KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Valerio Evangelisti : l'Évangile selon Eymerich

(Rex tremendæ maiestatis, 2010)

roman de Science-Fiction et de Fantasy

chronique par Pascal J. Thomas, 2017

par ailleurs :

Pour commencer, et parce que c'est quelque chose que j'oublie à l'occasion : ce roman a déjà été chroniqué par Éric Vial en février 2016. Vous pouvez vous reporter à son article toutes affaires cessantes, et cesser donc entre autres de lire celui-ci. Vous y ajouterez une réponse au souhait exprimé par notre collaborateur en conclusion de sa chronique : en mai 2017 est sorti un nouveau (et onzième) volume de la série, sous le titre d'Eymerich ressuscité. Dont nous risquons de vous parler d'ici quelque temps.

Mais si vous vous entêtez : nous sommes en 1371, et Nicolas Eymerich a dépassé depuis peu le cap de la cinquantaine. Ses articulations commencent à le faire souffrir, et il se demande s'il est bien raisonnable de continuer à s'engager dans des enquêtes qui demandent en général une certaine dose de prouesses athlétiques — prouesses dont il ne se sent plus capable. Par contre, il n'a rien perdu de sa légendaire amabilité. Le voici par exemple, page 385 de l'édition italienne chez Arnaldo Mondadori, expédiant ad patres, en le précipitant du haut de la muraille d'une forteresse, un confrère possédé par des forces démoniaques. “È la seconda volta che lo uccido […]. Speriamo que sia quella definitiva. Non ci spero troppo. Dubito che il demonio voglia trattenere con sé un servitore così inetto.” — magnifique épitaphe !(1)

Revenons à nos ouailles. Nous sommes donc à Esplugues de Llobregat, dans les environs de Barcelone, et les sœurs du couvent de Notre Dame du Mont Sion sont bien embêtées : le prisonnier confié à leur garde, l'hérétique Ramón de Tàrrega, vient de se suicider. Pire encore, son cadavre adopte des traits monstrueux, et disparaît peu après. Eymerich ne sait que faire, à part se plaindre de l'incompétence de ses consœurs et des femmes dans leur ensemble. Mais voici que le roi d'Aragon, Pere el Cerimoniós [Pierre le Cérémonieux], l'envoie en mission en Sicile, terre qu'il dispute aux Anjou par vassaux interposés, et où se déroulent des phénomènes qui dépassent l'entendement. Nous nous doutons que pour autant, Eymerich ne se débarrassera pas aussi facilement du maudit Ramón.

Après une escale en Sardaigne qui lui accole Eleonora, une compagne de voyage aux surprenantes transformations, Eymerich débarque à Palerme, prend contact avec l'inquisiteur en chef de Sicile, Simone del Pozzo, bravache en paroles et peu efficace sur le terrain, et les chefs de la noblesse locale, vénaux, et d'un cynisme à effrayer leurs successeurs, les parrains de notre contemporaine Mafia. L'intérieur de l'île est terrorisé par des géants cannibales, les Lestrigons, qui sont comme semés par des disques lumineux venus du ciel. Eymerich va devoir passer un certain temps pour remettre de l'ordre dans une gamme d'horreurs d'origines variées (et pas toujours surnaturelles), conjurer des hallucinations au moyen d'exorcismes bien sentis, et arbitrer les sanglantes querelles entre les différents partis des nobliaux siciliens. Il y réussira, bien entendu, se révélant au passage un diplomate rugueux mais efficace.

D'un point de vue dramatique, ce roman, qui se permet quelques clins d'œil à Cherudek [ 1 ] [ 2 ], situé en 1360 (et paru en 1997), prend la suite du Château d'Eymerich, paru en 2001 — ça semble lointain — mais chroniquant des événements survenus en 1369, seulement deux ans auparavant dans la vie de l'inquisiteur. On retrouvera notamment Ramón de Tàrrega, mais aussi et surtout Myriam, qui fascine Eymerich bien plus qu'il ne faudrait.

Point commun entre les deux : ils sont juifs, d'origine au moins. Comme dans le Château…, Eymerich, qui professe une sainte horreur pour le judaïsme, va passer une bonne partie de son temps à étudier des textes cabalistiques.(2) Circonstance aggravante : son assistant le plus proche au cours de cette aventure ne sera pas Pedro Bagueny (malgré une brève apparition au début du roman) mais un jeune juif sicilien, Nessim Ficiri, qui sera le seul à vraiment comprendre les théories exposées par le Dominicain, au point de se couler dans le rôle de fils spirituel.

Comme Éric Vial l'a noté jadis (pour Cherudek, par exemple), on trouve chez Eymerich — le cycle plus que le personnage — une fascination pour la réunification des principes masculins et féminins. Dont la réalisation se rapproche ici, plus que jamais. L'autre acolyte notable de Nicolas Eymerich est ici Eleonora d'Arborea, improbable Mata-Hari médiévale sarde. Hormis Nessim et Eleonora, et cet ennemi invisible qu'est Ramón, nul n'est intellectuellement à la hauteur de notre inquisiteur.

En fin de compte, Eymerich se mesure surtout à lui-même — le titre d'un des derniers chapitres, "Eymerich contre Eymerich", est révélateur à cet égard. Eymerich, fer de lance de la foi, doute de lui autant que des autres.

 

Il s'inscrit aussi dans l'arc de sa vie. L'édition que je l'ai lue porte en couverture la silhouette de la Faucheuse encadrée par un cartouche portant les mots mors vita répétés en frise ; et en quatrième de couverture un portrait que l'on suppose être celui de l'auteur enfant. De la même manière, le roman évoque la mort d'Eymerich — tout en soulignant qu'elle n'adviendra qu'en 1399. Le titre lui-même est un extrait du Dies iræ, chant qui évoque le jugement dernier.(3) Il n'est toutefois pas clair si Nicolas est juge ou jugé, tant il semble souvent être lui-même ce Roi terrible, à l'envergure de démiurge (comme il était San Malvasio dans Cherudek).

À l'autre bout de l'arc biographique, le roman évoque, avec plus de détails, l'enfance de son protagoniste à Girona [Gérone]. Le petit Nicolas, couvé par sa mère célibataire, torture les insectes — on s'y attend —, mais joue aussi à la poupée en secret, avant de devenir, dès ses années de noviciat, un garçon haï et craint par ceux de son âge. Ces passages sont parmi les plus mémorables du roman, et servent aussi à nous rappeler que la communauté juive de Gérone était une des plus importantes de Catalogne (le call de Gérone est aujourd'hui lieu de mémoire et de tourisme, autant que la célébrissime cathédrale qui le domine).

Signalons enfin que, figure obligée de la série, le futur s'immisce dans le passé, et vice versa, et que quelques scènes se déroulent sur la Lune, dans un lointain futur. Comme toujours, le pouvoir y est insondablement criminel, et la révolte violente et aveugle. La Terre future, ravagée, est encore habitée par une société qui est vaguement calquée sur celle des Clans de la lune Alphane (1964) de Philip K. Dick. Peu importe finalement, comme toujours dans la série les passages futuristes sont les plus faibles, et ce sont les intrusions du futur dans le Moyen-Âge qui sont intéressantes. Comme les liens épars, mais toujours significatifs, qui sont tissés entre les trois fils narratifs du roman — même si l'essentiel du texte est consacré au séjour sicilien de Nicolas Eymerich.

Le volume de la série auquel le présent opus est le plus comparable est sans doute Mater terribilis — qui en est aussi, à mon goût, le meilleur avec Cherudek. Celui-ci est-il aussi frappant ? Il s'en approche, mais on aurait pu se passer de certaines longueurs, notamment pendant les péripéties siciliennes. Toutefois, un roman qui est aussi un roman d'enquête se doit d'accumuler quelques fausses pistes à l'attention de ses lecteurs. Et Evangelisti écrit fort bien aujourd'hui — l'évolution est notable en vingt ans —, et Rex tremendæ maiestatis bien plus substantiel et passionnant que la Lumière d'Orion [ 1 ] [ 2 ] (publié en 2007 et qui se déroule en 1366). Bref, on n'en fera pas une porte d'entrée dans l'univers d'Evangelisti, mais quiconque a apprécié un des autres volumes de la série se doit de lire celui-ci.


  1. Mes aimables web-éditeurs me font remarquer que je devrais traduire les citations qui ne sont pas en français. Malgré la conjecturale inutilité de l'exercice concernant une autre langue latine, je m'exécute : « C'est la deuxième fois que je le tue […]. Espérons que celle-ci soit définitive. N'espérons pas trop. Je doute que le démon veuille retenir auprès de lui un serviteur aussi inepte. ».
  2. Et pas du tout les Évangiles, en dépit du titre incompréhensible de l'édition française.
  3. Voici la strophe entière : “Rex tremendæ majestatis / Qui salvandos salvas gratis / Salva me, fons pietatis.”. Ou, pour ceux qui connaissent le latin aussi peu que l'italien : « Roi à la terrible majesté / Qui sauve gracieusement ceux qui doivent être sauvés / Sauve-moi, par pitié. ».

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