont longtemps constitué le principal, en tout cas le premier, voire le seul, espace de publication pour les espèces littéraires dites populaires. Ces pulp magazines, il fallait les remplir. C'est là, dans les pages d'Amazing Stories, d'Astounding Science-Fiction, du Magazine of Fantasy and Science-Fiction, de Galaxy, que la Science-Fiction moderne est née. Dans le renouvellement de la Science-Fiction durant les années soixante et 70, une revue britannique, New Worlds, tint une place considérable sous la houlette de John Carnell puis de Michael Moorcock.

Les exigences, a priori contraignantes, de ces revues ont même joué un rôle stimulant, par exemple en imposant des formats courts qui forçaient les écrivains à une concision et une efficacité aujourd'hui encore célébrées alors même que leurs circonstances sont presque oubliées. Le talent des auteurs était souvent rehaussé par le crayon rouge d'éditeurs acharnés à traquer le mot superflu. Ce sont les revues américaines qui ont défini progressivement toute une gamme de modules allant de la “short short” (de moins d'une page) à la novelette (roman court) en passant par la “short story” (de dix à trente feuillets) et la novella (de cinquante à cent feuillets). Le déclin, au moins commercial, de la nouvelle a donc à mon sens résulté, jusque dans la Science-Fiction, de celui, régulier et regrettable, des revues. Dans le cas de la Science-Fiction, c'est même le goût des auteurs et l'intérêt maintenu des lecteurs pour le format court, qui ont permis à des revues de subsister et de nourrir des anthologies alors que partout ailleurs les périodiques publiant exclusivement ou principalement des nouvelles ont disparu.

Ce déclin des revues mériterait lui-même une explication économique et sociologique d'autant qu'il contredit la prolifération et la prospérité générale des périodiques. Les revues ont longtemps représenté une source de lecture régulière, maniable, accessible et relativement bon marché. L'évolution de la distribution de la presse a pratiquement condamné les revues de tirage moyen, tirant à moins de quelques dizaines de milliers d'exemplaires, sauf si elles étaient soutenues par une publicité de produits, et les a repoussées vers la diffusion par abonnement à quoi les Français ont toujours répugné. Du point de vue économique, la moitié au moins du coût des périodiques est supportée en général par une publicité de masse qui ne considère pas des revues littéraires comme un support crédible. L'aide du Centre National des Lettres, pour l'essentiel financée par la reprographie, pour appréciable qu'elle soit, ne parvient pas à compenser ce manque à gagner.

Mon sentiment est d'autre part que les revues ont été supplantées du côté de l'information, sinon de la réflexion, par les quotidiens et hebdomadaires qui ont enrichi leurs contenus grâce aux progrès des communications ; et du côté de la maniabilité et des prix modérés par les éditions de poche. Sans même qu'il s'en rende compte, le lecteur s'est mis en moyenne à préférer un roman en livre de poche à une revue plurielle. Peut-être a-t-il l'impression d'avoir ainsi entre les mains une œuvre plus imposante, et est-il devenu rétif à l'effort d'adaptation à plusieurs textes successifs d'inspirations et de styles différents (6). privés de revues, les nouveaux lecteurs n'ont jamais appris à aimer les nouvelles. Les habitudes de lecture ont sans doute également et corrélativement changé, le temps bref de la nouvelle (bien adapté, soit dit en passant, aux transports en commun des banlieusards, qui ont eux-mêmes reculé devant la voiture) ne semblant plus apporter le dépaysement dû à l'enfouissement dans l'univers étendu, parfois jusqu'à l'obésité, du roman : le lecteur n'aimerait plus rencontrer le mot fin (d'où peut-être la prolifération des séries). Ce qui pourrait surprendre dans un univers culturel voué au zapping; mais précisément, la nouvelle n'exige-t-elle pas, par sa concision même, une attention sans faille dont le téléphage zappeur frénétique est devenu incapable alors que le roman tolère d'autant mieux une concentration fluctuante qu'il est souvent devenu redondant au moins dans sa version populaire ?

Cependant, l'avenir de la nouvelle, au moins de Science-Fiction, n'est pas si sombre. Après une assez longue éclipse, les revues spécialisées ont commencé à renaître, sous la pression d'auteurs et d'amateurs, ainsi en France Cyberdreams (7), Galaxies (8), Bifrost (9) et Étoiles vives (10). En un sens, ce ne sont plus les revues qui font paraître des nouvelles, mais les nouvelles qui ont fait réapparaître des revues, ce qui semble assez sain. Ces revues professionnelles non seulement publient des traductions des meilleurs auteurs anglo-saxons, mais encore s'ouvrent, avec exigence, aux auteurs français. Dans l'univers impitoyable de l'édition américaine, une dizaine de revues de Science-Fiction survivent, par abonnement, et parfois plutôt bien.

De façon plus générale, la création récente de livres de poche à très bon marché, communément appelés livres à dix francs, a ressuscité l'intérêt pour la nouvelle (11). En facilitant la prescription des enseignants, elle peut favoriser l'apparition d'une nouvelle génération d'amateurs de nouvelles. Cependant, si ces éditions permettent la réédition de nouvelles déjà publiées, voire de classiques, elles ne s'autorisent pas la création, sauf exception. Le risque est donc grand de voir se constituer un corpus figé de classiques, certes imposant mais ne faisant aucune place à la nouveauté.

Les revues sont donc indispensables à la vie de la nouvelle, en partie certes parce qu'elles offrent des débouchés aux auteurs mais tout autant parce qu'elles assurent une pédagogie des lecteurs. Elles permettent aussi aux débutants d'être publiés, de faire leurs premières armes et de se faire connaître avant de se lancer dans l'aventure difficile du roman, parce qu'elles bénéficient d'un certain droit à l'erreur. Personne ne leur reprochera un texte encore tâtonnant s'il est encadré d'œuvres confirmées. Les revues jouent également un rôle fédérateur en proposant une identité et des modèles à la communauté dispersée des lecteurs. Ceux-ci doivent du reste se convaincre de leur responsabilité : s'abonner à une revue, c'est lui permettre de continuer et d'une certaine manière, c'est exercer un droit de vote et participer activement à la vie de la littérature que l'on aime.

Cette préface consacrée à une défense et illustration de la nouvelle de Science-Fiction ne pouvait trouver de meilleure démonstration que l'exceptionnel recueil de Ian McDonald, État de rêve. On a déjà pu lire de lui dans la même collection l'éblouissant Desolation road, l'un des plus beaux romans sur la planète rouge, qui fait justement écho aux Chroniques Martiennes.

Notes

(1) Elles viennent de reparaître, dans une traduction entièrement nouvelle de Jacques Chambon, chez Denoël dans la collection "Présence du Futur" dont elles constituèrent l'ouverture.

(2) Le Livre de Poche.

(3) Provisoirement, espérons-le.

(4) Les quatre volumes parus et toujours disponibles au Livre de Poche sont les Mondes francs, l'Hexagone halluciné, la Frontière éclatée et les Mosaïques du temps. Un cinquième, les Horizons divergents, est en préparation.

(5) Dont "le Livre d'or de la Science-Fiction" puis "le Grand temple de la Science-Fiction", chez Presses Pocket, sous la direction de Jacques Goimard. À signaler également les anthologies de Jacques Sadoul chez J'ai Lu, consacrées méthodiquement à des revues américaines de l'âge d'or, comme les Meilleurs récits de Astounding Science-Fiction.

(6) L'expérience d'Univers, revue en livre de poche publiée par J'ai Lu et d'excellente qualité, est caractéristique. D'abord trimestrielle, puis annuelle, elle finit par disparaître sans avoir démérité, devant la raréfaction des acheteurs.

(7) DLM éditions (3, avenue de Castelnau — 34090 Montpellier).

(8) Galaxies (B.P. 3687 — 54097 Nancy).

(9) Éditions du Bélial (57, rue Grande — 77250 Moret-sur-Loing).

(10) Éditions Orion (110, rue d'Offémont — 60150 Le Plessis-Brion).

(11) Citons en particulier les Dix retours vers le futur aux Éditions des Mille et une nuits, les Histoires d'extraterrestres, de robots, de planètes, de voyages dans le temps au Livre de Poche, et plusieurs recueils parus dans Librio.