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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 24-25 les Dossiers X de l'agence Arkham

Keep Watching the Skies! nº 24-25, juin 1997

Sylvie Denis : l'Invité de verre

Francis Valéry : la Mémoire du monde ~ les Messagers de Saumwatu

Roland C. Wagner : le Nombril du monde

romans d'aventures dans l'étrange ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Une fois de plus, Francis Valéry et ses acolytes ont réussi à couler dans un cadre très à la mode leurs passions pour la littérature populaire du passé. Et, pour le lecteur aussi ignorant des modes et macéré dans un passé trop récent pour ne pas être démodé que je suis, ça semble marcher.

La mode ici, c'est tout d'abord un clin d'œil appuyé aux X Files — la quatrième de couverture est chapeautée par un macaron qui annonce "Les dossiers X de l'Agence Arkham" — et c'est aussi la composition de l'équipe de l'agence. La littérature populaire, comme on pouvait en s'en douter depuis le premier volume de la collection "Héros" dirigé par le même Valéry chez le même éditeur, c'est Bob Morane. Mais Bob Morane lui-même, fidèle en cela à la tradition cannibale de la littérature populaire, plongeait ses racines dans le terreau plus ancien des histoires de mondes perdus et de sociétés secrètes du début de notre siècle (même s'il faisait des emprunts au roman d'espionnage ou à la science fiction des années 50).

Donc, on ne sera pas surpris de voir que Salomon Bernstein (alias Paul Sinclair), directeur débonnaire, hédoniste, suprêmement sûr de lui et cultivé de l'Agence Arkham, passe dans ses cheveux une main déformée par la pratique du karaté, alors même que la coiffure qu'il affectionne — la queue de cheval — se prête il faut l'avouer nettement moins au peignage manuel que la “brosse drue” du canon henrivernesien.

Le clin d'œil est apprécié, mais il faut reconnaître qu'il menace de foisonner au-delà de tout contrôle dans le numéro 6 (et deuxième dû à la plume de Valéry, concepteur d'ensemble de la série). Là, on voit non seulement Lucille — compagne de Bernstein, génie de l'électronique, et belle plante de service — passer sa main dans ses longs cheveux blonds, mais l'épidémie frappe aussi un personnage secondaire, le brigadier Chaigne. Certes ce dernier est doté de la brosse drue réglementaire, mais cette inflation du tic ne laisse pas d'inquiéter. Ensorcellement ? Invasion secrète par les extra-terrestres ? Emballement de la vitesse d'écriture ? Il va falloir commander une enquête à l'Agence Arkham…

L'Agence Arkham, c'est donc un quatuor d'enquêteurs de l'étrange : Salomon Bernstein (alias Paul Sinclair, pseudonyme duquel il signe ses livres sur les phénomènes inexpliqués), chef et archive vivante ; Lucille, spécialiste de l'électronique, et plantureuse petite amie dudit chef ; Tom, motard homosexuel et amateur de castagne ; et finalement Yasmine, jeune femme d'origine maghrébine que les autres ont tendance à traiter comme une secrétaire, mais qui sait se défendre.

Voilà pour l'aspect mode : il faut représenter les deux sexes, et minorités ethniques ou d'orientation sexuelle. Valéry le fait avec un mélange d'obligation et de conviction, mais il est beaucoup plus efficace quand il mêle sa propre vie à la pâte du livre.

En effet, l'agence Arkham est implantée à Bordeaux, rue des Ayres, au-dessus d'une librairie que nombre de nos lecteurs doivent connaître au moins de réputation. Salomon préfère cependant sa retraite, le château familial du Blayais où l'attendent son oncle Charles — aussi érudit que lui, gardien de la prodigieuse bibliothèque familiale —, la cuisinière Germaine — qui satisfait son prodigieux appétit — et une petite ménagerie d'animaux familiers.

Dans le premier volume, les membres de l'Agence essaient d'empêcher un gang de voleurs d'œuvres d'art de dérober les cinq statues dites “messagers” de l'île quasi-légendaire de Saumwatu, et dont la réunion aurait des pouvoirs effrayants. Les extra-terrestres sont cachés, naturellement, derrière tout cela, mais ils suivent les règles du genre en restant poliment en arrière-plan. Il faut bien que les autorités puissent défendre la fiction de la vérité officielle !

Ce sont les mêmes extra-terrestres que l'on retrouve jouant un rôle simakien dans la Mémoire du monde, où l'action s'est déplacée des côtes bretonnes à celles de l'île de Ré. Disparition en prologue d'un personnage qui en aurait peut-être appris trop, course-pousuite entre les héros, les représentants d'un mystère réel, et un ou plusieurs groupes de méchants : sont réunis ici tous les ingrédients qui avaient fait le succès de la série Doc Savage.

Le défaut de ces livres tient à leur brièveté ; je ne leur reproche certes pas d'être vite lus, au contraire, cela fait partie du plaisir inhérent à ce type d'ouvrage. Mais plutôt de se terminer au point où ils devraient vraiment commencer, c'est-à-dire qu'après cent pages passées dans le brouillard, on a droit en vingt pages à une conclusion parfois hâtive.

Bien, on se rend compte que, pour les compteurs puissent être remis à zéro (ou presque) pour le volume suivant, chaque roman doive titiller le chaland le plus longtemps possible plutôt que de le plonger au cœur d'un extraordinaire qui devra en conclusion se retirer sur la pointe des pieds du monde que nous connaissons. De ce point de vue, les Messagers de Saumwatu remplit son contrat. Il ne s'y passe pas grand-chose, mais le suspense est au rendez-vous, et surtout il sert à présenter l'Agence Arkham.

La Mémoire du monde n'est pas aussi réussi. Dans un ouvrage de cette sorte, une clause implicite du contrat avec le lecteur est que, quelle que soit l'artificielle complication introduite par l'auteur dans l'intrigue de son roman, elle soit dénouée en fin de course. Or bon nombre de fils de l'intrigue pendouillent encore à l'arrivée de la fatidique page 128. Un trafic de drogue et une secte mystérieuse, il n'y a pas de quoi fouetter un nègre d'Henri Vernes, mais qu'on y rajoute les souvenirs de vacances sur l'île de Ré, des considérations sur les qualités morales de l'humanité, la description de petits déjeuners qui feraient pâlir le Club des Cinq lui-même, et les jalousies mesquines entre les membres de l'Agence, voilà qui charge singulièrement la barque…

À ce sujet, si Francis Valéry se plaint publiquement que son éditeur ait fait remiser définitivement à Salomon Bernstein un katana qui aurait fait par trop “série télé”, on pourrait lui objecter que les chamailleries de ses personnages — tous, homme et femmes, amoureux jaloux dudit Salomon — présentent un petit côté “Feux de l'Amour”.

Ma foi, il faut sans doute y voir un reflet de l'ego surdimensionné de Francis Valéry lui-même, que je ne dois pas être le premier à reconnaître dans la figure auto-satisfaite de Salomon Bernstein — avec le grain d'idéalisation (et d'humour !) qui s'impose. Cet aspect de la série pourra être agaçant pour certains lecteurs — surtout ceux qui pourraient se reconnaître dans d'autres portraits, moins flatteurs. On espère qu'il passera totalement inaperçu de la grande masse du public.

Pour ma part, comme je l'ai déjà laissé entendre, c'est le vécu du livre qui m'a fait craquer ; les passages descriptifs, d'une arrogante inutilité. Juste ce qu'il faut pour que ces livres minces enrobent d'un peu de gras le squelette de l'action. Voici un auteur populaire qui fait vivre Bordeaux, ses trottoirs et ses campagnes environnantes, et qu'importe si la critique parisienne reste hermétique à cela.

On peut supposer (et j'espère) que Valéry n'en restera pas à deux volumes de l'Agence Arkham, et si j'ai un souhait à formuler, c'est qu'il étoffe la description du personnage de Lucille. Il lui prête une adolescence africaine, et on sait bien que l'ancien Empire Français est en ce moment un est des dadas de l'écrivain : il pourra bien un jour nous fournir un mystère qui offre au numéro deux de l'Agence l'occasion de retourner sur son passé, d'affirmer son propre point de vue…

Yasmine, par contre, en dépit (ou à cause ?) de l'attitude condescendante du reste de l'Agence à son égard, se voit accorder un réel développement en tant que personnage dans les deux autres volumes de la série que j'ai lus. Celui dû à Roland Wagner en particulier (et dont le titre montre que notre ami manie désormais l'humour avec maestria, et sans doute plus de finesse que Francis Valéry).

Yasmine est originaire de la banlieue parisienne, un décor taillé sur mesure pour Wagner, dont le roman se déroule tout entier entre Clamart et Meudon (tiens donc). Encore un auteur qui écrit sur ce qu'il connaît, et donne ainsi au roman d'aventures une texture inaccoutumée.

On ne sera donc pas surpris d'apprendre que ce Nombril du monde se déroule dans le milieu des rockers de banlieue, et que son principal personnage, L'Œil, est musicien dans un groupe… de hard rock (il faut bien changer de références de temps en temps) ; enfin, un hard nourri d'années 60, et avec lequel L'Œil entretient une saine distanciation. Ce qui n'est pas le cas des musiciens du groupe de hardcore sataniste qui passe après eux lors d'un tremplin rock, et invoque de réels démons…

L'Œil fait appel à Yasmine, et tous deux se trouvent pris dans une sombre affaire mêlant apparitions et profanations de sépultures. L'ambiance weird science me rappelle les syncrétismes pratiqués par Tardi dans sa série Adèle Blanc Sec — les deux auteurs rendent hommage à la même littérature populaire de la Belle Époque.

L'intrigue est bien menée, et Yasmine a l'occasion de s'expliquer avec son crétin de frère, macho pseudo-islamique. C'est aussi réjouissant que bien intégré dans la trame du roman. Même si le dénouement est, comme d'habitude dans la série, un peu escamoté.

Sylvie Denis, pour sa part, livre à mon sens le livre le plus intéressant des quatre. Ici, ce sont Tom et Yasmine qui tiennent la vedette ; les lieux de l'action sont grosso modo ceux où l'Éducation Nationale a trimballé l'auteur depuis quelques années, autant dire qu'ils ne sont pas toujours vus avec une affection débordante. Nous avons donc droit à un poltergeist dans une verrerie de Cognac et à des morts mystérieuses à Lille, Lyon, et à nouveau en Charente…

Oui, vous allez craindre que la visite de la verrerie dans l'Invité de verre ne fasse pendant à celle de l'île de Ré dans la Mémoire du monde. Que les notes de l'auteur ne ressortent par paquets compacts — on frôle ce danger, mais l'ambiance de cathédrale de l'enfer des fours à verre réussit à transcender les limites de l'exercice. Surtout, Sylvie Denis introduit un personnage décalé et solitaire comme elle en a le secret, cette fois-ci une vieille dame qui est à la fois monstre et victime, quelque chose comme une Carmen Cru qui ne ferait pas rire. Quelqu'un dont nous sentons la souffrance physique, les migraines et les rhumatismes, mais dont les sentiments nous répugnent.

Paradoxalement, Sylvie Denis qui affiche un goût marqué pour la S.-F. en tant qu'éditeur, semble donner ses meilleurs romans dans le domaine de l'horreur psychologique (que l'on me pardonne d'employer une étiquette aussi galvaudée qu'inélégante). Les tronçons du roman qui se rattachent au genre feraient sans doute, s'ils vivaient une existence indépendante, une excellente nouvelle pour Territoires de l'inquiétude, et il est presque dommage de les voir fondus dans le chaudron de l'Agence Arkham. Quoi qu'il en soit, ils pimentent le mélange d'admirable façon.

Je n'ai pour l'instant été déçu par aucun des romans de l'Agence Arkham. Voici des aventures vite lues, bourrées de détails vécus et d'humour. Que demande le peuple ?