KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Neal Stephenson : Anatèm

(Anathem, 2008)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2009

par ailleurs :

J'ai été élevé dans une conception stricte de la Science-Fiction, pour laquelle la nouveauté de la forme doit correspondre à une nouveauté du fond. Je veux dire que si l'on me sert un passage du style : « Le procteur Xuenylom poussa la porte de l'Institut post-défuntoire. Il y avait trente chronons de cela, deux Z'lieffs s'étaient fait trouer la carapace à la porte de Mohar, à quelques centaines de passées l'un de l'autre. “Deux minables, deux escrocs à la petite ventouse qui trafiquaient sur le marché aux tuyères usagées.” lui avait dit le sergent du guet pour toute présentation. », je dirais tout de suite : « Halte-là ! vous me servez du roman policier déguisé en SF à l'aide de vocabulaire fantaisiste, et occasionnellement anachronique. ».(1)

Dans Anatèm, situé sur la planète Arbre (à prononcer à la française, prévient-il — le français est utilisé çà et là à des fins d'exotisme plus ou moins souriant, avec pour pinacle un personnage baptisé “Jules Verne Durand”), Stephenson remplace les téléphones mobiles par des jeejahs, les camions par des drummons, et le Rasoir d'Occam par la Romaine de Gardan (Gardan's Steelyard). Et gratifie son roman de neuf cents pages d'un glossaire qui en compte vingt — on pourra penser que certaines entrées sont superflues, et d'autres humoristiques (j'ai particulièrement goûté sa définition du bullshytt), tandis que certaines éclairent réellement l'originalité de l'univers de son livre (une bonne partie sont dupliquées en divers points stratégiques du roman). Il y a des parallèles parfaitement inutiles, dont voici un exemple : quand on parle en anglais du Théorème de Smith, disons, on dira Smith's Theorem. Toutefois, pour des raisons se perdant dans la nuit des temps, on ne dit pas Pythagoras's Theorem, mais the Pythagorean Theorem. Le même théorème sur Arbre se retrouve baptisé, avec cette étrange construction adjectivale, the Adrakhonic Theorem.

Et quand Stephenson décrit une histoire du monde où la ville-état d'Ethras juge et fait exécuter un brillant philosophe, Thelenes, dont le meilleur élève, Protas, poursuit l'œuvre et élabore la notion de monde des idées ; où trois cents ans après Ethras est absorbée dans l'empire de Baz, qui adopte un peu plus tard une nouvelle religion d'État, avant de succomber au bout de quelques siècles, ne laissant à l'instruction que le refuge des monastères, pour les dix siècles qu'il faudra attendre la Rebirth… pourquoi ne hurlé-je pas au travestissement opportuniste des données historiques connues ?

Parce que c'est un peu plus compliqué que cela. À l'inverse de la tactique de l'uchronie, qui recycle souvent des personnages au nom connu pour leur prêter, dans la trame altérée des événements, une destinée plus ou moins déformée dans des buts comiques ou romanesques, Stephenson récupère les concepts et les situations de notre histoire (événementielle et surtout intellectuelle) et leur donne de nouveaux noms pour avoir la liberté de jouer avec, sans s'imposer l'exactitude et les entraves du discours académique (références, et tutti quanti). J'insiste : c'est plus avec les idées qu'avec les personnes que Stephenson aime jouer. Peu importe la vie personnelle de Platon/Protas, c'est le platonisme qui est le sujet… et qui est affublé d'un nom différent (ses sectateurs, dans Anatèm, sont les Halikaarnians). Un peu comme si le livre s'avançait protégé par un avertissement du style : « Ce livre est une œuvre de fiction. Les sciences et les philosophies qui sont dépeintes dans ce livre ne présentent aucune ressemblance avec des sciences et des philosophies réelles, vivantes ou mortes. » — le tout évidemment hypocrite, évidemment écrit pour éviter les procès. Notre ami Joseph Altairac crierait, tout heureux : « Science-Fiction fiction ! » (et je dirais “ulogie”) et, de fait, comme on le verra plus tard dans le livre, non seulement l'interprétation pluri-univers de la mécanique quantique semble expliquer beaucoup de choses, mais encore les univers parallèles peuvent avoir des lois physiques légèrement différentes les uns des autres.

Je crains d'avoir presque défloré le roman avant même de l'avoir raconté. Posons quelques repères (chose d'autant plus aisée que l'introduction nous fournit une chronologie d'Arbre). Lors de la Chute de l'Empire romain, oups, bazien, se sont créés des monastères (religieux) mais aussi des concents (comparer à l'anglais convent, bien entendu) que l'on pourrait comparer à des congrégations de philosophes et de scientifiques (à vrai dire, à cette époque, il n'y avait pas de distinction), les avout.(2) Les concents ont perduré, ont traversé les Terribles Events (situés à une date comparable à l'an 2000 de notre ère, ils ne sont jamais décrits mais présentent une forte odeur d'apocalypse nucléaire). Indélébiles dans la mémoire d'Arbre, ces événements en constituent l'an Zéro. Et le roman se situe en l'an 3600 (et des poussières). Entre-temps, les pays et les civilisations se sont développés et effondrés selon des cycles aléatoires, mais pour les philosophes cloîtrés, comptent surtout les Sacs : des périodes maudites où le monde extérieur défonce les portes des concents, pour piller et disperser richesses et avout, leurs pensionnaires.

Les trente-six siècles d'histoire postérieurs aux Événements terribles ont vu se dérouler trois Sacs, chacun motivé par la peur que suscitait dans le monde extérieur la puissance devenue trop grande des avout. Et chaque Sac s'est résolu par une sorte de pacte, qui a pour effet l'instauration de règles très strictes sur la technologie dont les avout ont le droit de disposer (interdiction de la génétique recombinante, par exemple). Résultat : les avout, qui sont des maîtres en logique, en mathématiques, en astronomie, n'ont le droit d'utiliser que craie et tableau noir, et de posséder que la Corde, le Rouleau et la Sphère (trois artefacts de newmatter, extensibles et façonnables d'étonnante façon qui représentent — à mes yeux de matheux — les dimensions un, deux et trois, et leur servent respectivement de ceinture, de chasuble et de tabouret). Mais peuvent être utilisées à une multitude d'autres fins. Stephenson passe un certain temps à détailler les savoureux procédés de l'autarcie des concents — j'adore l'idée des arbres génétiquement modifiés pour que leurs feuilles soient directement utilisables comme papier — et leurs règles d'admission… et d'exclusion. Car si les avout se répartissent entre Unitaires, Décennaux, Centenaires et Millénaires — restant cloîtrés respectivement jusqu'à la fin de l'année calendaire, de la décennie, du siècle et du millénaire —, ils peuvent choisir de partir, être chassés, être appelés à l'extérieur pour des missions temporaires… toutes choses qu'il leur plaît de considérer comme exceptionnelles, mais qui se produiront abondamment au cours du livre, épices de l'intrigue.

Car intrigue il y aura : voyages, alpinisme aventureux, secrets dévoilés et premier contact. Nos moines-philosophes vont se retrouver au centre des problèmes posés par l'arrivée de visiteurs orbitaux, et acquérir sur les chapeaux de roue les talents technologiques qui leur manquaient. Le livre n'est pas toujours aussi convaincant quand il s'engage sur ce terrain ; la nature des visiteurs implique en particulier une différence dans la structure atomique même de la matière qui les compose, avec des conséquences pour leur métabolisme qui semblent assez différentes selon qu'il s'agisse de l'alimentation ou de la respiration (l'auteur fournit certes des explications qui me laissent… sur ma faim).

Même si l'intrigue est plus linéaire que dans Cryptonomicon ou le Cycle Baroque [ 1 ] [ 2 ], avec un seul protagoniste que nous suivons de bout en bout, le lecteur de SF primaire que je suis n'a cessé de se réjouir au fil des pages. Arbre est une planète, vaste et complexe — pas assez sans doute en regard de notre Terre : sa langue, par exemple, semble s'être unifiée, ne laissant subsister que la différence entre le Fluccish parlé par les gens du dehors, et l'Orth archaïque pratiqué par les avout. On peut supposer qu'une plus longue évolution historique a raboté les différences (une sorte de gouvernement mondial semble exister, nonobstant les avanies cycliques que connaît la civilisation sur Arbre). D'autres points sont beaucoup moins justifiables, et on sent Stephenson occupé à parodier sans pitié ses contemporains quand il décrit les slines, les baseline, citoyens de base qui ne brillent pas par leur intellect : “The trousers were too long to be shorts and too short to be pants—they hung a hand's breadth below the jersey but still exposed a few inches of chunky calf, plunging into enormous, thickly padded shoes. Headgear was a burnoose blazoned with beverage logos whose loose ends trailed down the back, and dark goggles strapped over that and never removed, even indoors. […] They had also adopted fashion in how they walked […] and how they stood (a pose of exaggerated cool that somehow looked hostile to me).” On est en plein hip-hop !

Si comme moi vous lisez de la SF depuis quelque temps, la vie monastico-scientifique des avout de Stephenson ne pourra vous faire penser qu'à un prédécesseur : Walter M. Miller, Jr. et son Cantique pour Leibowitz. Lui aussi mettait en scène une guerre nucléaire qui détruisait la civilisation, et seuls les monastères permettaient de préserver la connaissance, grâce à la patience des moines copistes. Sauf que Stephenson refait Miller à l'envers. Ses avout disposent d'une technologie en général bien inférieure à celle qui est d'usage courant à l'extérieur. Ils ne copient pas sans comprendre, mais au contraire s'efforcent, par la pratique incessante du dialogue contradictoire, de construire leurs propres théories — tout en disposant d'un grand stock de leçons essentielles mémorisées, les calca. Et surtout, ils sont résolument athées, et se moquent assez souvent de la crédulité religieuse des gens de l'extérieur, alors que les moines de Miller sont catholiques. Un détail montre leur orientation intellectuelle : pour punir un avout, on lui “jette le Livre dessus” (throw the book at him, expression idiomatique dont Stephenson transforme le sens en la prenant au pied de la lettre — vous vous souvenez que la SF procède par littéralisation du langage naturel ?). La pénitence consiste à apprendre par cœur des chapitres d'un ouvrage qui a été conçu à dessein pour être (subtilement) faux et incohérent. La souffrance mentale produite par ce traitement est insupportable à un authentique avout.

Quand on creuse un peu Anatèm, on se rend compte que l'isolation monastique des avout est toute relative ; il y a toute une classe de techniciens invisibles, les Ita(3), qui entretiennent l'infrastructure technologique des concents, ou du moins le peu qu'il y en a. Et les échanges d'information avec les Pouvoirs séculiers, que ce soit par le biais de stages d'un an dans les enceintes, ou de contacts plus discrets, sont beaucoup plus fréquents que ce qu'on pourrait croire.

 

Sur notre Terre, l'institution ecclésiastique a, au cours du Moyen Âge, donné naissance à l'université (qui des clercs a hérité bon nombre de travers). Sur Arbre, la proverbiale Tour d'Ivoire des chercheurs a trouvé une matérialisation monastique. Un des premiers livres de Stephenson, Panique à l'université !, donnait une vision fantasmagorique d'une université imaginaire ; j'ai l'impression qu'il retrouve ici un peu de ce terrain, avec en particulier (au début du roman) des jeux politiques monastiques qui reflètent les dilemmes des jeux politiques universitaires : une partie des personnages choisissent de se sacrifier, en faisant un choix de carrière qui les mènera à des fonctions de direction au sein des concents, pour protéger certains de leurs autres camarades, qui pourront ainsi mener leurs recherches en toute liberté.

Ce qui nous renvoie tout droit à la question qui préoccupe le plus les personnages du livre, et sans aucun doute leur auteur : les idées, et en particulier les concepts mathématiques, sont des combinaisons de symboles qui relèvent entièrement d'une création par l'esprit humain, ou représentent-ils une réalité extérieure, pré-existante, que l'esprit humain est capable de percevoir ? On sait que les mathématiciens (mes confrères) sont prompts à accepter la première explication, à la logique rassurante ; mais que quand, dans le cadre de leur travail, ils sont confrontés à un problème et doivent construire une démonstration, ils se comportent exactement selon la deuxième théorie. Qui pose, évidemment, le problème de la relation entre l'esprit et la matière. Autant — et peut-être plus — que dans Cryptonomicon, Stephenson nourrit son propos d'exemples mathématiques, au point de renvoyer certaines démonstrations (pourtant simples et expliquées avec le moins possible de technique) dans les annexes de son livre. Toutefois, il va moins loin dans cette direction que Rudy Rucker, qui n'hésitait pas à passer en vitesse sur les arguments pour plonger ses personnages dans une matérialisation psychédélique des questions épistémologiques sous-jacentes à ses livres. Stephenson préfère labourer profond, avec le mélange d'érudition maniaque et d'humour qui lui est coutumier — je ne peux que recommander d'aller regarder les commentaires et explications affichées sur son site. Stephenson a ses lecteurs convaincus, dont je suis, et que j'ai déjà ici prêchés plus que de raison. Les autres peuvent le découvrir avec ce livre aussi long, mais plus domesticable que Cryptonomicon. Et on appréciera que Stephenson ait laissé de côté sa fascination pour la monnaie (très présente dans Cryptonomicon et le Cycle Baroque [ 1 ] [ 2 ]) et soit passé à l'économie du réel. On y gagne… au change.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 64, novembre 2009


  1. C'est exactement l'abomination à laquelle je me suis livré, à l'aide de phrases tirées d'un roman noir français récent.
  2. C'est un nom collectif, qui peut désigner autant un individu que l'ensemble, et ne se met pas au pluriel.
  3. Ceux d'entre nous qui sont familiers des sigles en usage dans les structures de recherche française doivent se plier de rire.

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